Un Blanqui noir -3- Suite et fin
Il y a donc cette perpétuelle asymétrie, qui n’est pas simple disproportion de forces, et qui scelle le destin des Noirs américains comme perpétuels vaincus. Il y a cet acharnement des Blancs et de la violence institutionnelle de l’Etat blanc à reconduire les Noirs à leur condition inférieure, subalterne. Il y cette animosité perpétuelle des descendants des maîtres blancs contre ceux des esclaves, et dont le ressort est clairement exposé par ce récit fondateur de l’histoire de la nation états-unienne comme nation blanche – Naissance d’une nation de D. W. Griffith : ce qui ne passe pas, ne saurait passer, ce n’est pas tant l’abolition de l’esclavage de plantation dans le Sud des Etats-Unis, la suppression de la condition de « bien meuble » de l’esclave ; ce qui ne passe pas, c’est la notion même d’une émancipation des Noirs qui les rendrait libres de leurs mouvements, feraient d’eux des égaux comme citoyens (leur donnerait accès au droit de vote sans restriction), leur donnerait accès à toutes les charges et tous les métiers, les rendrait égaux en dignité aux Blancs – etc. Car c’est cela, précisément, que non seulement le « New Jim Crow » dans les Etats du Sud s’est efforcé avec succès d’enrayer après l’abolition, mais, plus généralement, que le préjugé racial institué de la base au sommet de la société et de l’Etat a constamment visé à empêcher [1]. C’est ce souvenir traumatique, pour la majorité blanche, de l’émancipation (et pour une part de l’auto-émancipation) des Noirs du Sud des Etats-Unis, tel que l’expose sur un mode horrifié le film de Griffith, qui a pour effet que la guerre des espèces est constamment relancée par la présomption raciale – les Noirs étant perçus par la majorité blanche comme une plèbe suspecte et par bien des biais superfétatoire, ne faisant pas partie de droit de la société, une pièce rapportée – ceci sur un mode parfaitement romain, tout se passant comme si les Afro-américains étaient vus par les Blancs, par les élites et par l’institution politique comme étant ici de fait mais jamais entièrement de droit, exactement comme les patriciens romaines, selon Tite-Live, voyaient, aux premiers temps de la Ville de Rome, les plébéiens [2].
Le tableau de la peine infinie, inexorable telle qu’elle est infligée à Jackson ne fait que réactiver cette histoire immémoriale de la guerre des espèces et, pour les Noirs américains, des défaites accumulées – un processus au long duquel toute sanction infligée à un Noir prend la tournure d’un rétablissement de sa condition servile et se doit d’être à ce titre exemplaire, démonstrative, dissuasive. Elle réactive ce Vae Victis ! Adressé aux survivants des civilisations indiennes confinés dans leurs réserves, aux descendants des esclaves noirs et aux Latinos, héritiers symboliques, eux, du dépècement du Mexique par les Etats-Unis. Cette vindicte exercée par le maître blanc, tel qu’il continue à exercer son empire en souverain sur les peines et les châtiments, cet acharnement que Jackson voit s’exercer contre lui et qui, d’année en année repousse vers une ligne d’horizon toujours plus incertaine, tout ceci prend pour lui valeur de paradigme politique – c’est l’immémorial de l’esclavage, de la capture du Noir et de sa mise aux fers qui se reproduit et reprend forme dans ce microcosme. Le prix « si élevé » qu’il paie, ce n’est jamais que l’effet d’une reprise, une de plus, de ce geste par lequel le maître s’efforce d’inspirer la terreur à l’esclave en lui infligeant, à la moindre incartade, au moindre geste de résistance, une peine destinée à le décourager de tenter d’échapper à sa condition – les mutilations détaillées par le Code noir.
Dans cet acharnement, Jackson discerne ce désir de mort jamais éteint qui anime les chasseurs d’esclaves fugitifs, les lyncheurs suprémacistes, les policiers à la gâchette facile, les gardiens de prison « sadiques et fascistes » [3]. Avec « les conditions si draconiennes, la peine si élevée » qu’il subit, c’est toute une cohorte d’images de mise à mort, de violences extrêmes qui « reviennent » – pendaisons sommaires, agressions commises par les suprémacistes au temps de la déségrégation dans les Etats du sud des Etats-Unis, assassinats de leaders noirs – un intertexte des lettres de Jackson qui, un demi-siècle plus tard resurgit intact dans les films documentaires évoquant les luttes conduites par les Noirs états-uniens dans les années 1960-70 et l’état présent des choses – l’incarcération massive des Afro-américains aux Etats-Unis, les bavures policières en série dont ils font les frais. Le retour (ou la reprise) des mêmes images accablantes a ici valeur d’irrécusable attestation : il manifeste bien le fait que le poison de l’esclavage continue de circuler dans les veines de cette Amérique-là, que le « régime de la peine » auquel sont astreints les descendants des esclaves est bien celui de la répétition déplacée : de la chasse aux esclaves fugitifs à l’emprisonnement massif de la délinquance noire, de Nat Turner à George Jackson [4].
Jackson se voit pris dans ce remake perpétuel de la scène clé de Naissance d’une nation – celle de l’exécution sommaire par le Klu-Klux Klan du Noir libidineux, coupable de vouloir polluer la race blanche. Le Noir qui, d’une manière ou d’une autre, sort de sa condition doit y être reconduit par les moyens les plus violents – ceux de la terreur, mise à mort ou enfermement perpétuel. Cette forme exemplaire de la peine reconduit la communauté noire à sa condition – celle d’une liberté précaire, partielle et qui ne saurait être que conditionnelle. Ce régime perpétuellement renouvelé place automatiquement l’infraction commise par le Noir, quelle qu’en soit la nature, sous le signe de l’inexpiable, de l’irréparable et donc de la peine infinie. C’est ce que rappelle Jackson avec insistance dans ses lettres : aucun principe de proportionnalité (de la peine au délit) ne saurait venir tempérer la sanction qui lui est infligée et qui, comme il s’avère au terme de l’histoire interrompue que consignent ces lettres, équivaut purement et simplement à une peine de mort dont l’exécution est indéfiniment différée – jusqu’à sa mise en œuvre inopinée.
La peine subie par Jackson est exemplaire dans la mesure même où son destin pénitentiaire anticipe, dans les années 1960-70, sur ce qui va devenir un phénomène de masse affectant la communauté noire aux Etats-Unis, l’incarcération massive placée sous le signe des peines flexibles et reconductibles, dont font les frais de manière toujours plus disproportionnée les Noirs, ceci à partir des années 1980 – ère Reagan puis Clinton. – ce que l’universitaire et publiciste Michelle Alexander a appelé The New Jim Crow, soit le nouveau système de ré-asservissement de la population noire des Etats-Unis [5]. Le prix exorbitant de la défaite est payé par le néo-esclave rebelle dans un monde ou l’appareil de Justice n’est que le masque de la lutte à mort que se livrent les ennemis en présence, et l’habillage de l’esprit de vindicte qui anime le vainqueur – son cri de victoire. La Justice n’est jamais que l’un des moyens par lesquels le vainqueur remet le vaincu à sa place, l’enchaîné à nouveau. Elle est la guerre immémoriale des maîtres blancs et des esclaves noirs se poursuivant pas d’autres moyens. Du point de vue des descendants d’esclaves, il n’y a jamais eu, aux Etats-Unis, que cette guerre sans fin dont cette Justice de pure défense raciale et sociale, cette justice d’abattage n’est que le dernier avatar. Cette guerre immémoriale voit s’enchaîner toutes sortes de tableaux, sans discontinuité : allergie au travail forcé, marronnage, révoltes des esclaves, fuites groupées vers le Nord des Etats-Unis, délinquance juvénile noire, etc. Toute tentative de la part du descendant d’esclaves de se conduire en homme libre et d’afficher ses droits, est immédiatement perçue par le monde blanc comme mouvement de subversion, action violente et tentative insurrectionnelle. Les illégalismes dont les Noirs se rendent coupables prennent automatiquement une tournure politique, ce sont des soulèvements dispersés, « sauvages ».
Au cœur de l’asservissement des Noirs s’identifie le dispositif de capture [6]. Après la proclamation de l’abolition, les Noirs du sud demeurent des captifs réels (ils sont massivement réassignés au travail forcé et empêchés de se déplacer) et, plus tard, ils vont tomber dans tout le pays sous le coup de la politique d’incarcération massive. Le prix de la défaite, c’est donc en premier lieu celui de la reconduction du dispositif de capture. Ce qui en fait le caractère exorbitant, c’est le fait même qu’il ne se relâche, provisoirement, pour se tendre à nouveau, et se renforcer. A l’encontre de tous les principes proclamés de la démocratie états-unienne, il apparaît exclu qu’il tombe en désuétude pour offrir une chance aux Afro-américains de devenir des hommes libres et des citoyens sans condition(s). L’incarcération massive, comme dispositif durable dont les traits sélectifs et discriminatoires s’accusent sans relâche, c’est, dans son fond, un esclavage d’Etat, indissociable d’un modèle économique à haut rendement pour les firmes qui y sont impliquées. Jackson n’en a connu que les prémisses, mais il a la forte intuition du pli néo-esclavagiste qui est en train de se former autour de l’enjeu de l’emprisonnement des Noirs et des peines d’élimination qu’ils y subissent. Celles-ci ne visent pas seulement à neutraliser et accabler ceux qu’elles frappent, elles sont aussi des peines d’exposition, une sorte de cérémonie des supplices, destinée par une autorité suprémaciste dans ses tréfonds à tenir en lisière la plèbe noire toute entière.
Ce que découvre Jackson à l’épreuve de la prison de haute sécurité et de la peine infinie, c’est assez précisément ce qu’établit Foucault dans ses cours sur la généalogie des institutions pénales et qu’il expose aussi dans ses nombreuses interventions autour de l’actualité judiciaire et pénitentiaire des années 1970 : que la Justice est une machine de guerre, que son exercice s’apparente à la conduite de la guerre sociale, dans l’une de ses dimensions essentielles. Là où Foucault fait une généalogie des institutions pénales en analysant la façon dont se met en place l’Etat répressif qui, dès le XVII° siècle, écrase les soulèvements paysans et les émeutes urbaines, étudiant les relations qu’entretiennent la naissance de la monarchie absolue et l’apparition des pouvoirs de police et de la Justice qui sanctionne la plèbe paysanne (les pieds-nus) et urbaine, dans un pays comme la France, Jackson est attentif, lui, à la façon dont s’établit et se perpétue la modalité coloniale et raciale de cette guerre judiciaire et pénitentiaire – la poursuite de l’esclavage noir par les moyens d’une Justice sélective et d’un système pénitentiaire faisant la part belle aux établissements de haute sécurité destinés à l’exécution des longues peines [7].
Cette convergence entre le professeur au Collège de France et l’enfermé perpétuel se produit dans les mêmes années – fin des années 1960, début des années 1970, une période durant laquelle on a assisté, dans à peu près tous les pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord, à une sorte d’insurrection massive contre les disciplines, les formes de pouvoir et d’institutions y correspondant – formes pénales et pénitentiaires notamment.
Cependant, du point de vue des processus d’élaboration de la pensée se dévoile une différence essentielle : pour autant qu’il est un patricien enclin à la défection, l’intellectuel radical et théoricien de la relation critique à l’actualité se déplace vers un objet – la Justice, la prison – et entreprend d’en briser la coquille idéologique, de s’extraire, pour l’envisager, de l’ordre des discours et d’en exposer le fonctionnement caché en adoptant une démarche analytique se combinant avec le « courage de la vérité ». Ceci pour établir, au rebours des évidences les mieux partagées, que la Justice est une machine de guerre sociale, un moyen par lequel l’autorité et la classe dominante conduisent la guerre qui l’oppose à la plèbe entendue comme espèce sociale. Ce qui caractérise ici l’intellectuel critique, c’est la dissociation de la puissance de la pensée (et du courage de la vérité) d’avec l’expérience directe – il n’a jamais eu affaire à la Justice, il n’a pas connu l’expérience de la prison [8].
Tout autre est le chemin qui conduit le sujet plébéien à l’exercice de la pensée critique. Les lettres de Jackson montrent suffisamment qu’il y a bien une pensée de la plèbe, une capacité critique du plébéien, que le philosophe, l’intellectuel, l’homme instruit et compétent n’ont pas le monopole de la pensée critique exercée dans le champ de la vie sociale et politique. Jackson pense sa propre expérience, l’histoire à laquelle il se rattache ainsi que son environnement à ses propres conditions, les analyses qu’il ébauche et les jugements de vérité qu’il articule s’émancipent de l’ordre des discours de l’Amérique blanche et des élites. Il produit un contre-récit qui s’approfondit et s’étoffe de lettre en lettre, il recompose, par la seule puissance de sa propre pensée, un entendement de ce dont est faite la situation des Noirs aux Etats-Unis. Ceci, sur un mode dynamique et pratique, c’est-à-dire en pensant les conditions de l’hétéronomie des Noirs états-uniens et de leur suppression du point de vue de l’émancipation, du point de vue propre à la plèbe – en tant que celle-ci est appelée à penser les conditions et les perspectives de sa propre autonomie.
En d’autres termes, bien loin que les gestes et les actions de la plèbe soient nécessairement placés sous le signe des mouvements instinctifs, des pulsions violentes, du mimétisme et de la contagion comme le professe Gustave Le Bon [9], il apparaît qu’il y a bien une capacité réflexive et théorique qui est propre à la plèbe. C’est ce que mettent en lumière les lettres de Jackson : entravé, immergé dans le puits sans fond d’une captivité sans terme, éloigné de toute possibilité d’action, le plébéien noir ne se cogne pas la tête contre les murs, ne succombe pas au désespoir, il transforme sa réclusion en occasion de développer une méditation continue sur son propre destin et celui de ses « frères ».
La différence entre le mode d’élaboration de la pensée, la production d’idées ou la manière de problématiser l’actualité que pratique ici le plébéien vaincu, empêché et celle qui est propre au penseur professionnel saute aux yeux : le propre de la plèbe est bien de penser le monde et la spécificité de sa situation avec et dans ses épreuves, en les traversant, l’exercice de sa capacité à produire des idées et problématiser est inséparable de ce qu’elle subit et endure – l’épreuve familière non seulement de la dureté des choses de la vie, mais, plus spécifiquement, de ce qui la pousse à bout et la conduit à se rebeller et, généralement, à en payer le prix.
Ce sont les défaites de tous ordres qui sont infligées à la plèbe, c’est l’épreuve de l’injustice qui ne se corrige pas mais se trouve augmentée par cette autre injustice qui frappe celui/celle qui proteste ou se soulève qui constituent le plus substantiel de l’expérience dont se nourrit la pensée de la plèbe. La défaite en est l’aliment le plus constant, comme le montrent et le problématisent les lettres de Jackson ; mais elle est, simultanément, ce qui l’exténue, dans sa répétition même. C’est la raison pour laquelle la fatigue constitue un motif central, lancinant, dans les lettres de Jackson. La fatigue, c’est la version lente de la désolation, l’effet dans la durée de la politique d’attrition dont le plébéien captif fait les frais [10]. La fatigue, c’est l’effet d’érosion exercé sans répit par l’incarcération sur le corps et l’esprit du captif du temps amorphe du pénitencier, où tend à s’effacer toute distinction entre jours, semaines, mois et années (les unités de temps se brouillent). La fatigue, c’est ce qui exténue la pensée du plébéien enfermé, la défaite en acte au jour le jour, cet affaiblissement subreptice de sa capacité de penser contre ce qui tend à son abaissement, à son effacement. Au bout de la fatigue, il y a la capitulation, la soumission définitive – celle du détenu qui, plus jamais ne soutient le regard de son geôlier, du Jackson et vit perpétuellement les yeux baissés .
C’est contre cet effet prévisible, réglé, de la captivité dans sa longue durée que se trame le soulèvement éphémère est désespéré de la tentative d’évasion. Cette interruption mortelle de la captivité qui suspend brutalement le cours des lettres – selon une modalité évidemment bien différente de l’interruption abrupte et calculée que Foucault met en scène à la fin de Surveiller et punir [11].
Le plébéien pense dans ses épreuves, à travers elles, en les endurant et en leur résistant, il pense avec son corps exposé, avec son corps enchaîné aux épreuves, constamment mis à l’épreuve par la déportation, le travail forcé, les châtiments, la fuite, la captivité. Il est, dans cette épreuve perpétuelle du corps, Sisyphe et Prométhée d’un seul tenant. De longs passages des lettres de Jackson évoquent cette mise à l’épreuve du corps enchaîné, exposé aux outrages des gardiens et des détenus blancs, exposé jour et nuit à la lumière crue des néons, etc. La célèbre phrase sur laquelle se conclut Le Manifeste communiste « Les prolétaires n’ont que leurs chaînes à perdre, ils ont un monde à gagner » est, sous plume de Marx et Engels une image forte destinée à inscrire la lutte ouvrière au temps du capitalisme dans le cours immémorial des combats pour l’émancipation. Lorsque cette phrase « rebondit » dans les lettres de Jackson, il s’agit d’autre chose – l’expérience propre des chaînes, des menottes et des entraves lui est familière – depuis ses premiers démêlés avec la police, à l’âge de quinze ans jusqu’au quotidien de la prison de haute sécurité où tout déplacement s’effectue entravé. Les chaînes de Marx et Engels qui n’ont probablement jamais été entravés sont rhétoriques, tout comme la connaissance de la prison par Foucault est théorique et documentaire, puisée pour l’essentiel dans les archives ; les chaînes de Jackson sont celles de l’expérience quotidienne, il en connaît le poids, la pression sur les membres, le cliquetis et cette expérience suffit à inscrire sa propre expérience directement dans la continuité de celle de la traite négrière. Lorsque la phrase de Marx et Engels revient vers Jackson après avoir fait le tour des imaginaires de la lutte contre l’oppression et l’exploitation depuis plus d’un siècle et demi, sous toutes les latitudes, elle entre en résonance avec son expérience propre de manière immédiate et directe – très précisément comme la phrase sur laquelle s’ouvre le Premier discours de Rousseau que mobilise également Jackson dans les lettres – ces phrases d’anthologie dans lesquelles la figure de l’esclavage est mobilisée comme image générale de l’oppression, Jackson peut se les approprier comme expression littérale de son expérience propre et de celle de sa communauté d’appartenance composée de post-esclaves.
Le corps est le baromètre du captif perpétuel, que ce soit sur la plantation ou dans la prison de haute sécurité, le baromètre de son endurance face au travail forcé ou à un isolement à peu près total. Mais les lettres n’évoquent pas ce statut du corps comme témoin de la peine infinie sur le mode de la plainte ou de l’intensité des souffrances éprouvées, les lettres ne cherchent jamais à attirer la compassion apitoyée de ses correspondants. C’est plutôt que le corps totalement exposé aux conditions extrêmes de la captivité néo-esclavagiste « se souvient » tout naturellement de ce que fut la condition de ses ancêtres, sur les bateaux de la traite et sur les plantations, mais aussi va devenir le vecteur et la surface d’inscription d’une pensée autonome de la violence exercée contre les Noirs par les Européens et leurs descendants aux Etats-Unis. Ce régime de violence dont il est question pour Jackson de faire l’archéologie, c’est par le corps qu’en passe l’analyse. Chez le plébéien, c’est toujours d’une manière ou d’une autre le corps qui pense, quand bien même cette pensée rejoint souvent, par plus d’un biais, les « pensées du haut » qui se vouent à l’analyse de l’oppression ou aux conditions de l’émancipation.
Trop souvent, les pensées que produit la plèbe à propos de sa propre condition et de l’horizon de son émancipation sont rabattues, dans le discours savant, sur le statut du témoignage. Or, les lettres de Jackson ne sont pas en premier lieu un puissant témoignage sur les conditions d’incarcération d’un jeune délinquant noir en Californie dans les années 1960-70, elles sont un traité en fragments et un manifeste dont l’objet est parfaitement distinct : comment nous, Noirs déportés d’Afrique, sommes-nous devenus ce que nous sommes aujourd’hui et à quelles conditions pourrions-nous briser les chaînes de notre (néo-) esclavage ? Bien au-delà du simple témoignage, cette œuvre d’une (courte) vie, brutalement interrompue, est une méditation sur les conditions de l’émancipation de ceux dont l’expérience commune est la déportation, la captivité, les chaînes, le travail forcé – la destitution de leur appartenance à l’espèce humaine. C’est un travail auto-réflexif poursuivi sur plus de dix ans, dans les pires conditions qui se puissent imaginer pour former une « œuvre », pour composer une généalogie de l’épreuve historique endurée par un groupe humain dont le devenir-plèbe perpétuellement reconduit apparaît comme le destin inexorable – mais un destin qui ne doit rien aux « puissances supérieures » et tout aux hommes, à d’autres hommes qui voient leur « manifeste destinée » comme celle de maîtres élus dotés d’une prérogative hégémonique, à eux accordée pour l’éternité.
Illustration : tirée de "THE DEVIL" (2012), Jean-Gabriel Périot
https://vimeo.com/44974361