Vivre et philosopher avec Fourier

, par Patrice Vermeren, René Schérer


Notre ami René Schérer, longtemps enseignant au département de philosophie de l’université Paris 8, vient de mourir, quelques mois après son centième anniversaire. Nous publions, à titre d’hommage, ce bel échange, entre son collègue Patrice Vermeren et René, à propos de la philosophie de Charles Fourier.

L’une des énigmes du temps serait celle du moment dans lequel s’est constituée la communauté philosophique qui, dans les années 1960, dessine une configuration inédite de la philosophie française qui va se cristalliser dans l’aventure vincennoise dix ans plus tard et donner lieu à la création de son département de philosophie. René Schérer occupe ici une place considérable. Tu es d’abord singulièrement situé comme “phénoménologue husserlien” : tu as rapporté comment, après ta lecture de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel en 1943, et une fois entré à l’Ecole Normale Supérieure, tu avais fréquenté Tran Duc Thao, engagé dans la “manie” du moment de faire tenir ensemble le marxisme et la phénoménologie, même si la rigidité de celui-ci te mettait mal à l’aise, tandis que Desanti et Jean Domarchi pensaient et discutaient beaucoup avec celui qui publiera bientôt Phénoménologie et matérialisme dialectique (1951), et comment bientôt Jean Hyppolite t’a proposé de collaborer à la révision de la traduction des Recherches Logiques de Husserl [1]. Mais aussi tu en appelles à Charles Fourier. Ma question est la suivante : Qu’est-ce que Schérer va chercher chez Fourier ? Et d’abord, comment le découvre-t-il ? Très tôt, par René Maublanc, professeur de philosophie au lycée Henri IV, chez qui il fait un stage d’agrégation, et un exposé sur Fourier. René Maublanc, membre du Parti Communiste Français, est l’auteur avec son ancien élève Félix Armand d’un recueil de textes choisis de Fourier publié en 1939 aux éditions sociales internationales, entre Les matérialistes de l’Antiquité de Paul Nizan et le Proudhon d’Armand Cuvillier, dans la collection “Socialisme et culture” dirigée par Georges Friedmann. La préface de Maublanc établit que lorsque Marx et Engels parlent du socialisme dans Le Manifeste communiste, c’est plus à Fourier qu’à Saint Simon ou à Owen qu’ils pensent en écrivant : “Ils attaquent la société existante dans ses bases. Ils ont fourni, par conséquent, en leur temps, des matériaux d’une grande valeur pour éclairer les ouvriers. Leurs propositions positives en vue de la société future – suppression du conflit entre la ville et la campagne, abolition de la famille, du gain privé et du travail salarié, proclamation de l’harmonie sociale et transformation de l’état en une simple administration de la production – toutes ces propositions ne font qu’annoncer la disparition de l’antagonisme des classes, antagonisme qui commence seulement à se dessiner, et dont les faiseurs de systèmes ne connaissent encore que les premières formes indistinctes et trompeuses. Aussi ces propositions n’ont-elles qu’un sens proprement utopique [2]”. Fourier est crédité, à la suite d’Engels, de l’invention d’un style satirique allègre à l’encontre de l’esprit boutiquier et des phrases grandiloquentes des idéologues bourgeois, d’une critique plus magistrale encore du mode d’organisation par la bourgeoisie des rapports sexuels et de la situation de la femme en général, et d’une conception de l’histoire de la société (« Là où Fourier apparaît le plus grand », « Sa dialectique est égale à celle de Hegel ») ; et de revendications que Marx lui-même retrouverait sous sa plume en écrivant Le Capital. Mais surtout l’Union soviétique parait elle-même être saisie de quelques-unes des questions essentielles et des solutions pratiques de Fourier, dans le plan d’électrification et d’industrialisation de Staline comme dans l’organisation des kolkhozes et des sovkhozes, où Fourier “retrouverait l’image de son phalanstère”, dans l’émulation stakhanoviste du travail et la régénération de l’homme nouveau, la seule différence étant que l’application du rêve fouriériste s’est faite en URSS par la violence alors que Fourier voulait une transition pacifique. L’analyse de Maublanc trouvera un écho dans Paris, capitale du XIX siècle de Walter Benjamin, accordant à Fourier de voir dans les passages le canon architectonique du phalanstère, et Benjamin ajoute : « Marx a pris position en face de Karl Grün pour couvrir Fourier et mettre en valeur sa « conception colossale de l’homme ». Il considérait Fourier comme le seul homme à côté de Hegel qui ait percé à jour la médiocrité de principe du petit bourgeois. Au dépassement systématique de ce type chez Hegel correspond chez Fourier son anéantissement humoristique. Un des traits les plus remarquables de l’utopie fouriériste, c’est que l’idée de l’exploitation de la nature par l’homme, si répandue à l’époque postérieure, lui est étrangère (…). Si l’intégration de la technique dans la vie sociale a échoué, la faute en est à cette exploitation de l’homme par l’homme, qui est le reflet de l’exploitation de la nature par l’homme” [3].
A l’inverse de l’usage que fait Maublanc de Fourier, celui-ci apparait bientôt comme un prophète inspiré, irréductible à tout discours totalitaire, singulièrement le marxisme soviétique. André Breton lit Fourier en Arizona, visitant les réserves des Indiens Hopi., saisi par une vie hors des contraintes de la civilisation, et rédige son Ode à Fourier, publiée en 1947 : “ Comme toi Fourier, Toi debout devant les grands visionnaires, Qui croit avoir raison de la routine et du malheur, à toi le Roseau d’Orphée”. C’est Pierre Naville qui a prévenu André Breton qu’André Gide lui avait parlé d’un fonds d’archives érotiques et obscènes de Fourier séparées du Fonds Victor Considérant, conservé par Célestin Bouglé à l’Ecole Normale Supérieure, au Centre de documentation sociale, dont le secrétaire n’est autre que René Maublanc. Simone Debout en tirera les cinq cahiers qu’elle éditera sous le titre : Le Nouveau Monde Amoureux, en 1967. Avec cette publication, Fourier n’est plus réduit à la légende qu’avaient voulu forger ses disciples, Victor Considérant et Just Muiron.
René Schérer, qui avait exposé sur Fourier chez Maublanc en 1946, et cité Fourier dans sa thèse rédigée en 1959 (mais soutenue seulement six ans plus tard), répond favorablement en 1966 à son condisciple de l’Ecole Normale Supérieure, Jean-Francois Revel qui lui demande de constituer et de préfacer un recueil de textes de Fourier pour ses “Classiques de la liberté” chez Pauvert. Soit le volume publié sous le titre L’attraction passionnée, une expression et une idée qui, dit Schérer, lui avait plu. Il décrit alors un Fourier à l’opposé de celui de Engels : aucunement socialiste, certainement pas hégélien, qui résiste aussi bien à l’incompréhension bourgeoise qu’à la compréhension marxiste. Célébrant la méthode d’inspiration cartésienne de Fourier, qui est l’écart absolu, le doute absolu, ébranlant le principe même de la civilisation, Schérer propose une lecture “structuraliste” et anti-hégélienne de Fourier. La place du sujet est déplacée du côté des tensions de l’homme avec son environnement, selon le lieu qu’il occupe, elle est assignée par les mouvements qui sont les passions. “ Toute la théorie de Fourier peut être comprise par référence à l’attraction passionnée, qui joint ce qu’il y a de plus intime en l’homme sensible et de plus mécanique dans le mouvement matériel. Tout est passion au sens même où tout est abstraction. La nature explique l’homme qui, à son tour, explique la nature, celle-ci conduisant de toute façon à lui. Aussi, dans cette décentration perpétuelle, la circularité est-elle le seul centre [4]”. Ce beau texte, Schérer nous dit qu’il ne l’écrirait plus, qu’il était comme une concession au structuralisme du temps, mais il est emblématique de la manière dont René Scherer fait de Fourier notre contemporain, comment il se démarque de toute lecture réductrice du passé pour faire usage d’un auteur de (ou hors de, mais alors ramené à) la tradition, pour en faire la référence d’une machine à conceptualiser une situation philosophique contemporaine. Fourier non seulement résiste à l’ironie bourgeoise et à la compréhension marxiste, il ne se contente pas de préfigurer Marx : il n’est aucunement socialiste, il n’est certainement pas un hégélien, et ailleurs tu dis aussi qu’il n’est en rien un utopiste, manière aussi de maintenir cette catégorie d’utopie à distance. Mais aussi bien Fourier distingue la passion du désir, toujours insatisfait, alors que la passion peut rencontrer la satisfaction. Fourier va au-delà de Sade, parce que Sade tient que le désir s’accomplit dans la transgression de la loi, tandis qu’il n’y a pas d’idée de la transgression dans la satisfaction passionnelle chez Fourier. Un Sade qui est en 1966 de grande actualité, avec la poursuite et l’achèvement de l’édition de ses œuvres complètes au Cercle du Livre précieux (le texte de Lacan : Kant avec Sade, avait été rédigé pour préfacer le troisième volume publié en 1962, mais il avait été refusé et publié dans la revue Critique en 1963, et revu pour sa (re)parution dans les Ecrits en 1966, et l’on sait que Schérer avait été un moment, sur le conseil de François Châtelet lorsqu’il rédigeait sa thèse de doctorat, très assidu au séminaire de Lacan), et avec les articles de Barthes, Klossowski et Michel Tort publiés dans la revue Tel Quel [5]. Ensuite, Schérer rapprochera Fourier de l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari. En tous cas, c’est l’aspect visionnaire et prophétique de Fourier que retient Schérer, l’impossibilité` de toute application de sa philosophie, sous condition du philosophème de l’attraction passionnée, l’impossible de tout assemblage entre la satisfaction sexuelle et l’association ou le collectif (ce dernier terme étant emprunté à Deleuze et Guattari). Tu peux alors, selon ton expression, « Philosophier Fourier », devenu ton contemporain, penser à partir de lui, ou comme tu le dis en adoptant une formule de Barthes, vivre avec Fourier. Vivre et philosopher avec Fourier, c’est peut-être la clef de ton œuvre philosophique, contre l’oubli de la part du quotidien et du désir, et sous condition d’une association de l’ exercice de la pensée à une attitude militante ( au sens où tu parles de cette « race » de philosophes engagés à laquelle comme toi-même appartiennent Châtelet, Deleuze, Lyotard, Foucault et Derrida)
Si la question des philosophes de ta génération est de savoir comment on sort du hégéliano-marxisme et de l’interrogation sur le sens de l’histoire après la Seconde guerre mondiale (cf Michel Foucault, à propos de ses lectures de Bataille et de Blanchot, et à travers eux de Nietzsche [6]), l’une des réponses pourrait-elle être la tienne : celle de René Schérer, au-delà de la phénoménologie, saisi par un Fourier qui serait l’inverse de Hegel, mais pas au sens où l’entend Marx, un pari sur l’impossible ?

Patrice Vermeren

René Schérer répond à Patrice Vermeren

Tu as fort bien exprimé les choses, cher Patrice. Ce que tu dis est tout à fait exact.
Il y avait des préoccupations qui appartenaient, à cette époque, et qui se sont modifiées ou même sont devenues peu compréhensibles ; et, par rapport aux gens qui sont ici, aux étudiants et même aux professeurs, je n’ai pas exactement les mêmes contemporains, ni ne vois exactement la même chose qu’eux. Et il me faut un effort pour me replacer dans la situation d’alors.
Quels étaient donc mes contemporains à ce moment-là ?
C’étaient Sartre d’une façon insistante, mais que, précisément pour cela, il m’a été inutile de mentionner ; c’était le conflit entre existentialisme et marxisme, c’était la rencontre également entre la phénoménologie et le freudisme.
Donc, c’était nombre de choses qui posaient des problèmes mettant en question la philosophie ; la philosophie en tant que philosophie pure et simple : ou, comme l’écrivait la revue qui avait été éditée par Thierry Briault ici - même, à Paris8, la "Philosophie Philosophie". Formulation également adoptée par le Collège international de Philosophie. Ce qui ne serait guère, je crois, compréhensible si l’on ne pensait que, il y a une sorte de spécificité de la philosophie en tant que telle.
Or, « à l’époque », il avait, au contraire, une tendance à tirer la philosophie du côté de ce qui n’était pas elle, attirée qu’elle était par les sciences humaines annexes. Tout spécialement par la sociologie qui paraissait son véritable « devenir », son destin. De là, la fondation par Bataille et autres, avant la guerre de 40, du fameux Collège de sociologie, avoisinant, il faut aussi le rappeler, avec le Collège philosophique de Jean Wahl, plus proche de la « philosophie, philosophie ».
Avec Foucault, cela a été un peu la même chose. Il s’est orienté, à la suite de Canguilhem, vers la médecine, vers la psychologie, vers l’histoire. Il a été, on pourrait presque le dire, contraint et forcé par une sorte de pression extérieure, contemporaine de la prépondérance d’une pensée inspirée par Comte et par Marx. Puis, la philosophie a refait surface, et a été revendiquée pour elle-même.
Le nom est devenu noble et tout le monde s’est réclamé d’être philosophe. Mais, du temps de mes études, on semblait bien aller vers « la fin de la philosophie ». Fin non seulement signifiée par Marx et déjà Hegel, puis par Heidegger qui s’était sacré lui-même ou qu’on avait sacré le dernier des philosophes.
La philosophie s’était constituée comme étant sur, à l’orée, à l’entrée de son éclatement, voire de sa disparition.
Je n’y croyais pas tout à fait, moi, personnellement ayant une certaine résistance, répugnance ou réserve à parler de la disparition philosophie ; mais ce fut surtout Deleuze qui a résisté à ce mouvement général.
Je n’étais pas non plus, d’ailleurs, sur les positions de Deleuze, humien, bergsonien et spinoziste, étant phénoménologue husserlien, mais je n’étais pas non plus dans l’attitude inverse.
J’étais moins engagé dans l’idée de la fin de la philosophie, tout en cédant quelque peu à sa séduction. Comment conserver, préserver la philosophie bien que l’on soit à la période sinon de son achèvement du moins de sa crise, de sa mise en crise, de sa problématisation ?
Châtelet aussi partageait mes doutes et devint, un peu plus tard, un fervent défenseur du maintien de la philosophie en tant que discipline et enseignement.
Ensuite, et par réaction, il y a eu des philosophes et des meilleurs, qui ont adopté une position de repli, sur l’histoire de la philosophie et ont assuré le grand succès de la scolastique, de philosophies, tout au moins passés sous silence , de textes méconnus ou oubliés auxquels donner sens. Je pense à Giorgio Agamben par exemple, ou d’autres. Dans l’intention de sauver la philosophie on est revenu en arrière - ce qui ne veut pas dire ré activement - de façon à redécouvrir, à relire des philosophes. Mais là c’est une question trop immense pour que je te puisse répondre autre chose que l’évoquer et laisser la discussion à d’autres porte-parole.
C’était seulement pour te dire quelle était la situation.
Tu as raison de la situer dès avant-guerre et où il y a eu - pour conclure ce point - il faudrait aussi parler de la faveur nouvelle de la philosophie de Hegel, grâce à la traduction de La phénoménologie de l’Esprit par Hyppolite, à l’action de Jean Wahl, dès avant la guerre de 40, ainsi que celle de Kojève avec son Introduction à la lecture de Hegel et à ses cours. L’hégélianisme de la même façon que la phénoménologie, husserlienne, celle-là, ont été des moyens de renouvellement de la pensée philosophique.
Il s’agissait encore de prendre parti dans ce débat. Mais Deleuze, pour sa part a toujours agi en outsider, il est resté en marge et a œuvré de manière tout à fait originale.
Il a toujours affirmé qu’il ne l’avait jamais été ni marxiste, ni phénoménologue, ni hégélien. Alors qu’avec Wahl et Hyppolite qui ont dirigé mes travaux de thèse, j’étais un peu de tout cela à la fois.

Texte publié dans René Schérer ou la parole hospitalière, sous la direction de Bruno Cany et Yolande Robveille, L’Harmattan, 2013.

Notes

[1René Schérer, Geoffroy de Lagasnerie : Après tout, Entretien sur une vie intellectuelle, Paris, éditions Cartouche, page 62.

[2Karl Marx : Manifeste du Parti communiste, cité par F.Armand et R.Maublanc : Fourier, Paris, Editions sociales internationales, 1937, tome I, p.180.

[3Walter Benjamin : Ecrits francais, Paris, Gallimard, 1991, page 295.

[4René Schérer : « Charles Fourier, ou l’écart absolu », préface à Charles Fourier : L’attraction passionnée, Paris, Pauvert, 1967, page 14.

[5« La pensée de Sade », Tel Quel, n°28, 1967.

[6Patrice Vermeren : “1949 : déclin et mort du bergsonisme ?”, Cahiers critiques de philosophie, n°7, 2009, page 99.