Sur l’égotisme de Stendhal
Dans Du génie français (Gallimard, 2019) Régis Debray, comparant deux grandes figures de la littérature française, Stendhal et Victor Hugo, met en scène un jury imaginaire qui doit décider qui en France représente « le génie national ». Et selon le verdict, « Stendhal, c’est l’esprit français, mais Hugo, c’est l’âme » ; entre le style léger, clair de Stendhal et l’universalité ouverte à la transcendance d’Hugo tout paraît les opposer. Pourtant l’un comme l’autre incarne une part du « génie national ». Et dans sa conclusion sentencieuse, il déclare que dans notre société individualiste, où chacun a le conformisme de l’originalité, nous sommes tous devenus stendhaliens ; il est grand temps de redevenir hugolien. Il plaide donc pour l’auteur des Misérables plutôt que pour celui de La Chartreuse de Parme (entretien : Régis Debray. François Bouchon, Le Figaro, le 9 septembre, 2020). Si nous voulons suivre logique de l’écrivain faut-il voir en Stendal l’un des responsables de l’individualisme moderne, rien que par son fameux égotisme ? Le sujet est tentant et mérite une enquête. Hugo, qui a traversé son siècle, érigé en légende et panthéonisé par la République méritocratique est ainsi resté dans la légende qu’il a voulu créer. Mais il ne dort pas avec ses Misérables dans une cimetière, lui qui les affectionnait tant dans son roman. Lui qui fut un homme de croyance, un mystique, c’est la politique qui formait sa légende. Stendhal, lui, était un homme de soupçon comme il dit lui-même, et non de poésie : « Le génie poétique est mort, mais le génie du soupçon est venu au monde. Je suis profondément convaincu que c’est le seul antidote qui puisse faire oublier au lecteur les éternels Je que l’auteur va écrire, c’est une parfaite sincérité. (Souvenirs d’égotisme, Folio, 1983, p.39.) » Stendhal et Hugo sont du même siècle mais sans partager le même esprit du siècle. Roman, poésie, théâtre, vie politique, Hugo laborieux et omniscient embrassait toute l’histoire de la France. A son opposé, Stendhal paraît ludique, athée, clairvoyant mais affiche un doute profond pour son temps.
1) EGOTISME STENDHALIEN
Stendhal, pseudonyme de Henri Beyle (1783-1842), exerça dans sa vie mouvementé divers métiers : militaire, diplomate, administrateur et écrivain. Un romancier qui aimait aussi dessiner. Auteur de La Chartreuse de Parme, du Rouge et le Noir, et de Lucien Leuwen, mais il est surtout connu et lu pour Le Rouge et le Noir. Sa vie fut un long voyage. En 1800, dans l’armée d’Italie, les officiers lui apprenaient en peu de temps le métier de soldat, et lui, commence à rêver de devenir un grand soldat, voire un héros. Une fois la guerre terminée, il commence à courir une autre aventure, les aventures amoureuses. Lui, qui est républicain et rationaliste, il cherche sans trop de succès à s’intégré à la vie des villes de Lombardie et à devenir un écrivain « italien », en ce Sud catholique et « passionnel ». Il nourrit une admiration sans borne pour Napoléon qu’il suivit, en tant qu’officier, sur les champs de bataille. Il participe à la campagne de la Russie. Il fait preuve de courage. Après une vie de soldat, il se retrouve « demi-solde », endetté, épuisé. Rien que par son itinéraire géographique et intellectuel, comme remarquait Jean Starobinski, « (Il [Stendhal] est le dernier des cosmopolites du siècle, mais aussi le premier des « bons Européens du XIXe siècle (L’œil vivant essai Le Chemin, Gallimard, 1961, p. 193 ) ». Il emprunta son pseudonyme, Stendhal, à une petite ville allemande. Fils légitime d’un noble, Chérubin Josèphe Bayle et de dame Caroline Adelaïde Henriette Gagnon, il détestait son père et était amoureux de sa mère. Par cet aspect de sa biographie, nous tombons en pleine problématique freudienne. La mort de sa mère fut le grand drame de sa vie : « Mamère, madame Henriette Gagnon, était une femme charmante et j’étais amoureux de ma mère.[…] Je voulais couvrir ma mère de baisers et qu’il n’y eût pas de vêtements. Elle m’aimait à la passion, et m’embrassait souvent, je lui rendais ses baisers avec un tel feu qu’elle était souvent obligée de s’en aller. J’abhorrais mon père quand il venait interrompre nos baisers.( Souvenirs de Henry Brulard ; « Qu’on juge ma douleur », Œuvres intimes, Galimard, 1955, p.60.) » Henri Bayle de Grenoble, ex-lieutenant de l’armée de Napoléon, futur dandy parisien, l’homme paradoxal, adversaire du romantisme tout autant que de la Restauration. Il ne fut pas accepté par son époque. Inconnu ou connu à travers des pseudonymes, apatride, une étrange graphomanie le conduit à écrire sur son moi. Il prétendait faire un récit plus ou moins complet de sa vie vécue. Une partie importante de son œuvre est intimiste. En faisant référence constamment à soi, il égoïsait sa vie. Mais attention ! Son égotisme n’est ni un égocentrisme ni n’est une exaltation du sentiment du moi. Il y a là une énigme, dont il faut découvrir le sens. Car Stendhal déroute toujours ses lecteurs, même post mortem. Le 8 juin 1836, il déclarait dans son testament : « Je désire être transporté directement et sans frais au cimetière. Je désire être déposé au cimetière d’Andilly, près Montmorency ; si M. le curé d’Andilly consent à cet arrangement, on fera une aumône convenable. Sur ma tombe on mettra une pierre avec ces paroles et non d’autres : « Qui giace Arrigo Beyle Milanese Visse, Scrisse, Amo 1783-18… » Et le 27 septembre 1837, il y ajoute : " Je lègue le mobilier, les livres, la montre que j’ai à Paris et tout ce qui m’est dû sur mes appointements (à prendre chez M. Flury-Hérard, n° 133) à M. Romain Colomb, qui sera exécuteur testamentaire et me fera enterrer au cimetière d’Andilly (vallée de Montmorency), et, si cela est trop cher, au cimetière de Montmartre… » Il voulait s’être enterrer sous son pseudonyme, mais pas en son vrai nom. Avant ces derniers vœux testamentaires, dans la deuxième page de Souvenirs d’égotisme (1832), H. Beyle avait bien annoncé un « legs » : « [Codicille au testament olographe de M.H. Beyle, consul de France à Civitta-Vecchia.] Civitta-Vecchia.] Civitta-Vecchia, le 24 juin 1832. Moi, soussigné, H-M. Beyle lègue le présent manuscrit contenant des bavardages sur ma vie privée à M. Constantin de Genève […] Je prie M .A. Constantin de faire imprimer ce manuscrit dix ans après mon décès. Je prie de ne rien changer ; seulement on pourra changer les noms et substituer des noms imaginaires à ceux que j’ai mis […] H. Bayle […] A n’imprimer que dix ans plus au moins après mon départ par délicatesse pour les personnes nommées, cependant les deux tiers sont morts dès aujourd’hui. » Rattrapé par la nécessité biologique, l’année de sa mort, en 1842, il fut bien inhumé à Montmartre en présence de trois personnes, en son vrai nom. Une plaque honore sa mémoire dans le cimetière d’Andilly. Il est dans son repos dans un cimetière ordinaire. Pourtant, c’est lui qui a modifié à plusieurs reprises ses dispositions testamentaires. Il jouait sur son décès, bien avant son décès. D’ordinaire, femme, homme chaque personne a une généalogie pour certifier son existence terrestre face à la société et à la postérité. Mais lui, il a refusé le patronyme de son père, parce qu’il le détestait, et s’est attribué une nouvelle identité. Il y tant de haine pour la généalogie paternelle chez l’écrivain qu’il en a fabriqué plusieurs. Il y a investi toute sa vie. Henry Beyle construira toute une généalogie italienne du coté de sa famille maternelle. Durant toute sa vie d’écrivain, il essayera de corriger son passé. Il a adopté plusieurs pseudonymes, comme s’il voulait avoir plusieurs existences : « Par ce geste, égoïste se révolte contre son appartenance à la société. (L’œil vivant essai Le Chemin, Gallimard, 1961 : « Stendal pseudonyme » : p. 196) » C’est par ses pseudonymes qu’il croyait gagner une autonomie face à ses semblables, pour fonder sa légende, en portant la représentation de soi à un degré supérieur. Mais remarquerons à ce propos qu’ il n’est pas le seul à se masquer sous des noms d’emprunts. Si différents qu’ils soient, Voltaire, Kierkegaard eurent aussi recours aux pseudonymes. L’un des plus influents philosophes modernes du 19ème siècle, Søren Aabye Kierkegaard, "le père de existentialisme", pratiquait un style intimiste, un art de la communication indirecte : confession, ironie, humour, pseudonyme, allusion. Il détestait les discours professoraux et dogmatiques. En dehors du « masque socratique » qu’il voulait s’attribuer, il se confesse par le "Je". Cette manière d’envisager sa philosophie en liaison directe avec les moments de sa vie est non sans liaison avec une illustre lignée comme saint Augustin et Jean-Jacques Rousseau. Il est non seulement comparable à Nietzsche mais aussi à Stendhal. Car sans la compréhension d’aspect intimiste, leur œuvre nous est incompréhensible. Stendhal, est le vrai inventeur du roman modern. Il fut athée et farouchement anticlérical mais pas antireligieux (il affichait une sensibilité religieuse, notamment à l’égard de Jésus, et Saint François d’Assise). Il n’a aucun message religieux à proposer. Il emploie volontiers de pseudonymes pour se déguiser. Si Stendhal déteste son père, le philosophe danois assume les péchés de son père. Il affichait un pessimisme qui n’est pas compréhensible sans sa dimension chrétienne. Celui de Stendhal était métaphysique et existentiel. Kierkegaard mêlait les éléments biographiques avec sa pensée réflexive philosophique. Sous son masque socratique, il tournait souvent l’ironie contre lui-même comme si elle risquait d’être compromise par l’insuffisance de son existence. Il donne la parole à plusieurs personnages : « Il y avait cinq convives : Johannes, surnommé le séducteur, Victor Eremita, Constantin Constantinus... » Il se masquait, il se déguisait. Il n’énonçait pas de façon immédiate ce qu’il avait à dire, mais à travers un détour, à l’aide d’un personnage inventé. En plein épanouissement de son style ironique, il a écrit Le journal du séducteur. On sait que dans cette œuvre, il a été inspiré par l’amour qu’il portait à sa fiancée Regina Olsen. Journal présente une ambiguïté car l’auteur ne l’a pas écrit en son nom, Kierkegaard. Il s’agit d’un artifice. Stendhal, dans Souvenirs d’égotisme, en s’examinant à fond, voulait apprendre à se connaître. Mais pour fonder une légende originale il empruntait le mot égotisme à l’anglais. Il « stendhalise » le mot en tant que néologisme. Sa contribution a dépassé largement sa légende. Il annonce l’air de l’égotisme. Un mythe moderne que lui-même a voulu et créé, sans lequel son œuvre ne peut être ni saisie ni comprise. Ses masques lui servaient de tactique, lui qui cherchait la reconnaissance des autres. Raison pratique ; les pseudonymes variés éveillent beaucoup plus curiosité qu’un seul nom. Mais l’homme des masques croyait-t-il vraiment de duper tout le monde rien que par son « égotisme » ? Il répond : « Si ce livre est ennuyeux, au but de deux ans il enveloppera le beurre chez l’épicier ; s’il n’ennuie pas, on verra que l’égotisme, mais sincère, c’est une façon de peindre ce cœur humain dans la connaissance duquel nous avons fait des pas de géant depuis 1721, époque des Lettres persanes de ce grand homme que j’ai tant étudié, Montesquieu (Souvenirs d’égotisme, Œuvres intimes, Gallimard, Pléiade, 1955, p.1482.) » Stendhal, intimiste, ne se confessait-t-il pas à travers son fameux égotisme ? Un Valéry, qui cherche d’abord à connaître les « invariants » et « variants » dans l’écriture d’un auteur et non ses émotions, pour saisir sa vérité, remarque pour Stendhal que son « artifice »littéraire parfaitement maîtrisé tient à une démarche théâtrale intérieure. Déguisement, cabotinage, pseudonyme, une mise en scène perpétuelle du moi : « Beyle ne peut se tenir d’animer directement ses ouvrages. Il brûle d’être soi-même en scène, d’y rentrer tout à coup ; il prodigue la fausse confidence, les apartés, le monologue. […]. Sur ce tréteau privé, il donne sans relâche le spectacle de Soi-Même ; il se fait de sa vie, de sa carrière, de ses amours, de ses ambitions très diverses, une pièce perpétuelle ; il joue ses gestes, articule ses répliques, ses réponses à ses impulsions, à ses nativités, à ses fiascos de divers genres. (Paul Valéry, Œuvres Tome 1, La Pochothèque, 2008, pp.1138-1139.) » L’omniprésence de son « Mr Myself », de son désir d’être soi-même et pour soi-même, de son « égotisme aigu » gênait beaucoup Valéry. Pourtant il le lit et relit, il est intrigué par lui : « Voilà où se dirige l’égotisme quand on remonte à ce qu’il peut être dans sa source. J’ai été quelque peu plus loin dans cette recherche qu’il ne convenait sans doute au sujet de de Stendhal ; ce que je viens d’écrire s’adapterait mieux à Nietzsche, et serait en sa place dans la marge d’Ecce Homo, plutôt que dans celle d’Henri Brulard. […] Quant à l’égotisme à la Stendhal, il implique une croyance, la croyance à un Moi-naturel, dont la culture, et la civilisation et les mœurs sont ennemies. […] On voit bien d’ailleurs ce qu’il y a de divertissant à proclamer, à confesser la nature et le naturel comme une thèse, et dans les formes d’une théorie. Ce système séduisant et naïf, qui se rattache à Rousseau, et qui reparaît aussi souvent que l’état civilisé fait sentir à quelqu’un des gênes et des lois plus que des avantages, enorgueillit assez ceux qui réinventent et ceux qui les suivent. Il est à la fois une manière de morale intime, une règle de conduite dans le monde, une religion de la personnalité, un parti pris littéraire et une conséquence de ce tempérament de comédien né que je trouve à Stendhal, et à tous ceux qui se confessent. (Paul Valéry, Œuvres Tome 1, p.1143-1145.) » Par son aspect intimiste et la croyance à un « Moi-naturel », à un conflit entre nature et culture, où Valéry voit l’influence de Rousseau. En faisant ses aveux, il prenait le parti d’être soi et d’être vrai, qu’il s’oppose à tout ce qui est faux :la culture, la société. Dans cet exercice il exploitait à merveille son tempérament de « comédien né ». Celui qui avance avec ses masques n’est-t-il pas un grand tombeur de masques ? Comme Nietzsche par exemple. Ici, il faut signaler qu’avec toute admiration qu’il portait à Rousseau, il n’affiche pas une manie de persécution comme lui : « Malgré les malheurs de mon ambition, je ne crois point les hommes méchants ; je ne me crois point persécuté par eux, je les regards comme des machines poussées, en France, par la vanité et, ailleurs, par toutes les passions, la vanité comprise.(Stendhal, Souvenirs d’égotisme, Flammarion, 1983, Paris, p.37-38.) » Néanmoins, il semble aussi qu’ il est suivi par son ombre : « Je trouve sans doute beaucoup de plaisir à écrire depuis une heure, et à chercher à peindre bien juste mes sensations du temps de Mlle Kubly, mais qui diable aura le courage de couler à fond, de lire cet amas excessif de Je et Moi ? cela me paraît puant à moi-même. C’est là le défaut de ce genre d’écrit où, d’ailleurs, je ne puis révéler la fadeur par aucune source de charlatanisme. Oserais-je ajouter : comme les Confessions de Rousseau ? Non, malgré l’énorme l’absurdité de l’objection, l’on va encore me croire envieux ou plutôt cherchant à établir une comparaison effroyable par l’absurde avec le chef-d’œuvre de ce grand écrivain. (Vie de Henry Brulard, Œuvres intimes, Gallimard, Pléiade, 1955, p.556.) » Dans ce passage, on voit un Stendhal qui ne veut pas s’affilier à Rousseau par ses excès de Je et Moi. Pourtant ses Je et ses Moi traversaient toute son œuvre intimiste. Il ne veut pas être comparé à Rousseau parce qu’il n’écrit pas ses Confessions. D’ailleurs, il ne propose ni une « religion civile » ni un système philosophique. Disons que son souci existentiel s’apparente plutôt à Pascal parce qu’il veut disséquer et comprendre son moi. Par une fidélité quasi religieuse, lui qui fut athée et rationaliste, au dur moment de sa vie, par pessimisme, il frôle l’accent pascalien : « J’étais au désespoir, ou, pour mieux dire, profondément dégoûté de la vie de Paris, de moi surtout. (Stendhal, Souvenirs d’égotisme, Flammarion, 1983, Paris, p.96) » Disciple non avoué de Pascal, il avançait avec les masques de son égotisme. Intimiste, il raconte autant des évènements que des personnages, mais il a un but caché ; à travers eux, cherche-t-il toujours à se connaitre. Son Journal commence ainsi : « (1801, Milan, le 28 germinal) J’entreprends d’écrire l’histoire de ma vie jour par jour. Je ne sais pas si j’aurai la force de remplir ce projet, déjà commencé à Paris. (Journal, Œuvres intimes, Pléiade, 1955, p.435) » Comment les récits autobiographiques d’un écrivain peuvent-t-ils intéresser le lecteur autant sinon plus que ses chefs-d’œuvre romanesques qui ont donnés à l’auteur son autorité, son renom sous le nom de Stendhal (Henri Beyle) ? On vient d’ordinaire à l’autobiographie sur le tard mais chez lui c’est le contraire. Il n’a jamais cessé de l’écrire. Son fameux égotisme n’est pas une obsession d’égoïste imbu de soi : « Je me suis assis sur les marches de San Pietro et là j’ai rêvé une heure ou deux à cette idée. Je vais avoir cinquante ans, il serait bien temps de me connaître. Qu’ai été, que suis-je, en vérité je serais bien embarrassé de le dire. (Vie de Henri Brulard, p.38.) » Parler de soi est une entreprise quasi infinie. Car, se découvrir dans la pure banalité de l’existence n’est pas supportable non plus. Stendhal ne se fixe pas comme but le « perfectionnement morale et religieux », comme Tolstoï, l’aristocrate. Pourtant, il ne renonce pas à un certain progrès à sa manière : « Outre l’impudence de parler de soi continuellement, ce travail entraîne un autre découragement : que de choses hardies et que je n’avance qu’en tremblant seront de plats lieux communs, dix ans après ma mort, pour peu que le ciel m’accorde une vie un peu honnête de 84 ou 90 ans ! (Souvenirs d’égotisme, Gallimard, 1983, p.132) » De l’amour est écrite en grande partie en 1820, à Milan, durant le carnaval. Au départ il se propose de rectifier l’analyse qu’ont donnée de l’amour quelques idéologues de son temps et en particulier Destutt de Tracy. Pourtant, De l’amour n’est pas n’est pas un essai idéologique, ni un livre de fragments disparates. Son originalité est autobiographique. Par exemple, il y fait confession d’un sentiment actuel saisi sur le vif : « Je fais tous les efforts possibles pour être sec. Je veux imposer silence à mon cœur qui croit avoir beaucoup à dire. Je tremble toujours de n’avoir écrit qu’un soupir, quand je crois avoir noté une vérité. (De l’amour, « Chapitre IX », Gallimard, 1980, p. 46.) » : ne s’agit-t-il pas ici de l’aveu d’une douleur, ou d’aveu non déguisé. Il affiche toujours un besoin d’examiner un à un les gestes de sa vie, ses attitudes : « Quel homme suis-je ? Ai-je du bon sens, ai-je du bon sens avec profondeur ? […] Voyons si, en faisant mon examen de conscience la plume à la main, j’arriverai à quelque chose de positif et qui reste longtemps vrai pour moi. […] Je sens, depuis un mois que j’y pense, une répugnance réelle à écrire uniquement pour parler de moi, du nombre de mes chemises, de mes accidents d’amour propres. (Souvenirs d’égotisme, Gallimard, 1983, p.37-38.) » A ces questionnements, répond-t-il avec franchise ou au contraire nous dissimule-t-il ses maladresses, ses sottises et ses amours propres ? Chaque lecteur l’entendra à sa manière. Mais plutôt que de passer rapidement sur les événements, il s’efforce de se les expliquer, de s’expliquer à lui-même pourquoi, dans telles circonstances, il a manqué de discernement, pourquoi il a agi comme un niais. Il n’a pas à confesser de fautes vis-à-vis de lui-même, mais exclusivement les imperfections de sa conduite sociale, ses emportements. L’égotisme chez Stendhal est un moyen d’interrogation. Il y a une pulsion autobiographique chez lui, comparable à celle de Tolstoï, qui est plutôt homme du 20e siècle. Chez eux, la pratique diaristique avaient commencé très tôt et sera poursuivie jusqu’à la veille de leur mort, certes avec intervalle mais jamais abandonnée. Chez Stendhal, la pratique du journal affiche un goût du secret. Par cette pratique, il voulait entretenir l’image de l’homme énigmatique , et par le même coup provoquer une curiosité.
A première vue, on dirait un stratagème calculé en vue d’obtenir la reconnaissance. Mais cette approche n’explique pas tout à fait son cas. Il y a aussi qu’il était habité par la hantise d’être découvert et de voir ses papiers fouillés par la police de Metternich ou la police pontificale. Pour cette raison, il préférait de s’exprimer dans une langue étrangère : l’anglais et l’italien, quand il écrit en France ; l’anglais seul, quand il écrit en Italie. Il évoque les personnes par leurs initiales, souvent déformées ou par de surnoms qu’il leur donne. Toutes ces précautions employées par l’’écrivain lui donnaient la liberté de dire ce qu’il pense sur sa vie privée, sur ses sentiments, tant que sur les événements politiques de son temps. Et pour les lecteurs contemporains, le Journal est une source pour mieux saisir sa personnalité. Concernant lui-même, il note : « (Vers le 10 octobre 1808) Faire incessamment (le 13 octobre, jour anniversaire de mon départ de Paris) l’examen de ma conscience : comme homme qui cherche à se former le caractère, les manières, à s’instruire, à s’amuser, à se former dans son métier. (Journal, p. 508.) », et ainsi : « (17 juin 1811) Ce qui me chagrine, c’est l’idée qu’estiment le caractère comme je fais, peut-être n’en ai-je point. […] J’ai l’air d’avoir du caractère parce que, par le plaisir d’éprouver de nouvelles sensations, j’aime à hasarder ; mais je ne domine point en cela ma passion véritable, je ne fais qu’y céder. (Journal, p. 697. ) » Celui qui pratique un journal, a-t-il une règle ? ou plutôt fait-il état d’un certain d’état d’âme ? Quelle chose faut-t-il écrire, et quelle chose ne pas écrire ? Stendhal décrit sa règle à lui : « (28 août 1812) ...Voilà un mal-être complet. Je n’écris pas de journal quand je suis heureux ;cette analyse indiscrète nuit au bonheur, mais aujourd’hui je n’ai rien à perdre. (Journal, p.827.) » Son Journal couvre un champ très varié : du simple divertissement, en passant par la formation intellectuelle, morale, social, politique, jusqu’à la quête de l’érotisme, et la sensation forte : « (4 juillet 1814) On se connaît et on ne se change pas mais il faut se connaître. Une des choses qui peuvent jeter le plus de lumière sur mon caractère, c’est la joie avec laquelle je me trouvais hier soir dans une chambre d’hôtel très commune […], quittant l’appart[...]t fait pour plaire de toute manière à un jeune homme. (Journal, p.907.) » Sa motivation n’est pas la recherche et la description incessante de choses abstraites et idéologiques. La quête de son moi puise dans sa vie et dans les vies des hommes : de là vient son originalité. Vie de Henry Brulard, Journal, Souvenirs d’égotisme, en trois parties constituent un tout en soi ; aveu, confession dans un récit autobiographique de soi. Souvenirs d’égotisme a une certaine particularité pour comprendre son univers autobiographique car il est antérieur à la Vie de Henry Brulard. Ainsi, livre sur livre, il s’interrogeait durant toute sa vie. Il a scellé plusieurs « pactes autobiographiques » avec ses lecteurs, selon la notion bien connue forgée par Philippe Lejeune (Le pacte autobiographique,1974 et Écrire sa vie, 2015.). D’ailleurs il l’avouait avec franchise : « Quand je reprends ma fiction, je suis dégoûté de ce que j’ai pensais. A quoi un homme sage répondra qu’il faut se convaincre soi-même… (Souvenirs d’égotisme, folio, 1983, p.38.) » Cet aveu d’une écriture de soi par un homme qui essaie d’avancer avec ses multiples masques n’atteste-t-il pas une sincérité : « un égotisme, mais sincère ». A travers son écriture, en s’adressant au lecteur, Stendhal veut en lui donner une certitude immédiate et qui semble concrète lui dit tout simplement : voilà qui je suis ! Mais il expose aussi ses doutes avec un désir de reconnaissance posthume : « Mes Confessions n’existeront plus trente ans après avoir été imprimées, si les Je et les Mois assomment trop les lecteurs ; et toutefois j’aurais le plaisir de les écrire, et de faire à fond mon examen de conscience. De plus, s’il y a succès, je cours la chance d’être lu en 1900 par les âmes que j’aime, les Madame Rolland, les Mélanies Guilbert… (Vie de Henry Brulard, p.42.) » Chez lui, la notion d’égotisme est en même temps « critique » de l’égotisme ; il s’agit d’une distance ironique, par rapport au danger que la vanité et l’amour propre puissent compromettre le modèle même d’écriture, auquel Stendhal aspire. Il est bien évident que sous ses multiples facettes, Stendhal est un homme malheureux. Il souffre d’un malheur existentiel. Car là où il y a la souffrance il y a sincérité, certes peut-être cachée mais sincérité : d’où vient sa grandeur, et c’est à nous de la découvrir. C’est bien c’est lui-même qu’il a écrit : « (9 mais 1810) Pour connaître l’homme, il suffit d’étudier soi-même, pour connaître les hommes il faut les pratiquer. Je connais très peu les hommes. Mes études ont été sur l’homme. (Journal, Gallimard, Pléiade, 1981, p.578) » L’observateur s’observe toujours lui-même. Avec ses mystifications, ses affabulations, ses déguisements et tromperies il avait un but : dire la vérité sur lui mais sur les autres aussi. Avec une franchise toujours déconcertante, avec ses contradictions assumées il exposait ses vues avec hardiesse. Bien que d’un caractère spontané, il reste grand observateur. Observer ses propres sentiments et les coucher sur le papier en les dissimulant, c’est son style. Une fois celui-ci trouvé, il formule les choses à sa manière pourque ses lecteurs découvrent la vérité en réfléchissant. Cette lecture nécessite un effort car rien n’est facile avec lui. Ce maître de la dissimulation était obsédé par la vérité. Romancier, il aimerait bien être à la place de Julien au côté de Madame de Rénal dans Le Rouge et le Noir, Leuwen pour madame de Chasteller dans Lucien Leuwen. Mais il n’était ni l’un ni l’autre, du moins étaient-ils ses porte-paroles dans ses romans. Il mourut à l’âge de cinquante-neuf ans en 1842 et il n’a jamais cessé de s’examiner lui-même et les autres.
2) EGOTISME : HISTOIRE D’UN MOT
Egotisme comme mot reste toujours tant mystérieux que non compris, quasi synonyme d’égoïsme et de nombrilisme. Daniel Moutote nous avertit à ce sujet : « L’égotisme se distingue de l’amour propre […] Il n’est pas cet orgueil, devenu fatuité, d’une caste à son déclin, justement condamné par Pascal il y a trois siècles. Il n’a rien de commun avec la suffisance ni la paresse : il n’est pas l’abandon à soi. Né d’un généraux orgueil, du projet d’exister par une œuvre et d’une patience à la mesure de cette ambition, il est essentiellement artiste. Il vise l’accomplissement difficile de soi sous le leurre de la conquête.[…] Le moi créateur éclate dans l’œuvre comme une foi dans l’impossible. Cette sensibilité esthétique, qui se manifeste dans le présent comme un mirage de l’être à venir et s’entoure de méthodes et potentialités diverses avant de s’ériger en un système de pensée, constitue l’irréductible pouvoir de l’artiste, le fondement de sa fécondité. C’est elle que l’on entend ici d’abord par égotisme. Il y a bien quelque impertinence à retirer l’égotisme de sa géniale solitude originelle. Chez nous, depuis Pascal, le moi n’a pas bonne presse. Pourtant la célèbre condamnation du moi inaugurait sans doute notre modernité, dont elle apparaît après trois siècles comme le signe avant-coureur. […] L’égotisme est la pensée secrète de notre temps. (Egotisme français moderne Stendhal-Barrès Valéry-Gide, Editions Sedes Réunis, Paris, 1980 ; « Introduction » ; p.7-8.) » Ici, une remarque importante s’impose. L’Egotisme comporte un sens plus étendu que le Moi, dont il complique le sens. C’est que rien n’est certain dans la langue française, surtout quand on a affaire au « Moi » : le moi dans le langage parlé, le moi littéraire ne se relève -t-il pas du même Moi : « Le langage littéraire n’est pas un langage direct du sens comme langage courant. Il est le langage médiat de signes sur lesquels opèrent successivement le moi créateur et le moi lecteur : il est sémiologie artistique.[…] le moi littéraire, contexte et plénitude fictive, fonctionne comme une incitation critique à rénover, approfondir, élucider le mystère de l’existence. (Egotisme français moderne Stendhal-Barrès Valéry-Gide, p.51.) » Il s’agit alors deux structures différentes, dont un moi courant de gens ordinaires et un autre pour les littérateurs. Plus qu’une définition lexicologique, certifie-t-il une certaine intériorité de la culture européenne ? « C’est en effet du champ lexical d’égotisme qu’il s’agit d’abord. Sous égo éponyme se range, depuis les origines gréco-latines de la culture occidentale jusqu’en notre temps, tout un peuple de mots qu’apparente une communauté référence à l’origine de toute référence : moi. […] en français d’une part égoïsme, attesté dans l’Encyclopédie en 1755, en anglais d’une part egotisme, qui se lit dans The Spectator d’Adison en 1714, avec un t vraisemblablement emprunté à un radical fréquent à la langue anglaise. […] Le mot est attesté en anglais pendant tout le XVIIIème siècle, bien que son inventeur présumé, Addison, en attribue à l’origine aux Messieurs de Port-Royal, qui utilisent pourtant en ce sens de l’amour propre. Il semble bien avoir été imposé à la langue littéraire, sous forme d’égotisme par Stendhal. […] la psychologie de l’enfant a adopté le terme d’égocentrisme et la psychanalyse celui d’autisme « du grec autos, pour désigner la disposition pathologique de celui qui est renfermé sur lui-même. De même que le composé savant : auto-érotisme (qui désigne également le narcissisme) est introduit par Havelock Ellis et repris par Freud. Enfin : auto-analyse. (Egotisme français moderne Stendhal-Barrès Valéry-Gide, p.14-15. ) » Egotisme, ou le sentiment égotiste, entendu comme un certain état d’âme émanant d’un doute trouve son origine dans l’effondrement de la culture chrétienne. La philosophie occidentale moderne a contribué à cet effondrement : la mort de Dieu. Elle l’a fait tantôt en adoptant l’idéal d’émancipation qui anime l’esprit des Lumières, tantôt en célébrant la puissance d’affirmation de la « vie », du « désir » et des « instincts », jusqu’à grand coup fatal de Nietzche. Barrès, Freud, Gide, Valéry et beaucoup d’autre sont dans la lignée de Stendhal, ayant pour modèle de son Egotisme parce qu’ils sont sans foi. Désormais, les écrivains d’après Stendhal appartiennent à « l’égotisme moderne » : « L’égotisme rend compte d’une direction fondamentale de la création moderne, celle qu’on oriente un esprit de cohérence existentielle dans la perspective individualiste qui est le propre de la tradition occidentale, c’est-à-dire qui dépasse la simple création littéraire vers une création de valeurs et une élaboration du sens de l’existence (Egotisme français moderne Stendhal-Barrès Valéry-Gide, p.10.) » L’égotisme est essentiellement identifiable dans la littérature. Mais aussi le mot comporte aussi un sens politique : Au tournant du XIXe siècle et du XXe siècle, à la Belle Epoque, dans le roman français, la hantise de la décadence était une idée particulière. Idéologues, littérateurs, romanciers commençaient à dénoncer une décadence supposée, en posant la question du rapport entre l’individu et son milieu, qui concerne à la fois la morale, la politique et la littérature. Et là, le mot égotisme a trouvé un terrain fertile. Un Barrès dans sa trilogie du Culte du moi, prétend conférer à l’égotisme une valeur singulière. Ainsi, dégoûté du monde, il offre à son moi un écran contre une société jugée par lui vulgaire et sans valeur. Et par son étude sur Baudelaire, en 1881, Bourget présente sa fameuse « Théorie de la décadence », il associe le poète à l’individualisme pur. Pour lui, « une société doit être assimilée à un organisme », laquelle « se résout en une fédération d’organismes moindres, qui se résolvent eux-mêmes en une fédération de cellules ». Le social-darwinisme et antisémitisme commençaient à hanter les esprits des élites . Avec sa trilogie du Culte du Moi, Barrès a décrit le type même de l’égotiste ; il s’agit bien d’une figure « décadente », Philippe, le personnage barrésien. Et cinq ans plus tard, Barrès publie le premier volume d’une nouvelle trilogie, intitulée Le Roman de l’énergie nationale. Ce roman nationaliste lui fournit l’occasion de dépeindre un nouveau profil : le type du déraciné. Le déracinement est fondamentalement la scission avec le groupe, avec ses valeurs, ses normes et, surtout, son identité collective. Barrès, y fait allusion à la pensée politique de Taine, dans un chapitre intitulé précisément « L’arbre de M. Taine », rencontre fictive entre ce dernier et l’un des personnages du roman, qui offre le prétexte d’une réflexion sur la place de l’individu dans l’organisme social. Barrès était un écrivain violemment antisémite et anti-dreyfusarde. C’était aussi l’époque du « Péril jaune » : un pessimisme des élites occidentales face au reste du monde, surtout asiatique. Péril jaune était la traduction de l’allemand de Gelbe Gefahr. Une expression répandue en France en 1895 après la publication, dans Le Monde illustré, d’un article relatif à une reproduction d’un dessin allégorique du peintre allemand Hermann Knackfuss, à une époque marquée par la popularité du darwinisme social et de la raciologie. A cette époque aussi ”Question d’Orient” de l’Europe a permis à Angleterre et à la France de se confirmer comme deux grandes puissances coloniales. Alors que Péril Jaune évoque « le grand danger » que les peuples d’Asie bientôt puissent surpasser l’Occident pour hégémonie mondiale, avec un Japon fusionnant avec la Chine en se modernisant contre l’Occident. En France, publicistes, idéologues, journalistes, historiens mélangeant leur fantaisie à ce danger fictif se mettaient à écrire pour tirer l’alarme face à ce péril estimé imminent. Le thème est même repris implicitement dans la bande-dessinée. (François Pavé, Le péril jaune à la fin du XIXe siècle Fantasme ou réalité, L’Harmattan, 2013.) Pour Moutote, Stendhal représentant le moment fondateur de l’égotisme littéraire. Si nous définissons l’égotisme, comme intériorité conflictuelle de l’expérience de la vie, d’une conscience malheureuse, n’annonce-t-il pas l’existentialisme ? Kierkegaard, avec ses pseudonymes et ses masques n’est-il pas le premier philosophe « égotiste » de la philosophie occidentale moderne ? Certes, l’égotisme est d’abord littéraire, tel qu’il s’est manifesté chez Stendhal, mais nous verrons il est aussi philosophique. Si pour Pascal, le « moi est haïssable », sous l’influence de Freud, Kierkegaard, Nietzsche et Marx comme « maîtres du soupçon », le moi, n’est pas « haïssable » comme une formule de morale, il devient surtout suspect, décevant et inconsistant : il est « déconstruit ». Dans la pensée occidentale moderne, le moi est analysé par les procédures épistémologiques. Désormais, la vérité du moi n’est pas dans le moi, elle est dans l’infrastructure économique, dans l’inconscient, dans le rapport de la force ou dans l’affirmation de la vie.
Vincent Descombes, à travers ses nombreuses lectures, procède à une enquête plus poussée sur le Moi à partir du sujet Cogito cartésien afin de cerner le qualificatif d’égotisme. Car la promotion du philosophique du moi avait commencé avec Descartes. La première personne inéluctable pour une certaine forme de littérature est égotiste. Sans elle Montaigne ne pourrait pas écrire ses Essais. Certes nous pouvons toujours trouver chez Augustin, une certaine présence d’un proto-cogito mais c’est avec Descartes que va s’affirmer clairement l’identité de la valeur instrumentale de la raison. Il y a donc plusieurs formes d’égotisme à saisir : « les philosophes qui prennent substantivement le mot « moi » le font de deux façons qui sont indépendantes l’une de l’autre. Le moi du moraliste n’a pas la même syntaxe que le moi métaphysicien. Le moi au sens de l’amour propre est une qualité, un trait de caractère que l’on reconnaît à quelqu’un et qui peut être plus ou moins marqué. Le moi au sens métaphysique est un sujet auquel on attribue des opérations (de douter, de juger, d’imaginer, voire de « se poser comme sujet ») ou qui se les attribue lui-même. Ce donc là deux opérations de substantivation différentes, ce qui soulève un point de grammaire philosophique. (Vincent Descombes, Le parler de soi, éditions Gallimard/folio, 2014, p.25-26.) » Si on peut considérer l’égotisme en tant que style littéraire, à travers le jugement de Port-Royal sur Montaigne et les réflexions de Stendhal, il est d’abord une manière pour un individu de se mettre en avant dans son individualité personnelle. Il y a aussi que l’usage philosophique des pronoms « je » et « moi » qui vise à mettre en place un sujet, le « moi », lequel ne coïncide pas nécessairement avec l’être humain considéré dans son identité d’être vivant. Nous entrons alors dans les spéculations de l’égologie, c’est-dire la possibilité et de parler à la première personne avec les paradoxes de l’autoréférence et de l’auto-attribution. L’ironie est que si l’histoire du Moi, Ego et Egotisme commence symboliquement avec Descartes, les moralistes de Port-Royal quand ils parlent du moi comme la manifestation excessive d’un amour-propre, se trouverait-ils à la fois cartésiens et égotistes. C’est bien eux qui ont donné naissance à toute rhétorique du style égotiste. Alors dans le textes littéraire et philosophique, la valeur et signification de Je, Moi, Ego change : « Pour faire court, je propose de dire philosophie de l’égotisme pour une philosophie qui veut comprendre non seulement ce que c’est que parler de soi, mais ce que c’est que de le faire à la première personne. […] l’égotisme philosophique d’une doctrine du Cogito ne ressemble guère à l’exercice littéraire d’une peinture de soi dont les Essais offrent le modèle. Cette différence donne à penser qu’une philosophie de la première personne peut se développer dans des discussions indépendantes l’une de l’autre, que j’appellerai respectivement une rhétorique du style égotiste et une logique de la phrase égotiste. (Le parler de soi , folio : Gallimard, 2014, p.17-19.) » Cette philosophie de la première personne a ses traits propres qui comporte des mots tels que « je », « moi », « mien ». Car sans ces expressions les pensées exprimées à la première personne ne peuvent pas être transposées à la troisième personne sans que soit perdu le rapport du sujet parlant à lui-même, sa conscience de soi. A partir de Descartes, avec son discours philosophique du Moi, nous entrons alors dans les spéculations de l’égologie, avec ses paradoxes. Par exemple, jusqu’à quel point le je du « je pense » est-il identique à celui du « je suis » ? Y a-t-il une explication à ce paradoxe ? : « Chez Descartes, le philosophe qui médite est à la fenêtre et regarde dans la rue. Chez Pascal, il est dans la rue et s’interroge sur ce qu’a vu quelqu’un qui était à sa fenêtre en train de regarder les passants. Si on suit cette interprétation, on doit conclure que la différence entre les deux scènes est au fond celle de deux manières pour quelqu’un d’assumer le statut de la première personne ( en disant ego ou moi) : alors que Descartes adopte la position de regardeur (et doit « constituer » les apparences qui s’offrent à lui en personnes humains), Pascal se met du côté du regardé et se demande s’il est bien, lui Pascal, l’objet du sujet regardant. (Le parler de soi, folio : Gallimard, 2014, p.87-88. ) » Ici, le je du « je pense » renvoie à l’existence d’un moi qui pense, avant que le je du « je suis » renvoie à l’existence inéluctable d’un autre moi. il y a donc deux sortes d’être, deux sortes de moi ou de je : la différence entre Descartes et Pascal. Nous, revenons à Stendhal. Vincent Descombes, dans son livre consacre un chapitre saisissant à lui ayant titre de « Comment parler de soi ? La leçon de Stendhal (Le parler de soi, pp.41-47) ». Il cite de l’écrivain : « Le soir, en rentrant assez ennuyé de la soirée de l’ambassadeur, je me suis dit : « Je me devrais d’écrire ma vie, je saurais peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j’ai été, gai ou triste, homme d’esprit ou sot, homme de courage ou preux, enfin au total heureux ou malheureux […] » Cette idée me sourit. Oui, mais cette effroyable quantité du Je et Moi ! Il y de quoi donner de l’humeur au lecteur plus bénévole. Je et Moi ! ce serait, au talent près, comme M. de Chateaubriand, ce roi des égotistes. (Le parler de soi, éditions Gallimard/folio, 2014, p.45. [ Citée par l’auteur, Stendhal, Vie de Henry Brulard, Œuvre intime, Bibliothèque de Gallimard, 1982, Paris, tome II, p.533.] » Pour Stendhal, le style égotiste n’est pas un moyen de soliloquer avec soi-même mais un procédé indispensable pour aussi bien pour son œuvre intimiste tant que romancière. Son moi solitaire dans l’art sous l’apparence égotiste est le moyen d’une métaphore nécessaire entre lui-même et l’univers d’autrui. Stendhal avait prouvé la grande difficulté de cette insurmontable séparation entre la première personne et la troisième personne : comment parler de soi et surtout comment écrire sur soi ? Il n’était jamais content de son style, c’était une solution de pis-aller. Vincent Descombes conclut ainsi, concernant le dilemme de l’écrivain : « Stendhal pouvait-il éviter d’user d’un style égotiste ? Il semble penser qu’il est impossible de faire autrement. (Le parler de soi, p.45.) »