Son cœur mis à nu - l’impossible biographie de Michel Foucault
Il m’a fallu un peu de temps avant de déceler le piège que comportait l’invitation qui m’a été adressée par Stéphane Nadaud à venir parler ici autour d’un énoncé en apparence excitant, voire sulfureux – « Foucault et le sexe ». Un piège qu’il aura bien fallu s’efforcer de déjouer, une fois détecté… En quoi consiste ce piège, cela s’énonce aisément : soit il s’agit de présenter un exposé académique sur ce que Foucault a élaboré au fil de son Histoire de la sexualité inachevée, un genre d’exercice auquel je m’efforce de me soustraire autant que je le peux (vous êtes, ici, assez grands pour lire les livres par vous-mêmes et en faire votre profit, non moins que moi) ; soit il s’agit de faire vibrer la corde de l’ « existentiel » en tentant d’entrelacer vie et œuvre, de faire apparaître de supposées « contaminations » de l’œuvre par la vie, la vie personnelle, envisagée sous son angle à la fois le plus intime, le plus dérobé et donc le plus affriolant, pour le chercheur, la vie personnelle sous l’angle du sexe – si ce n’est, directement, la « vie sexuelle ». Or, il se trouve que cette seconde option, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, m’est apparue encore plus triste et rebutante que la première, tant j’en réprouve les prémisses, disons, théoriques, et, davantage encore, peut-être, tant je ne parviens à y associer aucun désir – désir de voir, de savoir, de me faire enquêteur dans cette direction.
Il me fallait donc trouver un moyen de ne pas saisir ces deux perches qui m’étaient tendues et tenter d’imaginer un moyen de dégagement… Plus facile à dire qu’à faire. J’étais dans cet embarras lorsque m’est revenu en mémoire un livre au vague parfum de scandale, en France du moins, et que j’avais durablement négligé de lire pour cette raison même – la biographie de Foucault publiée au début des années 1990 par un universitaire états-unien, James Miller et intitulée, tout un programme, The Passion of Michel Foucault. Je me suis donc dit, au vu de la « mauvaise réputation » de ce livre, qu’il pourrait constituer un bon truchement pour détourner la commande qui m’était adressée et j’ai donc entrepris de la lire avec soin, dans sa version originale, en anglais – puisqu’il semblerait que la version française publiée par les Editions Plon soit quelque peu caviardée, à la demande des héritiers de Foucault. C’est donc de ce livre que je vais vous parler, espérant que ce sera une façon utile de traiter « de biais » le sujet que les organisateurs du séminaire ont annoncé.
C’est un livre qui a donné lieu à des manifestations de rejet et d’exécration comme il arrive assez assez rarement dans la réception, en France, d’ouvrages ayant pour objet, au sens large, la philosophie. Voici par exemple ce qu’en dit Didier Eribon, le premier biographe de Foucault, et le seul Français parmi ceux-ci , dans Foucault et ses contemporains (1994), un livre écrit, pour une bonne part, contre James Miller, dans le but d’allumer un contre-feu à la publication annoncée, en français, de La passion Foucault (titre français, encore plus choc que le titre anglais) : « Je fus frappé de stupeur quand il me fut donné de le [le livre de Miller] lire. Tout le parcours intellectuel de Foucault y était expliqué par son goût prononcé pour ‘l’expérience-limite’, toute sa pensée décryptée comme une ‘allégorie autobiographique’ où s’exprimeraient, par delà les masques d’une prose virtuose, les pulsions du sado-masochisme et la fascination de la mort. La vie de Foucault, son œuvre, ses livres, ses engagements politiques s’y trouvaient nimbés d’une lumière crépusculaire, zébrée par les éclairs intermittents de la folie ; la quête suicidaire inlassablement poursuivie s’achevant dans la terrible apothéose finale - le sida – dont Miller ose même se demander si elle n’était pas ‘délibérément choisie’ ».
Tout au long de Foucault et ses contemporains, Eribon donne libre cours à une constante indignation face à l’ouvrage de Miller à propos duquel toutes sortes de griefs majeurs sont énoncés : celui de mettre en place un dispositif réductionniste et sommaire, en « expliquant », en quelque sorte, tout le parcours intellectuel de Foucault par la vie tragique et sombre de sa vie, il l’accuse de dissoudre toute la dimension philosophique de l’œuvre dans les aspects les plus sulfureux de la biographie, lui reproche d’accumuler les contresens sur les textes, celui de pratiquer les associations les plus scandaleuses entre le motif de l’homosexualité, le sado-masochisme, la folie, l’instinct de mort, le suicide et même le nazisme, il l’accuse aussi celui d’apporter de l’eau au moulin d’une tentative destinée à discréditer les « French Theories » dans le monde intellectuel nord-américain, etc. Bref, statue Eribon, « le livre de Miller est un roman, une fiction échevelée, une mythologie du héros négatif, rencontrant spontanément le goût américain [je souligne] pour les grandes fresques biographiques fondées sur la psychologie, le pathos, le drame, le sexe, le bruit et la fureur ».
La philippique d’Eribon donne le ton de la réception française du livre de Miller qui a fait l’objet d’une sorte de fatwa de la part des milieux foucaldiens, toutes tendances confondues, d’un quasi-boycott, assorti de menaces de poursuites judiciaires. On constate là un phénomène pas très courant, plutôt extraordinaire, même, assez violent, qui, par une sorte de contre-effet automatique, suscite, a posteriori, la curiosité du chercheur : qu’est-ce que le livre de Miller peut receler de si explosif ou scandaleux pour susciter une telle ire et de tels rites d’excommunication ? Rappelons en passant, mais David Halperin est mieux placé que moi pour en parler, que, dans le monde anglo-saxon, le livre de Miller a fait l’objet, au contraire, d’une réception très contrastée mais, dans l’ensemble, plutôt favorable : David l’a détesté, il s’est longuement expliqué à ce propos dans un long chapitre de son livre Saint Foucault, mais d’autres, et pas des moindres, l’ont soutenu et salué – Edward Said entre autres.
Plusieurs choses me gênent dans la volée de bois vert qu’Eribon administre à Miller. D’abord, cette position de juge et partie qu’il occupe, en tant qu’auteur de ce qu’il considère tout naturellement comme la biographie de référence de Foucault, et qui, à ce titre, ne semble guère porté à tolérer la concurrence (il descend expéditivement, dans une note de bas de page du même livre, la troisième biographie de Foucault, celle de David Macey, accusé, lui, de l’avoir démarqué). Deuxièmement, la légitimité dont il tente de se parer (les choses ne sont pas tout à fait aussi simples, les initiés le savent) en tant qu’auteur de la seule biographie autorisée de Foucault, c’est-à-dire celle qui, tout en présentant toutes les garanties de « scientificité », pourrait se prévaloir de l’accord sur le fond des proches, famille, amis, etc. – la position « vertueuse » de celui qui serait l’auteur d’une biographie « responsable » et correcte », par opposition à la fantaisie gore livrée par Miller. Donc, nécessairement, un travail qui, dans ses prémisses théoriques, occuperait une position équilibrée : qui serait avant tout une description de la place occupée par Foucault dans le panorama intellectuel et culturel français des années pendant lesquelles il est au premier plan, donc un tableau qui accorde toute sa place à la dimension proprement théorique de l’œuvre, mais tout en prenant en compte ce qu’Eribon appelle « la place déterminante » de l’homosexualité dans ce complexe de la vie et du travail philosophique de Foucault. Mais précisément, cette quête d’une position moyenne est, en l’occurrence, davantage un gage de vertu, de prudence, de pudeur, dit Halperin, que de qualité et l’originalité. Et enfin, ce qui me déplaît, dans le procès intenté par Eribon à Miller, c’est sa tonalité vaguement patriotique : une défense et illustration d’une vache sacrée de la philosophie et de l’intelligence française maltraitée à mal par un balourd d’Outre-Atlantique, incapable par définition de se tenir à la hauteur de son sujet.
Le problème avec l’attaque au lance-flamme lancée par Eribon contre le livre de Miller est que, manquant singulièrement d’humour et animé par un solide instinct de propriétaire en relation avec son objet, il ne perçoit pas combien est exposée au ridicule, en l’occurrence, sa position de gardien du Temple – et quel Temple ! David Halperin, du moins, lorsqu’il mobilise les ressources de l’hagiographie, pour parler de Foucault - Saint-Foucault - y met une certaine dose d’humour et même une dose certaine – enfin, j’espère, il nous dira lui-même comment il voit cette question.
Venons-en enfin au livre de Miller lui-même. C’est un objet assez étrange, dont l’auteur hésite constamment entre la position du chercheur, de l’universitaire, et celle du journaliste d’investigation. C’est un essai biographique qui se veut terriblement sérieux, jusqu’à une espèce de gravité ampoulée, dans certains passages mélodramatiques, mais c’est en vérité, et bien plus souvent que ne le voudrait son auteur, un objet joyeux, déjanté, involontairement comique du fait même de l’écart qui s’y creuse entre le cœur que l’auteur met à l’ouvrage, l’ambition de sa recherche, la grandiloquence de son écriture et la somme des platitudes, des pataquès et des sottises qui s’y donnent libre cours. Donc un livre souvent drôle et même très drôle, avec son côté grand guignol involontaire – et c’est précisément cela qu’Eribon ne supporte pas, du fait de cette approche infiniment révérencieuse du grand homme qui le porte à brandir le genre de pancarte qu’il brandit face à Miller – « Noli tangere heroem nostrum ! – une posture que je trouve non moins grotesque que celle de l’éléphant barbare dans le magasin de porcelaine incarnée par Miller. Le projet de Miller, en effet, est, dans son fondement même, assez baroque : il s’agirait, comme il n’annonce d’emblée, puis le répète dans son avant-propos à l’édition française de 1995, d’écrire une biographie qui ne serait pas une biographie au sens courant du terme, mais plutôt une plongée dans l’ « imaginaire » de Foucault, en décrivant l’effort incessant du philosophe pour conformer sa vie à l’injonction nietzschéenne d’avoir à « devenir ce que l’on est » et aussi à « conformer sa vie à la rigueur de sa pensée ». Or, bien sûr, l’imaginaire de Foucault sent le soufre et le diable, étant tout entier agencé sur des notions telles que « folie, mort, crime, sexualité ». Il va donc s’agir de considérer la vie de notre personnage, dans ses différents épisodes et circonstances, mais aussi bien l’œuvre, le travail philosophique, comme des surfaces d’inscription et de réfraction de ce terrible imaginaire tout entier possédé, selon Miller, par une inextinguible passion pour la mort, un goût pour l’extrême se manifestant par le culte du crime et du sexe dans ses manifestations pratiques et ses expressions fantasmatiques les plus déjantées (le S/M notamment). En ce sens, Eribon, avec Halperin, n’a pas tout à fait tort de considérer que Miller glisse assez distinctement du côté de la fiction, c’est-à-dire écrit une sorte de roman policier dans lequel il joue lui-même le rôle du détective ou bien, si l’on veut recourir à des références plus classiques, une sorte de tale of terror, de conte d’horreur dans la tradition d’un certain romantisme noir anglais. En revanche, ce que je ne partage pas du tout avec Eribon, pour ce qui est de l’évaluation de ce projet bizarre, c’est la réaction scandalisée et moralisante du critique accrédité, de l’adhérent dûment enregistré de la respectable Société des Amis de Michel Foucault… Tout au contraire, il me semble que Foucault est un personnage suffisamment insaisissable (Dumézil), multiple, imprévisible, secret, travaillant inlassablement à brouiller les pistes de sa vie et de son « œuvre » pour que, mort, il se trouve pleinement et je dirais presque justement exposé au risque de ce genre d’entreprise due à cette sorte de Dr Foldingue de la foucaldologie… Une entreprise dont on ne voit guère comment, dans son caractère fantaisiste même, elle pourrait nuire à son renom… Pour le reste, s’il s’agit d’une question d’honorabilité, alors disons-le tout net, c’est Miller qui a raison : Foucault n’a jamais cherché à être honorable, ni à passer pour tel, c’est bien le moins que l’on puisse dire, et il penche davantage du côté de ceux qu’il appelle les « hommes infâmes » que de la bourgeoisie gay qui lit Le Nouvel Observateur où Eribon publie ses critiques bien peignées sur papier glacé.
Ce n’est pas un des moindres charmes du livre de Miller qu’il soit, dans ses présupposés mêmes, pétri des plus criantes contradictions. Se présentant comme la tentative de reconstitution non pas tant d’un parcours de vie ou d’une œuvre que d’une psyché uncanny (un mot qui revient sans cesse dans le texte - Unheimlich) , il octroie les plus grandes libertés à l’interprétation, à la collecte des supposés symptômes et indices « emblématiques » de toutes sortes ; Miller est un chasseur prompt à détecter toutes les traces susceptibles de confirmer la présence du type de gibier énergumène qu’il s’emploie à traquer. Mais, d’une autre côté, lorsqu’il se voit reprocher de tomber dans le subjectivisme, de produire lui-même les indices dont il a besoin pour sa « démonstration », il se récrie et nous fait une grosse crise de positivisme : des faits, rien que des faits, dit-il, « même les critiques les plus virulents n’ont pu infirmer les faits essentiels de mon récit » ! Ou bien encore : la vérité, rien que la vérité, toute la vérité : « Above all, I have tried to tell the truth ». Le passage constant d’une position à l’autre conduit, parfois, à de mémorables dérapages, dont j’aimerais donner ici un exemple qui, je m’espère, permettra de mesurer l’ampleur du désastre : vers la fin de son livre, au chapitre 10, Miller rapporte une conversation que Foucault aurait eue avec un de ses collègues de Berkeley, conversation portant sur la vie et la mort, suite à un petit accident de santé que vient d’avoir Foucault. Cet échange un peu grave s’achève sur cette sentence, où perce un trait d’ironie typiquement foucaldienne : « Mourir pour l’amour des garçons [donc du sida] : que pourrait-il y avoir de plus beau ? ». De cette phrase, placée entre guillemets, on peut aisément imaginer tout le parti que tire Miller : noces de la mort et du sexe, usage des plaisirs et souci de soi – bref, tout le dernier Foucault et même, si l’on suit la thèse simplette de notre auteur, tout le Foucault immémorial, concentrés en une seule phrase ! C’est dire si son authenticité, son trait irrécusable (un témoin en atteste la vérité) prennent ici tout leur prix ! Et puis, dans son avant-propos à l’édition française du livre, Miller revient sur cette phrase. Et voici ce qu’il en dit : « Admettons pour les besoins de la démonstration (sic !) que cette phrase soit exacte, que Foucault ait bien dit les mots que je lui attribue [c’est moi qui souligne]… » Et, quelques lignes plus loin, le même énoncé est qualifié, cette fois, de « boutade ». On identifie là, dans le grand écart qui s’opère entre les deux passages évoqués, toute l’inconséquence d’un régime d’écriture qui, sans cesse, oscille entre des normes universitaires et des codes journalistiques, des licences « poétiques » et des prétentions à l’autorité du texte savant. C’est ce caractère indiscernable du livre, non-identifiable à un genre unique, qui lui conférera, selon les uns son caractère insupportable et selon les autres son charme burlesque.
Reprenons. Au départ, il y aurait quelque chose comme une question de droit : on ne voit pas ce qui pourrait, en droit, s’opposer à ce qu’une sorte d’amateur ne doutant de rien s’empare de la biographie d’un philosophe contemporain (que celui-ci ait cultivé sa respectabilité ou bien, au contraire son infamie) pour en faire son terrain de jeu, son laboratoire et y donner libre cours à sa fantaisie. Les philosophes, pas davantage que les rois d’antan, les saints ou les héros nationaux ne sont, dans nos sociétés libérales et éclairées, en principe, des vaches sacrées. Et, après tout, chacun reste libre, lisant ou parcourant le livre à sensation de James Miller, de se convaincre ou non, de ce que la description du supplice de Damiens, au début de Surveiller et punir, manifeste avant tout et pour l’essentiel (puisque telle est la thèse burlesque de Miller) la fascination de Foucault pour la torture, le crime, la mort violente. Donc, en ce sens, le ton de réprobation morale qui a accompagné, en France, la réception ou plutôt la non-réception du livre de Miller me paraît, pour le moins déplacé et, même, suspect. Sur ce point, une fois encore, Miller a raison : si Foucault avait tenu à établir, en relation avec son œuvre et comme pour en asseoir l’autorité, sa respectabilité, il n’aurait pas passé une bonne partie de son temps, notamment à partir du début des années 1970, à défendre des causes « indéfendables » (celle des taulards « irrécupérables », des mollah iraniens en révolution, des usagers des saunas californiens, il ne se serait pas affiché avec les pédés, voire les folles du Gai-Pied, etc.), il aurait hésité avant affirmer la grandeur des Massacres de Septembre 1792 et de polir des énoncés-chocs du genre « la torture, c’est la Raison »… Accorder cette pleine liberté à Miller de prendre, en somme, Foucault à son propre jeu, d’en faire le matériau d’une expérimentation littéraire pour le moins inattendue me paraît être la condition préalable pour pouvoir qualifier tout aussi librement le grotesque de son entreprise. Mais grotesque, du moins, est une catégorie de l’esthétique, pas de la morale, ni de la pudibonderie.
Tout le livre de Miller est construit sur une sorte de glissement fatal : de l’idée, empruntée au fonds inépuisable de la sagesse antique, selon laquelle la philosophie est mode de vie, conduite d’existence autant et davantage qu’élaboration de théories ou mise en forme de discours et d’idées à la conviction que la vérité intime d’un philosophe, voire son secret constitutif se détectent au plus intime de « sa vie », c’est-à-dire de sa constitution intime, des penchants et des actions qui en découlent. Cette sorte de vérité molle, irrécusable dans sa mollesse même, selon laquelle les « idées » d’un philosophe se manifestent non moins dans la façon dont il agence le cours de sa vie que dans ses écrits va constituer le soubassement vicié de la machine interprétative mise en place par Miller : celle qui permet de ne s’intéresser aux textes, tous les textes, les livres comme les articles ou les déclarations de circonstances, que comme des « signes de vie », c’est-à-dire des réserves de signes et de symptômes, d’indices et de traces, où il suffit d’aller puiser pour rassembler les éléments utiles à l’élucidation du « mystère » de l’homme et à l’identification de l’excitante singularité de son « daimon ». Ainsi, son Histoire de la folie devient « a dithyramb in praise of folly », c’est-à-dire un livre qui ne serait au fond jamais qu’une sorte d’autobiographie déguisée, une façon pour Foucault de se colleter avec sa propre folie ; par ailleurs, la folie n’étant jamais qu’une espèce de « petite mort », de mort sociale ou morale, Foucault, se passionnant pour la folie, trahit son obsession de la mort ; de la même façon, chaque fois que Foucault manifeste son intérêt pour Sade, ne peut, à titre personnel, qu’endosser la fantasmatique sadienne et exposer involontairement ses propres pulsions sadiques ; chaque fois qu’il travaille avec Nietzsche, il endosse la supposée question des questions nietzschéenne, répétée en boucle dans le livre : « How did I become what I am, and why do I suffer so from what I am ? » Cette herméneutique de bazar consistant à tenter à tout prix de débusquer dans n’importe quel texte des indices mettant le détective sur la voie de la scène primitive, première et essentielle où se donne à lire le secret primordial d’une personnalité (un peu dans le style du fameux « Rosebud » de Citizen Kane…) exerce ses droits sur un mode qui, parfois, devient carrément délirant : lorsque, par exemple, mobilisant un texte où Foucault évoque l’ordalie, dans une réflexion sur les régimes de vérité, Miller triomphe : vous voyez bien, toujours cette même passion de notre auteur pour la torture, les expériences-limites, etc. Ordalie médiévale, saunas californiens des années 1980, même cause, même combat. Dès lors, le procédé mis en place par notre enquêteur (ce livre est tout entier inclus dans le grand paradigme de la « connaissance indiciaire » décrit par Carlo Ginzburg, dans son classique Mythes, emblèmes, traces) devient d’une monotonie déprimante : il est celui d’un montage de citations choisies en fonction de leur valeur symptomatique, d’anecdotes, également révélatrices, destiné à nous conduire vers le terme de la construction – là où deux tableaux conjoints nous dévoilent le mystère quintessentiel de l’homme : celui de la mort, celui des scènes d’enfance où se forment les plis d’une vie psychique habitée d’obsessions et de fantasmes, de la névrose personnelle carabinée. De ce point de vue, plus qu’au roman, l’essai de Miller s’apparente au cinéma, il est une sorte de « film » de papier, tout tenant à cet art du montage qui créé des impressions de continuité, là où se présentent des hétérogénéités fondamentales. Mon grand regret, d’ailleurs, est qu’il ne se soit pas encore trouvé un film-maker hollywoodien assez audacieux pour porter à l’écran une adaptation de cette singulière Passion… Un seul exemple du caractère « cinématographique » de ce livre : un jour, vers la fin des années 1970, Foucault est renversé par une voiture, près de chez lui, dans le XIV° arrondissement. Evoquant cet accident, fatalement promue comme « expérience » par Miller, Foucault dit qu’il s’est vu mourir et qu’il lui est apparu alors non seulement que la mort n’était rien qui doive s’associer à la crainte mais même qu’elle pouvait, en tant que « limite d’au-delà de toutes les limites », se relater à un certain plaisir. Et Foucault, commentant cet incident avec l’ironie qui lui était coutumière, dit : c’est un de mes meilleurs souvenirs. Et disant cela, d’ailleurs, il ne fait que paraphraser Rousseau relatant un incident semblable survenu en son jeune âge, dans Les rêveries du promeneur solitaire. Eh bien, Miller ne va pas se contenter, comme on l’imagine, de souligner et surligner d’un trait épais toutes ces phrases incidentes pour en faire autant de manifestations éclatantes d’une fascination morbide pour la mort ; il va aller plus loin en enchaînant directement sur les « reportages d’idées » que Foucault entreprend, à la même époque, en Iran, lors de la chute du régime du Shah, pour le compte d’un journal italien ; et comme, dans ces articles, Foucault met en relief l’esprit de sacrifice de la population iranienne qui affronte les chars et les mitrailleuses à mains nues, évoquant cette radicale absence de peur de la mort qui se manifeste à l’occasion des rassemblements gigantesques destinés à célébrer les martyrs du soulèvement - alors une ligne de continuité va pouvoir être tracée entre ces deux séquences totalement hétérogènes, une continuité arbitrairement établie, placée sous le signe, toujours le même, de cette pulsion de mort débordante et obsessionnelle qui est censée éclairer le tout sur le tout de la vie et l’œuvre de Foucault. Ce n’est plus de l’interprétation, c’est de la dissection à la hache… L’avantage de cette méthode, c’est qu’au bout du compte, à la fin, à la dernière page du livre, comme dans les bons romans policiers, tout s’explique, tout se tient, aucun détail ne demeure in-signifiant et obscur. On se demandait bien, par exemple, pourquoi le jeune Foucault, normalien, se lacère un jour, ou plutôt une nuit, le torse avec un rasoir ; on se disait tout bêtement que cela devait avoir un rapport avec sa difficulté à vivre son homosexualité, dans ces années d’après-guerre, avec la fragilité psychique… dérisoires explications ! Il faut attendre les dernières pages de l’essai et le rappel des « révélations » d’Hervé Guibert pour accéder au « terrible diorama » qui livre la clé de l’énigme : un jour, enfant, Paul-Michel, fut contraint par son chirurgien de père à assister à une amputation – d’où traumatisme incurable, horreur et fascination morbide exercée par les instruments tranchants, fantasme de castration, etc., etc. Je n’exagère pas, tout ceci est dans le livre – avec bien d’autres bouffonneries sur lesquelles je n’ai pas le temps de m’étendre. Comme vous le savez, le « tout se tient, tout s’explique » est la philosophie des imbéciles, tout du moins l’une des philosophies des imbéciles, qui en ont beaucoup ; elle est ici en tout cas ce qui permet à l’auteur de tracer autour de ce champ de dispersion infini que constituent les trajectoires associées au nom de Foucault le cercle magique destiné à circonscrire une identité dévoilée, à percer à jour une folie philosophique – Miller écrivant sur Foucault, c’est un peu Charcot exhibant sur l’estrade le secret de ses hystériques. Formidable diagnosticien à qui « on ne la fait pas » et qui a percé à jour le jeu de Foucault, lorsque celui-ci « maltraite » dans Les mots et les choses la vénérable notion de l’Homme majuscule, trésor de la grande tradition humaniste renouvelée par Jean-Paul Sartre de la même manière, exactement de la même que Pierre Rivière, le fascinant parricide aux yeux roux, maltraite ses petits camarades de jeu en prélude à la grande boucherie que l’on sait, de la même manière, exactement de la même manière que les acteurs de la « scène cuir » et autres praticiens du S/M dont il vante les mérite aiment à s’infliger de douces tortures par consentement… Tout se tient.
Face à un tel phénomène, l’erreur (relevant d’un autre excès, celui de la moralité conquérante) consiste à considérer que la philosophie des imbéciles doit être à tout prix endiguée, refoulée, voire sanctionnée et faire l’objet de mesures de rétorsion. C’est ainsi que le livre de Miller a débarqué sur la scène française auréolé d’une réputation d’objet dangereux qu’il ne mérite assurément pas. Tout à l’inverse de cette démarche, je pense que la bêtise, la grande Bêtise radieuse et solaire à laquelle Bouvard et Pécuchet érigent le monument grandiose que l’on sait, cette bêtise prompte à désigner comme « folie » tout ce qu’elle ne comprend pas (comme fait Miller) doit pouvoir connaître sa pleine expansion, parce qu’elle est au fond plus joyeuse que tragique, et qu’elle est, aussi bien, « la vie », dans ses couleurs variables et ses teintes multiples. De ce point de vue, le livre de Miller est vraiment à prendre à la rigolade, parce qu’il est habité par une vraie veine comique (involontaire), bien plus qu’au tragique ; les veufs et les veuves qui s’en affligent et s’en scandalisent, qui le brûlent en effigie se font piéger par la puissance de la bêtise même, ignorant ce qu’elle a, en l’occurrence, à la fois de joyeux, d’insouciant et d’inoffensif (ce n’est pas toujours le cas, bien sûr, mais la bêtise de Miller et celle de Goebbels sont, faut-il le préciser, incommensurables). J’ose espérer en tout cas que, les choses de la vie ayant tourné autrement et ce livre ayant été publié du vivant de Foucault (la fin en moins, donc), il l’aurait énormément mis en joie, dans sa connerie même, appelant ce genre d’immense éclat de rire, d’implosion de rire qui lui était familière et qui, chez lui, était un témoignage éminent de la vie philosophique – une façon de rire, précisément plutôt que pleurer des innombrables manifestations de la sottise, du préjugé, de la bassesse, etc. – Un peu comme chez Karl Kraus ou Kurt Tucholsky, rire plutôt que pleurer de l’abjection ambiante était une façon de conserver une posture affirmative des puissances de la vie face à ce qui tend à la détruire. Ce qui me pousse à tenir cette position est la conviction que la vie et les textes existent sur des plans rigoureusement hétérogènes et qu’ainsi, comme il est facile de le vérifier aujourd’hui en constatant l’intensité croissante des discussions sur le travail de Foucault, à distance de toute contamination par les incidences biographiques, les textes vivent leur vie propre, hors de portée de toute tentative de prise de pouvoir sur la biographie du philosophe, du type de celle, bouffonne, qu’entreprend Miller. Quoi qu’il en soit, en libéral intransigeant que je suis, je ne me lasserai pas de le répéter : Miller, saisissant Foucault dans ses filets, a pleinement le droit d’être bête à manger du foin, il faut que son incompétence philosophique puisse absolument se donner libre cours, qua sa prise d’otage puisse aller jusqu’au bout, pour autant que la vie et le travail d’un philosophe, quel qu’il soit, sont des objets absolument profanes, exposés à tous les courants d’air de l’opinion, disponibles sur tous les étals de la culture mondiale. Miller a absolument le droit d’accumuler les contresens qui prolifèrent dans son œuvre, d’assimiler L’Histoire de la folie à un éloge de la déraison et un plaidoyer pro domo de Foucault en faveur de sa propre folie, il a le droit de confondre constamment l’ « être pour la mort » heideggerien avec le « faire mourir » et le « laisser mourir » de la souveraineté et de la biopolitique selon Foucault, il a le droit de croire que Foucault plaide, dans Surveiller et punir en faveur de la disparition de toutes les pénalités comme il plaiderai en faveur de la disparition de toute espèce de dispositif psychiatrique. Il a le droit d’accumuler ces bévues et d’écrire, à propos de Foucault, un grand chef d’œuvre kitsch, comme nous avons le droit de rire sans limite et sans inhibition de son incroyable présomption et de l’irrésistible pompiérisme de plus d’un passage de son livre. La marque du kitsch qui se relève constamment dans cet ouvrage n’est pas tant propre à nous scandaliser qu’à nous réconforter : elle est en effet ce qui vient nous rappeler, sur un mode débridé plutôt que sévère, que si la philosophie est et doit persister à être un domaine ouvert à tous, elle n’en demeure pas moins un exercice qui, pour être pratiqué de manière pertinente, requiert moins des qualifications formelles qu’une sorte de scrupule, de retenue, de Nachdenken permanent, de réserve ascétique, d’endurance et de modestie – toutes qualités destinées à éviter les fanfaronnades qui se donnent livre cours dans ce livre. The Passion of Michel Foucault est un monument de kitsch involontaire, parce que son auteur s’assigne des ambitions déraisonnables, parce qu’il va trop vite, parce qu’il ne maîtrise rien dans la relation qui s’y établit entre le supposé sujet (lui, l’auteur) et le supposé objet (Foucault, l’homme et le philosophe). Quelques exemples de cette emprise du kitsch qui manifeste dans la dimension esthétique la perte de contrôle sur l’objet par le sujet. En venant au chapitre Mai 68, Miller écrit : « In May 68, the ‘central issue’ had in fact been reduced to a slogan : “Soyons cruels ! – be cruel !”. Perhaps the militant who sprayed this graffiti on the wall of the Sorbonne had read Foucault, though probably not”. Premièrement, le motif central de Mai 68 est tout ce qu’on veut – la question du pouvoir, celle de l’émancipation, celle de la révolution, celle de l’égalité – mais “soyons cruels ! », vraiment pas. Sade est assez lu, à l’époque, dans les milieux intellectuels, étudiants,mais il n’est certainement pas l’inspirateur principal du mouvement, pas davantage que Nietzsche, d’ailleurs. A l’évidence, Miller ne comprend pas le statut que pouvaient avoir, en tant que musique d’accompagnement poétique et ludique du mouvement mais certainement pas comme énoncés d’un programme ou de directives, ce genre de « paroles » libres qui fleurissaient sur les murs… Simplement, comme il faut absolument établir une condition d’intrication totale entre l’événement et la philosophie (de la vie) de Foucault, alors on va fabriquer cette phrase purement kitsch, un pur nonsense involontaire, agrémenté d’une solide faute de traduction – « soyons cruels ! » se dit « Let’s be cruel ! » et non pas « Be cruel ! » - ce n’est pas un détail – dans le slogan inscrit sur un mur de la Sorbonne, il y a un appel à la communauté, motif implicite et explicite central en mai 68, et qui disparaît entièrement dans la traduction fautive de Miller. Mais surtout, le kitsch est ici ce qui surgit lorsque l’écriture universitaire, à bout de souffle, doit être relayée par l’écriture journalistique qui, elle, peut se permettre ce genre de fleur de rhétorique absurde mais décorative – peut-être que le militant qui a bombé ce graffiti sur le mur de la Sorbonne avait lu Foucault, « ou probablement pas, d’ailleurs ». Le kitsch, c’est quand des effets de style ampoulés et destinés à « faire genre » viennent tenter désespérément de masquer l’effondrement de la démonstration ou du raisonnement. Et c’est bien là que gît un des problèmes majeurs de ce livre : celui de l’écriture journalistique, avec toutes les licences et les outrances que celle-ci autorise, qui revient au galop sous la recherche universitaire.
Ecoutez cette phrase, par exemple : « Et s’il avait par le passé souhaité la mort de ses rivaux [les collégiens juifs réfugiés à Poitiers pendant la guerre, mais Sartre, sans doute, aussi bien, puisque toute l’ambition intellectuelle de Foucault est ramenée par Miller à un obsession : damer le pion à Sartre !], il n’est pas impossible que, à la fin de sa vie, Foucault ait souhaité aussi sa propre mort, qu’il ait voulu de son plein gré lier son destin à celui d’une communauté qu’il savait condamnée [ah bon ? Quel don de voyance !], aussi sûrement que les Juifs de Poitiers quarante ans auparavant. Etait-ce sa mort qu’à l’automne 1893 il allait chercher dans les saunas de San Francisco ? Peut-être faut-il voir dans l’ivresse effrénée qu’il voulut goûter, dans ce geste de solidarité un peu suicidaire, une façon de frôler l’abîme une dernière fois : le drame ultime et scandaleux de sa Passion, étrangement lyrique et logique cependant, poussé peut-être par la folie, ou bien jusqu’au tragique ; mais aussi un drame à sa mesure. Peut-être ».
C’est « peut-être », justement, le noyau dur de l’affaire qui apparaît ici, et qui concerne bien davantage que la question de la ligne de partage entre écriture « savante » et écriture journalistique : ce ne sont pas seulement les effets de plume, avec les « peut-être » absurdes et le recours mélodramatique aux « mots puissants » - mort, abîme, Passion… qui frappent, c’est un principe de lecture qui se donne à voir : au fond, Miller lit Foucault en rapportant d’une manière forcenée tout ce qu’il écrit à la dimension existentielle agencé autour du triptyque -sexe-crime-mort, parce qu’il le lit exactement comme un gamin lit un roman érotique prélevé en douce dans la bibliothèque de ses parents ou regarde avec ses copains un film X sur Canal+ . Rien de ce qui fait l’objet du labeur incessant de Foucault, de son travail de soutier dans les archives ne l’intéresse – histoire de la médecine et de la psychiatrie, archéologie de la prison et des systèmes de pénalité, généalogie des dispositifs de pouvoir, histoire des rationalités gouvernementales, analytique des dispositifs disciplinaires, des mécanismes de sécurité, relecture de tout le corpus de la philosophie morale grecque et romaine, etc. – tout ceci est joyeusement déversé dans l’entonnoir de la pure et simple subjectivité – comme si une vie de travail et de recherche philosophique pouvait être réduite aux conditions de ce qu’il appelle l’ « imaginaire » du personnage, c’est-à-dire au fond de ses névroses et de ses fantasmes. A l’évidence, Miller n’a pas la moindre idée de ce qu’est un travail philosophique ou, si l’on veut se rapprocher de sa perspective, de ce qu’est une vie philosophique consacrée, pour l’essentiel, à la recherche, à l’élaboration de problèmes philosophiques, à la problématisation du présent dans son double rapport au passé stratifié et aux enjeux de l’actualité – ce qui est tout autre chose que construire une œuvre ou s’affirmer comme auteur. Miller ne s’intéresse pas à cette dimension, absolument prévalente, du travail de Foucault, parce qu’il n’en voit pas les enjeux. Il y substitue un « roman », voire, je dirais, une sorte de roman photo – celui de la vie très scandaleuse, très obscure, très horrifique et très infâme d’un personnage de fiction nommé ‘Michel Foucault’. En vérité, l’évidence s’impose, au fil de la lecture : un jeu de miroir inavoué/inavouable s’établit entre cette « fiction » de Foucault que construit Miller, le personnage Foucault qu’il imagine et lui-même, l’auteur de la fiction. Constamment, Miller insiste sur le fait que Foucault écrirait au fond davantage des fictions autobiographiques que des traités de philosophie, mais ce n’est là que la manière involontaire par laquelle ce bourgeois libéral états-unien écrit sa propre autofiction – son Foucault scabreux n’étant jamais, sans doute, que son propre Mr Hyde, his own private Mr Hyde, l’autobiographie inavouable cachée dans la biographie sulfureuse, une espèce de test projectif. C’est donc avec son propre équipement fantasmatique, particulièrement proliférant et vigoureux, que Miller va construire ce personnage post-romantique, néo-satanique, irrésistiblement attiré par le Mal, par l’extrême, une sorte de Heathcliff, le personnage démoniaque des Hauts de Hurlevent, un Heathcliff de la philosophie continentale, fasciné, lui, par le sexe, le crime et la mort, tout comme le triste héros d’Emily Brontë est, lui entraîné dans la spirale de l’amour fou, de la vengeance et de l’extermination. Deux anges exterminateurs en tout cas – et c’est ici, bien sûr, que le soin que met Miller à faire valoir, de manière oblique mais acharnée, la thèse selon laquelle Foucault, se sachant malade du sida, n’en aurait pas moins continué à pratiquer, notamment dans les saunas californiens, une sexualité non protégée prend tout son relief. Il s’agit bien, in fine, de parachever le tableau de son personnage en ange de la mort, en romantique noir dopé à la littérature sadienne en faisant valoir cette hypothèse dont l’immense avantage, en termes diégétiques, en termes de dramatisation, est de livrer au public ébahi du livre une sorte de bouquet final – là où le sexe, le crime et la mort scellent leur pacte méphistophélique. C’est ici que le livre bascule définitivement dans le régime journalistique : cette histoire de sida volontairement disséminé par le philosophe est évidemment le scoop que l’auteur a à vendre à son public ébahi.
C’est évidemment ce point qui a suscité la levée des boucliers que l’on sait parmi les proches de Foucault et au delà. Mais ici encore, quelque chose me gêne dans le ton d’indignation qui a été celui de la plupart des commentateurs, à commencer par Eribon : leur réaction consistait à ne voir là qu’un enjeu d’honorabilité et non pas une question pour la philosophie : comment un philosophe aussi éminent que Foucault pourrait-il s’être rendu coupable d’une action aussi vile ? Ce que je n’aime pas, dans cet abord du problème, c’est la présupposition que le « grand » philosophe est un être d’une qualité particulière, un être d’exception, et donc doté d’une consistance morale qui le prémunit contre des horreurs de ce type. Mais précisément, on le sait bien, un des problèmes lancinants pour la philosophie occidentale, au XX° siècle, est bien celui qui se résume dans la « question Heidegger » - celui de la possible coexistence du « plus éminent » en matière de production de concepts et de relance de la pensée philosophique, et du plus abject en matière de chute politique et morale de la philosophie. Cette remarque, je m’empresse de l’ajouter, ne concerne en rien Foucault, mais elle concerne bel et bien ceux qui, par automatisme, se portent garants de sa haute moralité, en tant, précisément, qu’il est un « grand philosophe ». Pour le reste, le problème philosophique qu’éludent ces vertueux mêmes est le suivant : penseur des discours, des formes et des règles de discursivité avant tout, Foucault voit, au début des années 1980, émerger outre-Atlantique, puis par contamination sur le vieux continent, un nouveau discours, celui de la « peste des homosexuels », de ce mal mystérieux qui frapperait exclusivement ou presque cette catégorie de la population. En tant qu’il est un praticien de l’analytique des discours et non pas un biologiste, un épidémiologiste, un médecin, il va être porté à former un diagnostic portant non pas en premier lieu sur la réalité médicale, biologique, épidémique de ce phénomène, mais bien plutôt sur sa réalité discursive. Ce qu’il va diagnostiquer, c’est l’apparition et la prolifération d’un nouveau discours, de nouveaux énoncés en conflit avec d’autres, porteurs de tactiques ou de stratégies, en quête d’effets pratiques, agenceurs de dispositifs en cours de formation, etc. Et, en tant qu’il est ce qu’il est, c’est-à-dire un philosophe homosexuel, il va tendre à fonder son diagnostic sur un certain soupçon, celui selon lequel ce discours, comme celui de la folie, comme celui du crime, comme celui du sexe, n’aurait pas pour référent un objet préexistant, un objet ou une réalité naturelle, mais serait beaucoup plus l’élément d’une production en cours – en l’occurrence la production d’une image de l’homosexuel comme espèce dangereuse, à surveiller, à mettre à l’écart, etc. Il faut rattacher cette sorte d’épreuve (ordeal et pas seulement test) pour la pensée, et pour la pensée de Foucault en particulier, aux régularités, aux logiques de son travail dans toute sa durée et son acharnement (notamment à des textes comme Histoire de la folie, La vie des hommes infâmes, Pierre Rivière, La volonté de savoir) pour saisir que, face à l’émergence, nécessairement indistincte dans ses premiers moments, du phénomène du sida, Foucault se pose en premier lieu le problème suivant : à quel niveau de réalité ce phénomène se situe-t-il ? Tout le mouvement de sa pensée le porte à statuer : réalité discursive en premier lieu, ce qui, pour Foucault, veut dire quelque chose d’assez compliqué à entendre entre des énoncés du genre « la folie, ça n’existe pas », elle n’est que l’aboutissement de certaines logiques discursives et d’autres qui mettent en garde : attention, discursif ne veut pas du tout dire ontologiquement inconsistant, de peu de réalité, au contraire, fondamentalement, toute réalité sensible procède d’un agencement de discours. Mais réalité discursive en premier lieu voudrait bien dire ici que ce n’est pas à un fait massif et incontestable, comme un tremblement de terre ou une attaque nucléaire que l’on a affaire ici, mais bien à un élément de réalité tendant à prendre forme au fil de stratégies discursives et d’agencements pratiques multiples. Et donc un phénomène en développement que l’on aurait davantage à problématiser sur un mode critique sinon sceptique (P. Veyne) qu’à enregistrer comme relevant d’un pur et simple cours des choses ou d’un décret du destin. A problématiser de manière critique, exactement comme on travaille autour de « l’hypothèse répressive » à propos du statut de la sexualité dans les sociétés modernes. D’où, dans la version simplifiée et éventuellement révocable proposée par Miller, des questions du genre « Et vous, vous y croyez à cette histoire de sida ? » que poserait Foucault à certains de ses interlocuteurs lors de son dernier séjour en Californie, en 1983.
La question n’est donc pas ici en premier lieu une question morale, elle est philosophique – celle de la façon dont nous, philosophes, et spécifiquement philosophes « foucaldiens » saisissons une réalité émergente ou nous situons par rapport à d’autres discours sur la réalité et le réel. D’une façon générale, nous sommes portés à ne pas nous plier aux injonctions à reconnaître comme « réalité » massive, univoque, incontournable ce qu’en disent d’autres énonciateurs – les médias, le pouvoir d’Etat, les « élites politiques », les supposés experts de ceci ou cela – et cette rétivité constitue même l’un des fondements de notre activité et de notre position – c’est en ce sens que nous serons toujours par quelque biais des « platoniciens » portés à dissocier le « réel » d’avec la réalité courante. Cette posture va nous porter aussi bien à nous méfier de tous les « réalismes », qu’ils soient de type scientifique ou autre, artistique, par exemple, car le parti de tout réalisme est d’affirmer le caractère univoque et compact d’une réalité imposant d’elle-même ses évidences propres. Or, si nous sommes foucaldiens ou deleuziens, nous serons davantage portés à penser que toute réalité est construite, mobile, multiple, stratifiée, bref « historique ». En général, ce point de vue critique sur les allégations courantes de réalité nous réussit plutôt bien – il est ce qui nous évite de prendre pour argent comptant les discours sur la montée de l’insécurité, la multiplication des miracles à Lourdes, sur la patiente édification de la démocratie en Irak ou la baisse constante des impôts. Mais il arrive aussi que notre arrimage à l’analyse critique des discours nous joue de sales tours. En général, nous nous en remettons, mais il peut arriver aussi que ce recul, cette position dubitative nous expose, dans nos vies propres, à de graves mécomptes. Jusqu’à nous être fatale – « peut-être » ou « peut-être pas » - comme dirait Miller, dans le cas de Foucault.
(Première publication : avril 2009)