Un Blanqui noir -2-
Les lettres que George Jackson adresse à ses proches, à son avocate et, dans les derniers temps de son incarcération à Angela Davis, sont un laboratoire de pensée plébéienne où l’on voit, certes, les lectures (notamment celles d’auteurs révolutionnaires) instruire la pensée, mais surtout des contre-récits prendre consistance au fil d’une méditation continue, d’une concentration de la réflexion sur le parcours individuel de leur auteur et, à partir de ce fragile point d’appui, sur le destin de la collectivité noire aux Etats-Unis et l’état du monde – l’ « époque », en termes historiques. Les auteurs que Jackson « rencontre », comme il le dit, en prison, soutiennent assurément l’effort qu’il entreprend pour penser sa condition propre dans son époque et dans l’histoire de la minorité noire des Etats-Unis. Mais, pour l’essentiel, ce sont l’expérience et l’épreuve (ou les épreuves accumulées) qui forment le terreau de l’élaboration des notions rectrices, des lignes de pensée, des figures et formes de problématisation qui émergent au fil de sa correspondance. C’est, fondamentalement, l’hostilité du réel, l’inexorabilité des épreuves successives qui, ne disons pas nourrissent la pensée, mais la suscitent, la convoquent et la mettent au défi. Penser sa condition propre au rebours de tout ce qui tend à l’enfermer dans les catégories du discours de l’autre (l’Amérique blanche, la police, les appareils de l’Etat suprémaciste) devient dans le contexte de l’emprisonnement sans terme défini, une question de vie ou de mort.
Ainsi, sous la plume de Jackson, la problématisation de la condition noire aux Etats-Unis sous le signe de la notion de defeated (le terme, que nous traduisons ici par « vaincus », faisant directement écho, dans la langue originale, au motif de la défaite, à appréhender aussi bien dans sa dimension historique qu’individuelle et subjective, au temps présent) sera distinctement ce qui s’oppose au motif courant de la « victime », lui-même déployé dans le registre de l’indignation morale ou de la protestation (la plainte) de la créature éplorée, sur fond d’évocation des fatalités socio-économiques. Cette « vision » des défaites exténuantes accumulées de génération en génération par les Afro-américains depuis les temps de la traite, une fabrique historique de désolation dont l’effet sur la construction des subjectivités est lui-même accablant (la fabrique des Uncle Tom et des Uncle Ben’s, ironise amèrement Jackson) est un motif qui traverse les lettres de bout en bout. Comment endiguer ce cours des choses immémorial qui semble s’imposer à la minorité noire comme un implacable fatum historique ? – telle est la question qui hante les lettres. Comment, tout en n’étant « rien », id est un peuple surgi du négatif absolu de l’esclavage, s’arracher au temps visqueux de la subalternité et des défaites, comment faire bifurquer radicalement, inverser le cours de l’histoire en trouvant sa place, comme peuple dénié, dans le flot sans cesse grossissant des luttes coloniales contre les puissances impériales blanches ? – tel est le fil auto-réflexif qui parcourt les lettres, avec une netteté croissante au fur et à mesure que s’approfondit la méditation de Jackson sur ce dont est faite la situation des Noirs états-uniens, dans son actualité historique.
Comment émerger, se constituer comme peuple historique, peuple de l’émancipation, en ayant pour seul fonds commun l’héritage traumatique de l’esclavage ? Comment s’arracher à un destin historique dont le seul ciment est, précisément, l’arrachement au sol de l’origine, prolongé par la dispersion et la réduction à une condition infra-humaine ? S’il est un peuple dont le destin a bien été d’être, dans les termes de la philosophie de l’histoire de Hegel, immolé sur l’ « autel » de l’histoire, voire littéralement réduit à la condition de bétail humain pour être conduit à l’ « abattoir » (Schlachtbank) du développement historique, ce sont bien les Afro-américains [1]. Comment pourrait bien se produire ce « saut de tigre » dans l’inconnu (Benjamin) qui permettrait à ce peuple de la captivité et du travail forcé, de la subalternité même, de se rassembler autour d’une Idée (Hegel) ou d’un désir partagé d’émancipation et d’égalité, d’une dignité retrouvée ? – telles sont les questions lancinantes qui, de proche en proche, « animent » les lettres de Jackson.
Tout peuple moderne tend à se rassembler autour de ce que Benjamin appelle des « images dialectiques », des éclats de souvenirs collectifs, des images du passé, des instants décisifs, glorieux, des scènes fondatrices. Rien de semblable ne s’identifie dans le passé informe de la traite esclavagiste – le temps d’avant se perdant dans les brumes de récits incertains. Un peuple de l’esclavage, c’est-à-dire de la dispersion et du déni d’humanité, plutôt que de l’Afrique, l’évocation des « racines » revêtant une coloration fantasmatique, la tentation du « retour » prenant la tournure d’une rêverie inconsistante. Un peuple non pas sans histoire, mais privé de ces narrations puissantes et rassembleuses qui, pour les peuples modernes, rendent possible l’écriture du « roman national ». Plus que l’absence d’Etat rassembleur et centralisateur, puissance tutélaire et légitimante, c’est l’absence d’un tel récit ou d’une capacité auto-narrative qui fait de la minorité noire aux Etats-Unis un peuple-plèbe.
D’où la portée décisive de cette remarque de Jackson : je ne sais même pas mon nom. Son nom, en effet, ne peut être que d’emprunt, « faux » car attribué à l’esclave par le maître blanc, nom du maître lui-même ou sobriquet auquel l’esclave se trouve assigné par celui dont il est le bien mobilier [2]. Nom impossible à s’approprier, donc, car indissociable des « scènes » de la capture, de la vente, de l’établissement, en tant que cheptel humain, sur la plantation.
De même que Jackson problématise sa propre condition plébéienne comme celle d’un délinquant du ghetto devenu un révolutionnaire à l’épreuve de la prison, de même, il voit la minorité noire des Etats-Unis comme un peuple-plèbe, peuple de l’arrachement et de l’amalgame, rassemblé sur un mode essentiellement négatif par l’épreuve de la captivité – de l’esclavage de plantation au suremprisonnement dans les prison de l’Etat qui usurpe le nom de l’Amérique [3]. La condition subalterne et excentrée, le stigmate de l’esclavage qui fait de ce peuple des parias, les relègue, avec les Indiens, dans les tréfonds obscurs et abjects de l’histoire « américaine » [4] – c’est cela qui fait pour Jackson des Afro-américains une plèbe, dispersée, accablée et aliénée, plus que jamais au temps des luttes pour les droits civiques, à l’idéologie et au mode de vie du maître blanc. La perspective historique qui se dessine pour lui, dans le contexte général des luttes anti-impérialistes et de la conquête du pouvoir d’Etat dans les anciennes colonies par des régimes progressistes ou révolutionnaires, en Afrique et ailleurs, c’est celle de la transformation de cette plèbe qui n’a, selon la formule convenue (mais qui, dans ce contexte, prend une résonance toute particulière) « que ses chaînes à perdre » en peuple de l’émancipation, au côté des Cubains, des Algériens, des Tanzaniens, etc. Ce qui, naturellement, fait la particularité de la lutte conduite par les Noirs états-uniens, c’est qu’elle est interne à la puissance impériale et impérialiste. Pour le reste, il s’agit d’une lutte qui, dans ses traits essentiels, se définit pour Jackson comme homogène à celles que conduisent les peuples qui s’émancipent des puissances coloniales dans le Tiers-monde, pas seulement solidaire avec celles-ci ; ceci, dans la mesure même où la question de la couleur y joue un rôle prépondérant, en tant que signe et marqueur de la dimension coloniale de l’affrontement – une guerre des espèces plutôt qu’un affrontement calqué sur celui des nations européennes aux XIX° et XX° siècles, ou un conflit dominé par les intérêts économiques. Sur ce point, Jackson rejoint Aimé Césaire et surtout Frantz Fanon en établissant la relation indissoluble qui existe entre le caractère inexpiable de la lutte (qui oppose les Noirs américains à l’Amérique blanche) et la surdétermination de celle-ci par le facteur de la couleur (plutôt que de la race, notion nébuleuse en l’occurrence, si l’on prend notamment en compte les facteurs de métissage [5]).
On voit bien ici combien le destin du peuple-plèbe afro-américain, tel que l’envisage Jackson diffère de celui de l’Etat-nation moderne, calqué sur les « modèles » européens. C’est plutôt d’un peuple de l’égalité que parle Jackson, que d’un peuple de l’Etat, il ne cultive pas les illusions de la sécession ou du retour et place ses espoirs de façon croissante, au fil des lettres (et au fil des lecture des « classiques », marxistes notamment, dans un renversement du « système » (capitaliste) plutôt que dans une lutte à mort placée exclusivement sous le signe de la race. Au fil de cette évolution, l’ « Amérique blanche », ce fascisme suprémaciste issu du creuset de l’histoire européenne tend dans sa vision politique à devenir un visage, le truchement d’un système global de domination qu’il convient désormais de désigner par son nom propre – le capitalisme. Ce qui suggère que la lutte ne peut plus être placée exclusivement sous le signe de la race ou de la couleur – même si celui-ci demeure, dans l’expérience courante que fait la plèbe noire des Etats-Unis de l’inégalité instituée, une marque déterminante et constamment envenimée de la division. Tout comme celles de Fanon, que ce soit à propos de la situation du Noir dans une société européenne ou bien de la lutte des Algériens pour leur indépendance, l’analyse que fait Jackson de la condition des Noirs des Etats-Unis oscille entre deux pôles – l’indice de la couleur ou la race comme marqueur de la « lutte à mort » de ce qui se trouve placé par le discours raciste sous le signe de « l’espèce », et l’effort pour s’émanciper des contraintes imposées par cette approche raciale/racialiste du conflit et en identifier les origines et les formes « systémiques » – l’exploitation capitaliste des colonies, l’impérialisme.
Les Afro-américains sont pour Jackson la plèbe du peuple qui se dit américain précisément parce que leur exclusion rigoureuse du processus par lequel s’est formée aux Etats-Unis la nation blanche (par déplacement et amalgame aussi, mais sur un mode tout différent de celui de la traite esclavagiste) est la condition même de cette fondation. Les Noirs américains ont toujours été inclus en tant qu’exclus dans le processus de constitution de la nation blanche, aux Etats-Unis, aussi bien du point de vue de ses grands récits, de ses formes politiques, de son histoire conquérante. Un peuple s’est formé, sur une base raciale subreptice, ne pouvant s’éprouver comme composé d’ « hommes libres » qu’à la condition expresse que demeure dans son ombre cette plèbe qui, par mille biais, demeure circonscrite par la condition de captivité et de la non-citoyenneté – du démantèlement systématique, dans les Etats du Sud, des garanties destinées à donner aux anciens esclaves l’accès à la terre et au droit de vote à l’incarcération massive et à la privation de droits civiques pour une proportion toujours croissante de Noirs pauvres à partir des années Nixon [6].
Jackson identifie parfaitement ce qui apparaît comme le secret le mieux gardé de l’histoire providentialiste de la « nation américaine » : l’existence d’une plèbe noire subalternisée et criminalisable à merci comme condition expresse de l’existence du peuple d’origine européenne dont la condition historique se trouve placée sous le signe de l’exception et de son corrélat, le droit de conquête. Comment briser cette matrice ? – tel est au fond l’objet constant de l’effort de pensée que produit Jackson tout au long de la décennie que dure sa captivité. Cette méditation est, on l’imagine aisément, conduite dans les conditions du plus rigoureux confinement et de la solitude intellectuelle la plus absolue [7]. Elle ne cesse de se déplacer du plan des relations familiales à celui de la prise en charge des « tâches » historiques. Les lettres que l’enfermé [8] adresse à sa famille sont parcourues par un affect infiniment douloureux, dont l’expression est souvent véhémente, déchirante, une colère, une indignation, une rage parfois et dont le motif est toujours le même : comment se peut-il que vous (et, avec vous, votre génération) ayez pu accepter la défaite de notre communauté avec tant de résignation, appris si docilement à « baisser les yeux » et entrer dans la peau du larbin, du « néo-esclave », imiter les Blancs de si bon cœur, adopter leurs pseudo-valeurs et leurs codes de conduite, comment avez-vous pu faire semblant de croire qu’aux Etats-Unis l’esclavage avait été aboli, comment avez-vous pu accorder crédit à l’histoire de ce pays telle que la racontent les Blancs, leurs politiciens et leurs maîtres d’école – comment avez-vous pu, par aveuglement et lâcheté, faire semblant de croire à ces fables [9] ?
La rupture qui se manifeste ici sur un mode si douloureux porte bien au-delà du classique « conflit de générations », car ce qui se profile derrière chacune des charges que lance le reclus contre ses parents (à propos de la religion, l’éducation des enfants, du travail, de la relation aux Blancs, de la soumission et de l’insoumission à l’ordre social...) est toujours la même question, lancinante : comment s’extraire de la servitude volontaire [10] ? Comment bifurquer vers une autre histoire en entrant dans d’autres dispositions affectives et politiques – en s’établissant dans une autre subjectivité historique ?
Le déchirement qu’éprouve ici Jackson, ce qui l’éloigne et le sépare de la génération des parents et, avec eux, de la majorité de la population noire aux Etats-Unis est ce qui, par contre-coup, le porte à se faire l’avocat de solutions extrêmes, de conduites de rupture susceptibles de trancher le nœud gordien de la servitude volontaire. « Celui qui n’a rien n’a rien à perdre ! », écrit-il à son père en juin 1965. Lorsque Jackson convoque le Rousseau du Premier Discours, c’est en vérité du côté de Marat qu’il pense et penche, celui du pamphlet Les chaînes de l’esclavage. Il fait du Marat, disciple radical de La Boétie, sans le savoir, sans le connaître, comme il faisait du Benjamin un peu plus – mais j’ai déjà tenté de dire ce qu’ont d’abusif de telles formules. L’épreuve du déchirement, du radical éloignement de ses dispositions subjectives (de ses affects, ses émotions et de ses certitudes) de ce qui constitue la « conscience moyenne » voire le « sens commun » des siens – dans le sens extensif du terme, c’est de cette expérience constamment renouvelée que se nourrit le ton de véhémence et de rage de bien des lettres ; leur ton d’incrédulité accablée aussi, indissociable des accents prophétiques et messianiques.
Constatant le consentement apparent de ses « frères », les Noirs états-uniens, à la servitude, il s’indigne et les apostrophe : comment se peut-il que vous ne voyiez pas, ne compreniez pas ce qui vous crève les yeux ? Comment se peut-il que vous acceptiez la condition qui vous est faite ? Amertume, ressentiment, incrédulité, douleur – et, constamment, ce sentiment d’avoir été et d’être encore trahi par les siens... [11] Si l’on peut dire que les lettres de Jackson relatent ou mettent en scène une « tragédie » sans que l’emploi de ce terme soit de pure convention, évoquant les « souffrances » de l’enfermé et sa mort violente, c’est ici qu’il faudrait en identifier le cœur battant : là où celui qui, souvent, adopte, au-delà des admonestations, un ton prophétique éprouve dans la colère et le désarroi qu’un mur d’incompréhension se dresse entre ses proches et lui-même, entre ceux qui, pour lui, incarnent le monde de l’autre côté des murs et cet homme nouveau qu’il est devenu, celui qui a déchiré le voile des apparences et des mensonges, celui que, paradoxalement, l’épreuve du confinement a éveillé. Celui dont les yeux se sont dessillés et qui constate, incrédule, que ses rares visiteurs et correspondants se complaisent dans leur condition somnambulique. Alors, il hurle, il les prend au collet, il reprend ses explications – peine perdue, il est seul, prophète désarmé, et c’est cette solitude intellectuelle, politique, cette impossibilité de faire partager l’affect qui le porte à poursuivre sans relâche son effort pour redresser les énoncés popularisés par le discours de l’ennemi qui, davantage que les outrages et les privations endurés dans sa condition de détenu réputé dangereux et incorrigible, constitue pour lui, le fondement de la désolation dont il connaît l’épreuve. L’épreuve du déchirement absolu survient lorsque le sujet qui se sent assuré d’avoir percé à jour le « secret des choses » échoue à en faire partager l’évidence non pas au monde entier, mais au plus proche. Il crie non pas tant dans le désert qu’au milieu de la foule de ceux que rien ne semble pouvoir tirer de leur sommeil. Il n’est pas un prophète de malheur, il ne leur annonce pas malheurs, châtiments ou catastrophes à venir, il tente de les convaincre que l’heure est à l’émancipation des peuples maltraités par les puissances européennes et leurs extensions, et qu’il est temps qu’ils surmontent leur peur de la liberté, qu’ils se détachent des conforts douteux de la servitude volontaire – qu’ils choisissent leur camp.
Il sait que le présent porte la marque de l’instant décisif. Si la communauté noire des Etats-Unis ne sait pas se tenir à la hauteur des exigences de ce moment, c’est un nouveau cycle de la servitude qui s’ouvrira. C’est maintenant ou jamais qu’il faut relever le gant et défier la suprématie blanche – l’affect qui soutient ici les lettres est entièrement homogène à ce qui soutient alors la levée, si ce n’est le soulèvement du mouvement des Black Panthers, de l’action de Malcolm X, des écrits de James Baldwin... Il sait que le moment est venu de s’arracher à la mentalité du néo-esclave – mais ses mots, ses énoncés, ses appels ne franchissent pas le cap des murs de la prison – ou, s’il le font, c’est pour se dissoudre dans l’atmosphère comme autant de fusées d’exercice pyrotechniques... Cet échec à transmettre, à faire partager la « bonne nouvelle » de l’actualité du soulèvement et du bris des chaînes est une épreuve plus accablante que la captivité elle-même – celle de l’impossible partage des vérités destinées à sauver ceux-là même qui demeurent insensibles à leur lumière éclatante.
Cette connaissance des ressorts intimes de l’histoire qui fait des Noirs aux Etats-Unis une « caste » de réprouvés et de subalternes est celle qui permet de comprendre « pourquoi les conditions sont [pour nous, plèbe noire] si draconiennes, pourquoi le prix de la défaite si élevé ». C’est que ces conditions inflexibles, ce prix exorbitant ont pour toile de fond la lutte à mort sans rémission ni merci qui oppose maîtres blancs et post/néo-esclaves noirs aux Etats-Unis. Une guerre sans fin qui met aux prises deux espèces dont la différence de couleur est le marqueur symbolique du différend radical qui les oppose. Ce qui est en jeu, dans l’affrontement et qui ne cesse de l’envenimer est le fait même qu’il ne soit pas soluble dans le droit et la condition citoyenne (les droits civiques...) mais repose sur le fonds archaïque du suprémacisme racial, si ce n’est du déni de l’humanité du Noir – bref tout ce qui constitue le socle inébranlable de l’hégémonie blanche aux Etats-Unis, des répartitions et des discriminations selon la couleur qui en découlent.
Ce n’est pas simplement le fait que les Noirs soient, aux Etats-Unis, une minorité, qui rend la lutte inégale et fait d’eux des éternels vaincus : c’est, dit Jackson, que les conditions d’un apaisement du conflit par la voie de réformes progressives ou par la vertu d’une politique de la reconnaissance, ces conditions n’existent pas : la reconnaissance suppose que les deux parties se reconnaissent comme égales, malgré leurs différences et leurs oppositions d’intérêts, égales dans leurs constitutions humaines respectives – or, c’est devant ce type de reconnaissance que le legs de l’esclavage dresse sans cesse de nouveaux obstacles en relançant sans relâche les présomptions suprémacistes. Aux Etats-Unis, l’Etat a une couleur, comme l’ont les armes qui abattent les Noirs, comme la police est politiquement blanche, quand bien même elle est de plus en plus peuplée de flics noirs. Lorsque Jackson énonce, contre M. L. King que la lutte non violente est, pour les Afro-américains, un leurre, et qu’il faut faire table rase du « système » lui-même, c’est en premier lieu cela qu’il a en vue : la façon dont l’histoire de l’esclavage a infecté le système politique et la vie sociale aux Etats-Unis, au point que ceux-ci persistent à être, un siècle et demi après l’abolition formelle de l’esclavage, un Etat et une société gangrenés par les préjugés, les discriminations et, d’une façon plus globale, le critère de la race (dont font les frais en premier lieu, encore et toujours, les Afro-Américains), davantage qu’un Etat des citoyens et une société des individus.
Les homicides en série dont ont été victimes des Noirs de la part de la police ou de Blancs tout comme l’incarcération massive des Noirs qui a atteint, depuis la fin du siècle dernier, des proportions stupéfiantes confirment avec un éclat sinistre le diagnostic de Jackson, plutôt que les promesses des figures de proue de l’ère Kennedy.
Face à l’histoire, c’est ici la raison du plébéien noir vaincu et captif qui l’emporte sur celle des distingués patriciens blancs dont la postérité célèbre les noms et la sagesse [12].
(à suivre...)
Illustration : tirée de "THE DEVIL" (2012), Jean-Gabriel Périot
https://vimeo.com/44974361