Proposition et interventions de Tony Ferri

, par Tony Ferri


« ’’Ici et Ailleurs – Pour une philosophie nomade’’ est une association, à but non lucratif, régie par la loi de 1901. Quoique issue, dans sa décision inaugurale, de la réunion, pour l’essentiel, d’amis formés à la philosophie ou ayant le goût de la philosophie, elle est née du constat que pour philosopher librement, collectivement, authentiquement, il importe de s’émanciper du cloisonnement universitaire par trop pétri de codes, de rites, de pratiques, de programmes sclérosants. A ce titre, elle ne se veut être au service de rien et être serf de personne.

Sa particularité réside dans son nomadisme, c’est-à-dire dans son désir de déplacer, tantôt par l’analyse critique, tantôt par l’ironie, tantôt par le réquisitoire, tantôt encore par l’humour ou la dérision, les frontières entre le possible et l’impossible, le juste et l’injuste, le visible et l’invisible en ce qui concerne notre présent social. Autant dire qu’elle n’a d’yeux que pour l’acte philosophique nourri aux conditions d’une pensée libre empêchant de tourner en rond ou de prendre racine.

De ce point de vue, elle est une association foncièrement a-politque, en ce sens qu’elle n’est inféodée à aucune couleur politique, qu’elle n’a, du fait même de son nomadisme, ni étendard ni hymne à défendre et qu’elle n’est à la solde d’aucun pouvoir. Bien au contraire, elle traque dans ses moindres recoins, pour les dénoncer, les travers des pouvoirs quels qu’ils soient – du pouvoir politique et financier au pouvoir médiatique et propagandiste, en passant par le pouvoir scolaire, punitif ou répressif. A cet égard, elle contribue à apporter matière aux débats contemporains portant notamment sur le vivre-ensemble, le devenir des institutions, les relations internationales, la santé des démocraties, la notion de justice. Elle entend se réapproprier une parole libre et réflexive visant à débusquer, pour les disqualifier sans ménagement, dans les discours et les pratiques, les idéologies de la domination, de la colonisation, du racisme et de l’antisémitisme, du cléricalisme, du patriarcat, du capitalisme, du sexisme, du militarisme, de l’homophobie et du carcéralisme. Elle est ouverte aux amis de la liberté ».

Première intervention :

Je partage tout à fait l’idée de cet ajout « (…) et de l’islamophobie », cela donnerait effectivement, dans le corps du texte, ceci : « (…) visant à débusquer, pour les disqualifier sans ménagement, les idéologies de la domination, de la colonisation, du racisme, notamment de l’antisémitisme et de l’islamophobie, du cléricalisme (...) ».

Le « notamment » permet, en effet, et en quelque manière, de jouer subtilement sur deux tableaux : à la fois il intègre ces particularités discursives et comportementalistes racistes dans le terme générique « racisme », et laisse poindre tout de même des enjeux contemporains saillants dont est marquée notre histoire collective. Vous vous souvenez sans doute de l’article de G. Agamben dans Le Monde (publié vers fin 2015, je crois), dans lequel il affirmait explicitement que le sort réservé aujourd’hui aux musulmans ressemble ou risque fort de ressembler à celui qui a été fait aux juifs jadis...

Je suis donc favorable, pour ma part, à la formulation sous cette forme « notamment de l’antisémitisme et de l’islamophobie ». L’expression de « préjugé culturel », quoique intéressante et riche de sens, pourrait être mal comprise par nos lecteurs (un peu comme le mot polysémique « a-politique »), à moins d’en préciser plus longuement ses nuances...

Deuxième intervention :

Réponse à Jean Louis :

Merci beaucoup pour ton message, tes questionnements et tes objections ! Je te découvre sous un angle que je ne connaissais pas. Permets-moi de te répondre avec un brin d’humour, du moins en m’y essayant.

Première remarque : n’ayant pas pu être présent à la précédente université d’été, j’ignorais ce détail sur le catholicisme qui t’a tellement épouvanté. J’ignorais également ton attachement au catholicisme (je n’ai rien contre au demeurant), qui en revanche m’amuse un peu, connaissant ton passé de communard... Un communiste catholique reste donc possible, de même que, comme me le faisait dernièrement remarquer un ami, il se peut qu’existent des Suisses communistes (j’en connais un qui a écrit un très beau livre contre le capitalisme, et ce livre m’a plu).

Au-delà de cette petite tonalité d’humour, ne perds pas de vue, cher Jean-Louis, la distinction fondamentale entre catholicisme et cléricalisme. Dans le catalogue, comme tu dis, n’apparaît pas le terme catholicisme. Et sur ce point, je crois que c’est bien comme cela. Néanmoins, nous nous revendiquons d’aucun Dieu (même si je ne suis pas insensible à la question de Dieu) ni d’aucun maître ni d’aucune autorité ou chapelle. Et le cléricalisme, s’il a son histoire comme toute doctrine, il n’en reste pas moins qu’il perdure aujourd’hui sous d’autres formes, et qu’on n’en finit pas comme cela avec le religieux (je n’ai pas dit la religion, et encore moins Dieu). D’autant qu’avec le retour ou le maintien des conservateurs de tout poil dans le creux de la société française (cf., la manif. dite pour tous), nous avons fort affaire (en ce que cela nous concerne) et fort à faire avec la défense de la condition féminine, du droit à l’avortement, du droit à la procréation médicalement assistée, du droit à la vie homosexuelle, etc. Les acquis ne sont jamais définitivement acquis...

Permets-moi de partager avec toi cette information que, tout récemment, un groupe catholique, se réclamant de la personnalité ou de l’autorité de Fillon, m’a contacté pour le rejoindre ? Rejoindre le goupe Fillon composé de 6 000 individualités en extase, au nom du catholicisme ? J’espère ne pas heurter ta sensibilité en te confiant que j’ai décliné gentiment l’invitation...
N’oublions pas non plus une chose. L’association « Ici et Ailleurs », ce me semble, est une association d’amis réunis autour de « luttes communes ». Et qui dit « luttes », dit opposition, pas de côté, refus, contre-conduite... Si nous étions dans le meilleur des mondes, nous pourrions, en effet, nous réclamer de ces belles positivités dont tu parles, comme ces intellectuels médiatiques d’aujourd’hui qui nous vendent de la sagesse. A l’opposé, Sartre disait, à ce propos, que l’horizon de la philosophie n’est pas la sagesse (petite-bourgeoise), mais les luttes, tant que nous vivrons dans une société comme la nôtre. Je crois qu’il avait raison, lui qui avait bien perçu les enjeux de notre époque contemporaine et la nécessité de l’engagement.
Enfin, dernier point : la philosophie de Hegel (comme tu sais, un de ces « monuments » de la philosophie contemporaine) insiste, comme tu le sais également, pour montrer comment l’acte de philosopher en tant que tel consiste à « se poser en s’opposant », comment elle est une activité de l’esprit et de lutte qui se réclame de la relation à la fois actuelle, présente, d’une part, et négative, rétrospective, à contre-courant, d’autre part. N’ayons donc pas de scrupules à nous démarquer par le geste de l’opposition à partir duquel nous pouvons faire, bien sûr, des propositions.

Quoi qu’il en soit, il me semble important de lister les axes « principaux » relatifs au cadre de nos luttes pour nos lecteurs, sans entrer dans des détails infinis. Mais si tu souhaites ardemment que nous bannissions la lutte anti-cléricale, je ne m’en offusquerai pas, puisque, ce qui compte, c’est, dans la mesure du possible, de mettre en suspens nos affects et de nous réunir à partir d’un socle commun de vues... Pour ma part, sois rassuré, jusqu’à présent, jamais je n’ai écrit un livre ou tenu des propos en public « contre » le catholicisme... Au contraire, le terme même d’ « amour », tel que l’a tout particulièrement réfléchi la Bible, reste, à mes yeux, un incontournable. Au point que, dans mon bouquin sur la compulsion de punir, j’ai osé dresser un pont entre le concept d’hospitalité, tel que le déploie notre grand ami René Schérer dans son œuvre, et le mot amour au sens chrétien.

Troisième intervention :

Au-delà de tout ce que nous avons évoqué, jusqu’ici, sur la définition de notre anticléricalisme, qui ne renvoie, par conséquent, ni à un anti-catholicisme radical ni à un athéisme acharné - je crois que nous en sommes bien d’accord -, il me semble néanmoins important de préciser deux aspects complémentaires de cet anticléricalisme dont nous nous réclamons ou dont nous pouvons nous réclamer, et ce de « manière générale », j’ai bien dit de « manière générale », puisque nous pouvons élargir le débat à une dimension autant philosophique que politique, et que nous ne sommes pas moins attachés aux « idées » qu’aux « décisions » et « actions » :

1° D’une part, notre anticléricalisme provient de ce que notre pensée ou notre attitude repose sur la volonté de ne pas afficher de « dévouement aux intérêts du clergé ». Je crois que nous pouvons le dire clairement de cette façon-là. Plus largement, il signale notre opposition à toute forme de radicalisme politico-religieux (les philosophes classiques parlaient, eux, de la sphère théologico-politique) et au pouvoir que ce radicalisme prétend détenir ou cherche à exercer.

2° D’autre part, étant entendu que, pour rappel, le terme clergé a pour racine le mot « clerc » (ceci n’a pas encore été évoqué entre nous), notre anticléricalisme souligne aussi notre refus d’endosser l’attitude ou l’habit du clerc, au double sens suivant :

a. d’abord, en ceci que nous ne nous affichons pas comme des clercs (au sens de Benda qui a écrit « La Trahison des clercs »), c’est-à-dire comme des lettrés ou, pire encore, comme des mondains ou des privilégiés. Bien au contraire, notre association « Ici et Ailleurs « est ouverte à toutes les conditions sociales ;
b. ensuite, nous sommes anticléricaux en ce que nous nous défions de toutes ces réunions intimistes, réalisées en conclaves, réservées aux prétendues élites et visant à présider aux destinées sociales et politiques ; en d’autres termes, nous sommes plus que réservés face à l’attitude de ceux qui décident, dans l’intimité des petites cours reculées, du sort du plus grand nombre (le grec « klêros » véhicule l’idée de sort), et cela au nom d’eux-mêmes. Notre réserve ou notre défiance sont d’autant plus justifiées que les décisions prises par ces clercs ou élites de tout poil sont très souvent, sinon les pires, du moins les plus compromettantes ou les plus accablantes pour notre présent et notre futur.