Après le grand refus - Extrait : "Mondialisation, architecture et conteneurs"
Vient de paraître :
Mikkel Bolt Rasmussen
APRÈS LE GRAND REFUS
Essais sur l’art contemporain, ses problèmes et ses contradictions
Traduit de l’anglais par José Chatroussat
L’Harmattan
Collection "Quelle drôle d’époque !", dirigée par Alain Brossat
Après le grand refus propose une interprétation de l’art contemporain s’inscrivant dans le sillage des analyses du marxisme occidental représenté notamment par Adorno, Marcuse et Debord. L’ouvrage met l’accent sur la question de la présence (ou de l’absence) continue d’une impulsion transgressive de l’avant-garde. Prenant comme point de départ de sa réflexion la capacité de l’art à contribuer à une transformation sociale radicale, l’auteur analyse dans les six chapitres de ce livre les rapports entre l’hégémonie néolibérale actuelle et l’art contemporain, comprenant en particulier l’esthétique relationnelle, l’art interventionniste, le nouvel institutionnalisme et l’architecture postmoderne.
Mikkel BOLT RASMUSSEN est historien de l’art et professeur à l’Université de Copenhague. En français il a publié La contre-révolution de Trump (Editions Divergences).
Extrait :
Mondialisation, architecture et conteneurs
« Le pouvoir est lui-même devenu environnemental, il s’est fondu dans le décor [1]. »
Comité invisible
En 2013, l’usine BMW de Leipzig a été nommée meilleure entreprise européenne par la Fédération des Industries allemandes et l’INSEAD, l’ancien Institut européen de gestion des entreprises. Elle a été « choisie parce qu’elle est l’une des usines de production automobile les plus modernes au monde ». « La lauréate de cette année illustre l’importance de la réflexion entrepreneuriale visant à renforcer l’innovation dans l’industrie manufacturière européenne », a souligné le comité [2]. Cette usine, conçue par Zaha Hadid Architects et édifiée entre 2003 et 2005, a déjà reçu un certain nombre de prix d’architecture tels que le Deutscher Architekturpreis 2005 et le RIBA European Award en 2005 comme « excellent ouvrage architectural ». Les comités attribuant les prix, aussi bien ceux d’architecture que ceux du monde de l’entreprise, ont relevé tout particulièrement le caractère transparent et dynamique de cette usine, la fluidité du bâtiment et l’efficacité de la production à l’intérieur.
Selon Zaha Hadid Architects et BMW, le bâtiment permet la mise en œuvre de modèles novateurs du temps de travail allant de 70 à 140 heures par semaine, ce qui permet de s’adapter de façon extrêmement rapide aux changements spécifiques du marché. En tant que telle, l’usine participe bien sûr d’une évolution plus large qui a amené les constructeurs automobiles européens à adopter le système Toyota de la production allégée et juste-à-temps, réduisant aussi bien les temps morts dans la production que les délais de réponse des fournisseurs.
L’usine de Leipzig emploie 5 500 travailleurs, et chaque jour, 650 voitures BMW Série 3 traversent le bâtiment par une ligne de convoyage surélevée, permettant de produire jusqu’à un million quatre cent mille véhicules par an. A première vue, le bâtiment central de l’usine de Leipzig apparaît à la fois transparent et dynamique. L’espace est propre et presque aseptisé ; le bâtiment baigne dans une lumière blanche mêlée à un éclairage LED bleu émanant du tapis roulant. Il est transparent à l’intérieur et se caractérise par des lignes et des mouvements internes, mais il est fermé sur l’extérieur. La flexibilité est le maître-mot mais, bien sûr, tout se résume au fait de produire des voitures ou « des véhicules inégalables » comme BMW les appelle. Aujourd’hui, pour produire et vendre des voitures, il faut disposer d’une gamme étendue de moyens esthétiques, y compris d’une architecture expressive et de nouvelles pratiques de travail.
Pendant une longue période allant de la fin des années 1970 au début des années 1990, Zaha Hadid était surtout connue dans les écoles d’architecture comme une architecte d’avant-garde déconstructiviste, influencée par le suprématisme russe et repensant les modes de représentation en architecture par la création de formes fluides et à angles aigus.
A la fin des années 1990 et dans les années 2000, l’architecte irako-britannique s’est imposée comme une figure majeure de l’architecture contemporaine par ses nombreux projets et constructions importantes aux États-Unis, en Europe et au Moyen-Orient : la caserne de pompiers de Vitra à Weil am Rhein, le Musée national des arts du XXIe siècle à Rome, le Centre culturel Heydar-Aliyev à Bakou, parmi bien d’autres.
Si autrefois elle était vue comme l’architecte qui accompagne toujours ses participations ratées à des concours de peintures étranges, plutôt kitsch, mais dans un style assez dynamique à la Malevitch, elle fait partie maintenant des architectes vivants les plus réputés. Au cours des dernières décennies, des opéras, des musées et des centres culturels ont surgi dans le style de Zaha Hadid qui se caractérise souvent par l’étalage d’une complexité formelle surhumaine découlant d’une part d’un geste architectural extravagant et d’autre part d’un système de design par ordinateur laissé en roue libre.
Le partenariat entre Hadid et BMW est parfaitement logique. L’usine de Hadid à Leipzig est un exemple actuel de ce que l’historien marxiste italien de l’architecture, Manfredo Tafuri, appelait « l’architecture publicitaire » ; il avait emprunté cette expression à l’historien allemand de l’art, Adolph Behne qui, dans les années 1920, parlait de cette architecture publicitaire Reclamarchitektur où l’architecture devient une sorte de communication de masse de la restructuration urbaine mise en place par le capitalisme contemporain.
Comme l’explique Tafuri dans sa lecture de l’architecte expressionniste allemand, Erich Mendelsohn, l’architecture se trouve subsumée par le développement économique et technologique du capitalisme, ce qui la conduit à exprimer cette transformation [3]. Zaha Hadid et Patrik Schumacher, qui est son bras droit et son théoricien en chef, parlent à propos de l’usine BMW de quelque chose qui d’une certaine manière implique ou exprime une « urbanisation de la production ». Cela signifie que le bâtiment est censé reproduire la complexité de la ville, et utiliser une quantité sans fin de ses expressions, de ses affects et de ses langages.
L’usine BMW d’Hadid se trouve prise, à l’évidence, dans ce dilemme moderniste d’avoir à se confronter à une restructuration économique et urbaine à l’échelle minuscule qui est celle des bâtiments individuels. C’est le paradoxe inéluctable de l’architecture moderniste : les bâtiments se trouvent en quelque sorte en situation de négocier avec leur environnement (capitaliste) et de le nier, ce qu’ils sont bien sûr incapables de faire (en tant que bâtiments individuels). Hadid conçoit des œuvres uniques qui ne peuvent pas concurrencer les transformations structurelles en cours et elle finit par les reproduire comme gestes architecturaux ou dans la flexibilité et expressivité d’un style.
Son usine de Leipzig est le dernier exemple où s’affirment les conditions de la mondialisation capitaliste dans ce secteur, celui où les stars de l’architecture créent des bâtiments uniques spectaculaires pour des entreprises capitalistes. Le recoupement entre la rhétorique de BMW et celle du cabinet Zaha Hadid Architects est éloquent : ils partagent un langage particulier sur l’innovation et la créativité. BMW a utilisé le bâtiment construit en 2005 dans ses spots publicitaires en mettant en valeur la nature évidente de la « collaboration » avec Hadid : « Nous aurions pu construire une usine comme une autre. Nous aurions pu aussi dire non à des milliers de concepts de design de haut niveau conçus par nos ingénieurs, mais chez BMW, nous estimons que tout ce que nous faisons doit exprimer notre soutien à de grandes réflexions, et laisser de grandes idées devenir des véhicules inégalables [4]. »
Il s’agit de la représentation de soi. Les entreprises comme BMW adorent avoir une rhétorique centrée sur la transformation et la production permanentes. La marque de l’entreprise, le statut de l’architecte et l’iconicité du bâtiment fusionnent et transforment l’architecture en une gigantesque publicité tridimensionnelle pour le capitalisme néolibéral. En collaboration avec BMW, Hadid a créé une sorte de machine architecturale de production insurpassable, permettant de fabriquer quotidiennement un nombre stupéfiant de voitures.
Comme l’écrit Hal Foster, il est difficile de ne pas penser en l’occurrence au concept de Peter Bürger de répétition grotesque des expérimentations de l’avant-garde qui ont été transgressives autrefois. L’utilisation par Hadid du vocabulaire visuel du suprématisme et de l’expressionnisme est dangereusement en passe d’être une simple répétition stylistique de gestes radicaux de jadis mis aujourd’hui au service des entreprises capitalistes [5]. Hadid a choisi de travailler avec un constructeur automobile. Nous avons parcouru un long chemin depuis le projet de « Monument à la Troisième Internationale » de Tatline. Alors que Tatline, Malevitch et El Lissitzky se précipitaient pour aider le Parti bolchevique après sa prise du pouvoir en octobre 1917 en Russie et s’engageaient dans son appareil de propagande, Hadid construit des bâtiments pour BMW et les riches cheikhs du pétrole. Elle n’est pas la seule. Toute une génération d’architectes de premier plan a une clientèle exclusive, construit des musées, des tremplins de ski alpin et des bâtiments qui sont des vitrines pour des entreprises.
Cela ne peut se comprendre, en suivant Bürger, que comme une évacuation du projet ambitieux de l’avant-garde de construire un monde nouveau – sa dynamique a été vidée de sa dimension politique de jadis ; elle n’apparaît plus que comme l’expression architecturale du capitalisme néolibéral ou post-libéral pour paraphraser Jameson [6]. Il est impossible d’éviter le problème de la récupération quand on regarde l’usine BMW d’Hadid, et il faut se demander s’il est possible d’être à la fois une avant-gardiste et quelqu’un qui construit des espaces prestigieux pour l’accumulation capitaliste. Si tel est le cas, alors l’idée d’avant-garde a bel et bien été vidée de tout contenu politique progressiste.
L’élément le plus frappant de ce bâtiment est le tapis roulant géant qui le traverse et qui brise effectivement la séparation entre le secteur de la production et celui de la conception et du design. Toutes les étapes de la création des BMW Série 3 sont visuellement présentes dans le bâtiment central qui relie trois unités de production préexistantes et jusqu’alors séparées ; la séparation entre travailleurs en col bleu et en col blanc s’en trouve ébranlée.
L’activité productive et celle de la direction se déroulent dans un flux visuel ininterrompu où les voitures se déplacent dans la partie supérieure ou juste le long des bureaux en espace ouvert dispersés un peu partout dans le bâtiment. Les ouvriers et les cadres sont rassemblés dans le même espace, ce qui rend visible les interactions entre leur travail respectif. Au lieu d’avoir des étages séparés avec des programmes et des fonctions spécifiques, le bâtiment a un agencement constitué par une profusion d’ouvertures, de pans inclinés, de cantilevers, qui débouchent sur des plaques de sol, ce qui crée une impression perpétuelle de mouvement et d’ouverture. Comme l’explique Hadid elle-même : « L’idée est que vous avez là un large éventail d’activités qui ont lieu ensemble dans le même espace [7]. » Elle conceptualise cela comme étant « la transformation de la production dans un domaine urbain [8] ». Pour les bureaux directoriaux et administratifs du bâtiment central, Hadid a suivi un style de l’après-guerre, assez conventionnel, d’espace ouvert, mais elle les a placés dans une architecture mouvante où il y a peu de sols en dalles normaux. Cela positionne les bureaux dans un « paysage » ouvert qui dissout la distinction entre sols, activités et travaux hiérarchisés. Le bâtiment apparaît effectivement comme un grand organe ou une grande machine à produire des voitures ; à l’intérieur d’un grand espace, les voitures se meuvent et les ouvriers coopèrent au sein d’un flux de travail qui se déploie de façon rhizomatique. Cela abolit (au moins visuellement) la distinction entre travail matériel et travail immatériel. Les différentes activités se métamorphosent mutuellement, et les éléments architecturaux de design, le salon d’exposition, les lieux de l’administration et ceux de la production s’articulent entre eux.
L’accent a été mis fortement sur l’horizontalité en plaçant au même niveau tous les employés qui travaillent sur les voitures, lesquelles se déplacent lentement dans l’espace du bâtiment. Tout est axé sur la circulation et l’horizontalité. La circulation n’est pas seulement soulignée par la présence des voitures et des ouvriers qui travaillent dessus tandis qu’elles se déplacent sur le tapis roulant. C’est aussi le bâtiment lui-même qui met en relief cette circulation avec sa profusion d’ouvertures et de pans inclinés, et qui de même les articule en un mouvement continu. Le dispositif de circulation oblige les ouvriers à passer par le bureau de vérification situé au milieu du bâtiment où les voitures sont enlevées sélectivement du processus de production pour être contrôlées.
Tous les employés doivent donc participer au processus de communication produisant un savoir (et des voitures). Il ne suffit pas d’appuyer sur des boutons ou de serrer des vis ; vous devez prendre la parole et faire partie de l’entreprise collective qui fabrique et assemble les voitures BMW Série 3. Cette injonction à l’adresse des travailleurs de communiquer, cette transparence et ce caractère circulatoire de l’édifice, tout cela contribue à produire un environnement de travail particulier que nous pourrions qualifier d’espace d’autocontrôle sophistiqué. Cette expression se réfère à la description par Gilles Deleuze de la société d’autocontrôle où le pouvoir est devenu immanent aux travailleurs en ce sens qu’ils se contrôlent eux-mêmes par le biais de l’architecture et de l’environnement bâti [9].
Les travailleurs ne sont pas surveillés avec précision, mais ils effectuent un contrôle permanent sur eux-mêmes. L’usine ne fait donc pas seulement partie d’une transition entre la standardisation fordiste et la flexibilité postfordiste, elle participe à la transition d’une société disciplinaire vers une société de contrôle. Dans cette transition, les institutions distinctes de subjectivation disciplinaire (la famille, l’école, l’armée, l’usine, la prison, etc.) sont remplacées par un réseau flexible de contrôle intériorisé où l’individu est à tout moment l’objet d’une subjectivation par des institutions qui ont maintenant fusionné, mêlant travail, exercices sportifs, rencontres, communications, 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. Au lieu d’un pouvoir extérieur supervisant l’usine, nous avons un espace dynamique et transparent où les travailleurs sont toujours visibles les uns par les autres, où ils communiquent et participent à la production.
Il y a un esprit « communautaire ». Chacun est obligé de participer à un projet commun, et l’opinion de chacun est nécessaire pour soutenir la concurrence et satisfaire les exigences d’un marché imprévisible. En ce sens, ce ne sont pas seulement les BMW Série 3 qui sont produites dans le bâtiment conçu par Hadid, mais les travailleurs eux-mêmes. L’usine BMW de Leipzig ne se contente pas de mettre les ouvriers au travail pour qu’ils créent de la plus-value et des profits ; elle veut connaître leurs idées et leurs points de vue. Ils doivent participer.
Les sociologues d’inspiration autonomiste, Dimitris Papadopoulos, Nuamh Stephenson et Vassilis Tsianos, ont considéré que l’usine de Leipzig était un « espace post-libéral », à la fois ouvert et clos. Dans cet environnement, les travailleurs et les membres de la direction sont dépouillés de leur appartenance de classe et de leur subjectivité ; ils sont transformés en une sorte de communauté imaginaire qui transcende les idées des individus, des citoyens et de la société civile. Selon ces trois auteurs, cette usine représente une nouvelle phase du capitalisme transnational : l’érosion de la souveraineté politique de l’État-nation s’accompagne de la création par le capitalisme d’un espace dans lequel l’usine BMW peut « condenser les pouvoirs économiques, technoscientifiques, politiques et culturels » et devenir un « agrégat vertical de pouvoirs [10] ».
Il ne s’agit pas de la réalisation de l’idée libérale d’une société ouverte, mais plutôt de l’apparition d’un espace au-delà du politique dans lequel les fonctions étatiques déterritorialisées fusionnent avec la technologie avancée et l’architecture expressive.
L’usine BMW est un ordre interactif, ni ouvert, ni fermé, mais ouvert dès qu’il incorpore les acteurs nécessaires à son fonctionnement, et fermé dès qu’il peut protéger et maintenir sa fonctionnalité. … C’est une structure agressive, s’opposant à tout ce qui fixe des limites à ses propres intérêts ou tente d’y injecter une impureté [11].
L’usine de Leipzig est un exemple d’un nouveau type d’espace où la souveraineté de l’État est remplacée par un agrégat post-libéral de pouvoirs, où le capital inclut ou exclut les travailleurs à sa convenance, en accord avec la main invisible du marché capitaliste mondial.
Une immense accumulation de containers
Si l’usine BMW de Zaha Hadid à Leipzig est l’autoportrait architectural le plus tape-à-l’œil du capitalisme contemporain, le conteneur (ou container) est une figure peut-être moins visible, mais cependant, encore plus importante dans la phase actuelle de la mondialisation capitaliste – ce sont deux objets en apparence neutres qui ont joué un rôle crucial dans la création d’un monde nouveau, un monde d’autocontrôle (des travailleurs) et de mouvement perpétuel (des marchandises). Le conteneur a ouvert la voie à une restructuration complète de l’économie mondiale, la désindustrialisation des pays occidentaux, une intense modernisation capitaliste de la Chine et de l’Asie du Sud-Est ; la starchitecture étant quant à elle l’auto-représentation de ce monde post-libéral.
Le conteneur est la condition invisible qui a rendu possible l’usine spectaculaire de Hadid. La plupart d’entre nous voient rarement l’énorme quantité de conteneurs qui sont déplacés dans le monde entier, transportant toutes sortes d’objets et de gadgets, des produits de la mode japonaise au poisson congelé du Vietnam, des poupées en caoutchouc de Chine aux tomates d’Espagne ou aux oranges d’Israël/Palestine. Il existe un immense réseau constitué d’infrastructures, de technologies et de travailleurs qui reste invisible à ceux d’entre nous qui ne s’intéressent au contenu des containers que comme consommateurs. Mais le conteneur joue un rôle essentiel dans le capitalisme contemporain. Sa période actuelle est en général abordée avec des termes tels que la mondialisation ou le néolibéralisme. Or ces deux termes ont tendance à réduire la discussion soit à la question du commerce international, soit à celle d’une nouvelle doctrine économique ; cela fait donc disparaître de la discussion les transformations matérielles sous-jacentes qui ont eu lieu depuis le début des années 1970. Depuis la crise économique qui a éclaté en 2007 et 2008, nous nous interrogeons sur l’idéologie néolibérale, sauf que les structures matérielles fondamentales restent pour l’essentiel inchangées. Le conteneur est un élément clé dans cette structuration du capitalisme. D’un côté, des usines comme celle de Hadid à Leipzig commencent à être perçues comme étant seulement « une architecture de quelque chose d’irréel, de spectaculaire et de creux » (ces mots employés dernièrement par l’architecte et écrivain Sam Jacob dans le Architects’ Journal, sont un exemple d’une critique grandissante au sein de ce secteur à l’égard de projets spectaculaires destinés à des entreprises, tel que celui de Hadid). Mais de son côté, le conteneur reste hors de vue et n’est que rarement l’objet de critiques.
Comme Marc Levinson l’a montré, le conteneur n’est pas seulement une boîte qui est expédiée de par le monde. Il n’est pas seulement le moyen de transport le plus important pour la plupart des biens auxquels nous avons affaire quotidiennement. Le conteneur représente la naissance d’une nouvelle économie dans laquelle la fabrication et la distribution sont intégrées à un degré entièrement nouveau et où les rythmes de production et de consommation sont harmonisés. En tant que tel, le conteneur est la mondialisation (à savoir un nouveau régime d’accumulation).
« Le conteneur rend le monde plus petit et l’économie mondiale plus grande » écrit Levinson [12]. En 2012, il y avait 20 millions de conteneurs intermodaux dans le monde. Thomas Reifer affirme que si Marx devait analyser le capitalisme contemporain, il « pourrait commencer son analyse du capital par celle du container », pour tenter d’expliquer le fait que « la richesse des nations au XXIe siècle apparaît comme une gigantesque accumulation de conteneurs [13] ».
Le conteneur a joué un rôle primordial dans la généralisation de la production juste-à-temps, facilitant la coordination entre les fournisseurs et les acheteurs, ce qui a permis aux distributeurs d’inverser la relation traditionnelle entre acheteur et vendeur. Au lieu d’avoir des stocks de marchandises en réserve, les distributeurs peuvent les reconstituer rapidement. Tout réside dans la vitesse et la synchronisation au sein de ce nouveau système qui bouge si rapidement qu’il semble que les marchandises soient produites quand elles sont vendues. L’offre et la demande sont liées, et (idéalement), seuls les biens que les consommateurs ont achetés sont produits.
Aujourd’hui, les usines ne produisent pas des stocks massifs de biens que les distributeurs auraient à promouvoir et à vendre ; grâce au conteneur et à la production juste-à-temps, les fournisseurs et les distributeurs sont intégrés fonctionnellement et partagent les informations des points de vente. Les marchandises alimentent la chaîne d’approvisionnement à la suite d’une demande effective et non d’une demande escomptée, la logique étant que si une marchandise n’est pas vendue, il est inutile de produire quelque chose la remplaçant.
Le conteneur a effectivement aidé à créer un système mondial de circulation éliminant le stockage permanent. Si les biens ne se déplacent pas dans le système, ils sont jugés inutiles. Les choses doivent bouger. Et elles doivent le faire rapidement, virtuellement à la vitesse de l’information, en connectant le conteneur et l’ordinateur au « système qui change le monde » comme l’explique une étude qui a été un best-seller sur la production juste-à-temps chez Toyota [14]. Le conteneur et l’ordinateur deviennent un dispositif intégré créant un système de livraison mondial peuplé par une force de travail mondiale (dont les membres sont obligés d’être en concurrence pour les salaires). Alexander Klose écrit à ce propos que le conteneur « transforme le monde en un entrepôt mobile et il l’organise sous forme d’unités spatiales standardisées transportables, de processus commutatifs, et de délais réels [15] ». L’entreposage coûteux a été remplacé par un flux continu d’informations entre le fabricant et le fournisseur permettant de livrer les pièces adéquates dans la proportion exacte correspondant aux besoins immédiats.
Avec l’avènement de la conteneurisation, le modèle de fonctionnement de la Toyota Motor Corporation s’est répandu et est devenu le modèle de production qui a effectivement révolutionné l’économie, non seulement en Asie du Sud-Est mais aussi dans une grande partie du monde occidental. La diffusion du modèle de production japonais n’a été possible que grâce au conteneur.
Depuis longtemps, les conteneurs ont été utilisés dans les transports maritimes et terrestres, mais ce n’est qu’à la fin des années 1960, pendant la guerre du Vietnam, que la conteneurisation a décollé pour devenir un principe qui s’est généralisé.
Dans les années 1950, Malcolm McLean, le propriétaire d’une entreprise de camionnage, avait déjà innové en mettant en place des conteneurs standardisés empilables sur des bateaux. Mais c’est son entreprise qui a été capable d’apporter une solution au cauchemar logistique de l’armée américaine au Vietnam – acheminer et nourrir une armée de plusieurs centaines de milliers de soldats dans un pays d’environ 1 100 km de long, avec un seul port en eau profonde, une seule voie ferrée et un réseau routier fragmentaire et en grande partie sans revêtement. A partir de là, le chemin était tracé pour le transport intermodal. McLean avait réalisé très tôt que « le business de l’industrie du transport maritime consistait à transporter des cargaisons et non à vendre des bateaux », mais « il a fallu la douloureuse campagne des États-Unis au Vietnam pour prouver la valeur de ce moyen révolutionnaire consistant à transporter du fret [16] ».
Quand l’armée et le gouvernement américains ont constaté par eux-mêmes ce que McLean pouvait accomplir avec ses conteneurs, ils ont immédiatement lancé un processus national pour les standardiser qui a ouvert la voie au transport intermodal. Muni d’un contrat énorme avec l’armée, McLean a rapidement effectué une autre manœuvre importante consistant à remplir ses conteneurs vides revenant aux États-Unis de marchandises japonaises. C’est ainsi qu’a commencé la transformation, d’abord du Japon, et ensuite des économies de l’Est asiatique, à savoir de Hong Kong, de Singapour, de Taïwan, de la Corée du Sud et finalement de la Chine qui est devenue l’atelier de production du monde entier. La désindustrialisation de l’Occident et l’atomisation des militants ouvriers des centres industriels ont pu commencer.
Le conteneur n’a donc pas seulement permis une vitesse accrue et une sécurité renforcée (cette grosse boîte pouvait être chargée sur le site de production et déchargée par le distributeur), mais il a permis aussi d’économiser à la fois sur les salaires et sur les factures de fret. Le conteneur a réduit le coût du transport maritime et a permis aux entreprises du secteur de se débarrasser de ces armées de travailleurs rebelles qui avaient l’habitude de bloquer les ports. Les dockers qui gagnaient leur vie à charger et décharger les bateaux dans les ports ont disparu ou ont été remplacés par de la technologie ; par voie de conséquence, le pouvoir de syndicats historiquement puissants intervenant dans les ports en Europe et aux États-Unis s’en est trouvé érodé [17].
Le tournant vers le néolibéralisme est souvent associé à la grève des contrôleurs aériens brisée par Reagan en 1981 et à la guerre menée par Thatcher contre les mineurs britanniques qui a atteint son paroxysme en 1985. En fait, il avait déjà eu lieu nettement plus tôt dans les ports. La grève conduite par l’ILWU (International Longshore and Warehouse Union) en 1971 sur la côte Ouest des États-Unis a marqué un tournant décisif ; elle fut le dernier succès remporté par le syndicat des dockers aux États-Unis. Le conteneur s’est avéré être une arme importante dans la riposte contre-révolutionnaire menée violemment contre le militantisme des années 1960, et par laquelle les travailleurs aux États-Unis et en Europe ont été exclus de l’accord keynésien de l’après-guerre sur les salaires et la productivité.
En étendant la production et en la fusionnant au secteur des transports, les entreprises n’avaient plus besoin de négocier avec les organisations de travailleurs comme dans la période de l’après-guerre où celles-ci pouvaient arrêter la production de marchandises dans les usines. Les marchandises n’étaient plus produites à un seul endroit mais à n’importe quel endroit. La restructuration mondiale de l’économie avec l’avènement de la conteneurisation et de la production juste-à-temps a permis au capital d’aller chercher dans le monde les plus bas salaires, de monter les travailleurs les uns contre les autres, atomisant ainsi la capacité de résistance des prolétaires.
Dans la seconde saison de la série Sur écoute (The Wire) qui se passe dans le port de Baltimore parmi les dockers licenciés et les autorités corrompues, un officier de la police portuaire, Beatrice « Beadie » Russell, déclare : « Le monde continue à tourner, d’accord ? Vous, les gars, vous allez passer à autre chose. Personne ne regarde en arrière [18]. » Depuis le milieu des années 1970, un long processus de destruction des travailleurs et des syndicats s’est déroulé, et dans lequel le conteneur a été partie prenante.
La logistique comme capital accéléré
Le transport intermodal et la production juste-à-temps constituent ensemble ce qu’on appelle communément « la révolution logistique ». La logistique est la capacité de contrôler les flux de marchandises. C’est la science permettant d’organiser la rotation du capital pour maximiser l’efficacité des transports, des communications et de la distribution. Bien sûr, cela a toujours été important pour le capitalisme. Mais avec l’arrivée du conteneur et la création d’un réseau mondial de production et d’assemblage dans lequel les composants, les marchandises, les travailleurs et les consommateurs se déplacent, les lignes de partage entre production et distribution sont devenues encore plus floues. Dans le capitalisme contemporain, les technologies de coordination et de distribution sont de la plus haute importance, à un point tel que nous pouvons presque parler aujourd’hui d’un renversement de l’économie classique où le travail et la production étaient au cœur des choses.
Aujourd’hui, c’est le pouvoir d’achat et la distribution qui font tourner l’économie. Plus précisément, nous pouvons dire que la logistique estompe les frontières entre la production, la distribution et l’information, ou qu’elle synchronise les flux de la production, de la distribution et de l’information dans le but d’optimiser non seulement la vitesse mais aussi la chorégraphie de ces flux de marchandises. L’usine BMW de Zahah Hadid est une expression spectaculaire de ce rêve. Il s’agit quelque part du rêve d’être capable de dépasser le mode de production en transformant tout le capital fixe et capital circulant, en produisant des « machines à profit inégalables ».
La logistique a une longue préhistoire militaire qui remonte à des siècles, voire des millénaires. Initialement, elle était la capacité d’approvisionner en armes, matériel, nourriture et médicaments une armée située en territoire ennemi, sans ralentir sa progression. Son rôle était de savoir où stocker le matériel et en quelle quantité pour apporter un soutien et une protection aux troupes. « Une armée marche avec son estomac » aurait déclaré Napoléon [19].
Dans la théorie des opérations militaires élaborée au XIXe siècle, la logistique était considérée comme le troisième élément fondamental après la tactique (la prise de décisions pendant une bataille) et la stratégie (la prise de décisions prévisionnelles de haut niveau et à long terme pour assurer la victoire). La fonction de la logistique n’était pas seulement d’apporter un appui aux campagnes militaires en territoire ennemi, mais aussi de cibler les chaînes d’approvisionnement de l’ennemi. Ce n’est qu’assez récemment que la logistique est devenue une industrie à part entière, avec des entreprises dédiées à la gestion du transport maritime ; elle se présente comme un nouveau paradigme du développement capitaliste en devenant plus importante que la production.
Stimulée par les recherches militaires en cybernétique et par la théorie opérationnelle pendant la guerre froide, la logistique a commencé à pénétrer le monde des affaires dans les années 1970. Mais ce n’est qu’une décennie plus tard qu’elle a pris la dimension d’un paradigme. Aujourd’hui, la logistique a élargi son domaine. Elle n’a pas seulement conquis l’ingénierie, mais aussi les études commerciales, la recherche en gestion et les études politiques ; sa présence se fait même sentir dans des domaines comme la philosophie et les neurosciences.
A l’origine, la logistique était l’art concret de déplacer des armées. Cela montre bien que son rôle n’est pas seulement de déplacer du matériel mais qu’elle est aussi l’art de secourir des vies ou d’y mettre fin. Dans la littérature sur la logistique, les auteurs la conceptualisent souvent comme un système vivant en lui-même qu’ils décrivent avec des termes biologiques tels que sa « survie », sa « résilience » et sa capacité à protéger un mouvement contre ce qui le menace. Cette dimension biopolitique de la logistique, qui a toujours été présente dans son acception militaire ou paramilitaire, est également présente dans la nouvelle conception élargie de la logistique.
Stefano Harney et Fred Moten ont écrit que la logistique semble avoir acquis une existence autonome. Les chaînes d’approvisionnement et de circulation n’ont pas seulement besoin d’être protégées, mais aussi de devenir la vie elle-même, la vie du commerce. C’est l’aboutissement du développement explosif de la logistique où les flux et les mouvements représentent tout. « Traditionnellement, la stratégie dirigeait et la logistique suivait. Les plans de bataille dictaient les voies d’approvisionnement. Ce n’est plus du tout le cas. La stratégie … est aujourd’hui de plus en plus réduite à n’être qu’un dommage collatéral dans la recherche de suprématie par la logistique [20]. »
Comme la géographe Deborah Cowen l’a montré, l’intrication des forces militaires et économiques est toujours un facteur clé pour la logistique ; le nouveau paradigme de la logistique, qui s’est étendu à d’autres domaines tels que les affaires, la gestion et la philosophie, doit être conceptualisé comme paradigme d’une sorte de guerre. Aujourd’hui, cela signifie en premier lieu une guerre par les échanges commerciaux, avec des flux circulatoires de biens utilisés pour dresser les travailleurs les uns contre les autres, accroître la concurrence pour de rares emplois, baisser les salaires et exploiter les différences de salaires entre le centre et la périphérie du monde économique [21].
Dans une perspective historique plus longue, il faut considérer la surproduction qui est survenue à la fin des années 1960 et au début des années 1970 dans les économies dominantes et qui résultait de la chute du taux de profit. La logistique a été une tentative désespérée pour gérer cette surproduction ou pour lui trouver une porte de sortie. Le capital étant sujet à des crises de surproduction, la logistique a fait partie de la restructuration qui a été mise en place depuis le début des années 1970 tandis que le capital essayait de sauver sa reproduction sociale en expulsant des travailleurs de son métabolisme. Le rôle de la logistique est de tenter désespérément de réduire les dépenses par la quête effrénée du moindre coût. Grâce au système de transport intermodal et aux nouvelles télécommunications, le capital a riposté aux protestations de la fin des années 1960 en mondialisant la production, en démantelant les bases des travailleurs en Occident et en empêchant une alternative révolutionnaire de se matérialiser [22]. Un marché du travail mondial a été mis en place dans lequel la main-d’œuvre à bon marché en Asie, et en partie en Amérique latine et en Afrique du Nord, a fait pression sur les travailleurs des vieux centres d’accumulation capitaliste, les contraignant à accepter des formes différentes et plus précaires d’emplois.
Nous avons affaire ici à la violence structurelle et invisible de l’accumulation capitaliste. Mais, comme Deborah Cowen le montre bien, la logistique est aussi liée à la guerre et à la violence d’une manière plus concrète et plus visible. La raison en est que le capital et les États ont un besoin urgent de protéger leurs voies d’approvisionnement, que ce soit en combattant les pirates dans le Golfe d’Aden ou en scannant des conteneurs pour y détecter la présence éventuelle de bombes. De nouveaux paradigmes de sécurité ont vu le jour au cours de cette évolution, tous visant à maintenir à distance les risques de perturbation dans les voies d’approvisionnement.
Les menaces pesant sur le système des transports juste-à-temps se situent partout, que ce soient une intempérie ou des pneus crevés, des machines en panne ou des routes barrées, des frontières nationales, des pirates ou des ouvriers en grève. Tous ces aléas peuvent entraîner des dégâts importants pour le système. Ils n’exigent donc pas seulement une régulation, mais aussi souvent pour certains d’être éliminés violemment. En conséquence, « l’entreprise et la logistique militaire sont de plus en plus intriquées », comme l’écrit Cowen [23].
La sécurité de la chaîne d’approvisionnement est un élément crucial dans l’état d’urgence actuel où les biens, les cadres dirigeants et les travailleurs ont besoin de traverser les frontières de plus en plus rapidement, tandis que les migrants et les terroristes doivent être empêchés à tout prix de se déplacer où que ce soit. « Aujourd’hui, la mondialisation capitaliste crée à la fois un ordre mondial unique et le divise constamment en édifiant en pratique des frontières multiples et changeantes [24]. »
Dans le cadre de cette évolution, la distinction entre armée et police tend à disparaître, comme Michael Hardt et Antonio Negri le relèvent ; les conflits armés sont gérés et présentés comme des interventions policières à la fois à l’intérieur et au-delà des frontières de l’État-nation. « La guerre est en passe de devenir un phénomène général, global et interminable [25]. » Sous la forme de la logistique, la guerre est devenue un rapport social permanent, fusionnant avec l’exploitation et la domination en adoptant de nouvelles méthodes. « L’espace de la logistique est produit à la fois par l’intensification de la circulation du capital et par le recours à la violence organisée [26]. » Comme l’écrit le Comité invisible : « Le pouvoir contemporain s’est fait l’héritier, d’un côté de la vieille science de la police, qui consiste à veiller "au bien-être et à la sécurité des citoyens", de l’autre de la science logistique des militaires, l’ "art de mouvoir les armées" étant devenu art d’assurer la continuité des réseaux de communication, la mobilité stratégique [27]. »
Si la création de chaînes d’approvisionnement mondiales a été une tentative de se débarrasser des ouvriers rebelles en Occident en les remplaçant ailleurs par des ouvriers plus dociles et moins coûteux (la logistique et la finance partagent le fantasme d’harmoniser le monde en éliminant les frictions et les résistances), ce fut aussi un rêve impossible que de vouloir se débarrasser complètement du travail salarié ; comme s’il était possible de créer de la plus-value sans travail vivant, sans mettre des travailleurs au travail. En ce sens, la logistique ou la gestion de la distribution intégrée a pris la forme de quelque chose d’encore plus ambitieux. C’est devenu une tentative de supprimer le travail salarié et le prolétariat de la relation capital-travail qui constitue avant toute chose le capital. C’est le fantasme d’un capital sans travailleurs. Comme le disent Stefano Moten et Fred Harney : « La logistique veut se passer complètement du sujet. Tel est le rêve de cette science capitaliste dominante toute fraîche [28]. »
Dans cette phase logistique du capital, les travailleurs sont toujours superflus, comme s’il était toujours possible pour le capital de trouver autre part des travailleurs à meilleur marché qui soient capables de faire le même travail. De la France à la Corée du Sud, de la Chine à l’Ethiopie et au-delà, sur le chemin de l’automation totale. Mais comme Marx le souligne à plusieurs occasions dans Le Capital, le travail est indispensable à la valorisation du capital. Ce dernier ne risque pas seulement d’avoir affaire à une sous-consommation ou à des troubles sociaux, mais il risque aussi de creuser lentement sa propre tombe en essayant de libérer le flux des marchandises de l’ « erreur humaine ».
La restructuration du capital, la conteneurisation, la sous-traitance et la finance se traduisent par l’exclusion de toujours davantage d’êtres humains des circuits du capital. Des individus ne se retrouvent pas seulement déqualifiés comme main-d’œuvre précaire, ils sont nombreux à être tout simplement disqualifiés et exclus. Des milliards de personnes sont transformées en ce que Michael Denning appelle des « vies sans revenu », obligées d’essayer de survivre dans les marges du processus de production capitaliste, se débrouillant avec ce qu’elles peuvent se procurer [29]. Comme l’écrit Endnotes :
… pour une immense partie de la population mondiale, il est devenu impossible de nier l’abondance de preuves de la catastrophe. Toutes les questions de l’absorption de cette humanité en excès ont été mises en sommeil. Cette population n’existe que pour être gérée : séparée dans les prisons, marginalisée dans les ghettos et les camps, disciplinée par la police et anéantie par la guerre [30].
Le capital se dévore lui-même et mène des milliards de gens à la misère et à la mort. C’est l’autre face de l’usine BMW de Hadid à Leipzig. Le développement inégal du capital a créé une structure complexe qui d’un côté se traduit par une architecture expérimentale et spectaculaire semblant défier la logique des matériaux de construction et mettant en scène une production flexible sans hiérarchie. D’un autre côté, cette structure engendre une paupérisation absolue, un monde souterrain d’exclus vivant dans des taudis, elle déracine des populations de leur cadre de vie précapitaliste et les empêche de pénétrer dans le processus de production capitaliste. Ces êtres humains-là seront à jamais incapables d’acheter la nouvelle BMW Série 3, ni même de pénétrer dans cette usine. Il en résulte une géographie complexe de plateformes logistiques post-libérales, avec BMW, Amazon et DHL côte à côte – comme c’est le cas à Leipzig où la ville a cherché à surmonter la période de déclin de l’agglomération en la rendant « favorable » à l’implantation d’entreprises de logistique par ses investissements dans un aéroport et des autoroutes – entremêlées à des zones de post-développement et de misère [31].
L’issue : reconfiguration ou sabotage
Une discussion s’est engagée récemment sur la possibilité d’une reconversion communiste de la production capitaliste à l’ère de la logistique. Dans les dernières pages de Valences of the Dialectic, Fredric Jameson se demande ce que cela signifierait de prendre en charge les chaînes d’approvisionnement de Walmart dans le cadre d’une révolution socialiste. Il est notoire que Walmart est la plus grande chaîne de distribution de détail au monde ; elle a près de 11 000 magasins et importe 700 000 conteneurs de 40 pieds par an de Chine où 91 % de ses produits sont fabriqués. Walmart est une des plus grosses affaires au monde, avec des bénéfices qui en ferait le 27e pays parmi les plus puissants si on convertissait ses bénéfices en termes de PIB.
L’entreprise Walmart a fait l’objet de nombreuses critiques : elle est antisyndicale, elle verse des salaires à peine suffisants pour survivre, elle embauche des immigrants illégaux et encourage le travail des enfants (en dehors des États-Unis). Mais Jameson reste fidèle à son usage de la dialectique – comme dans sa célèbre interprétation du film Les Dents de la mer, qui à la fois confirme l’existence d’un ordre social et vise au-delà, avec une dimension utopique. Il se met donc à la recherche du potentiel utopique de Walmart et se demande quelle utilisation de ses réseaux logistiques pourrait être faite dans un monde post-capitaliste, de sorte « que ce qui est actuellement négatif puisse aussi être imaginé comme positif dans cet immense changement des valences qu’est le futur utopique [32] ».
Avec Walmart, « l’anarchie du capitalisme et du marché a été surmontée et les produits de première nécessité ont été fournis à un public démuni et de plus en plus désespéré ». Comme telle, cette entreprise est « un modèle de distribution » écrit Jameson de manière provocante [33]. Selon lui, Walmart a déjà quelque part transformé le marché libre du capitalisme en quelque chose de différent grâce à son énorme appareil de circulation et de surveillance des consommateurs. Il se pourrait juste que Walmart soit parvenu à être la négation de la négation pensée par Marx, en abolissant le marché par le biais du marché.
Si Jameson tente d’argumenter en faveur d’une reconversion de la logistique capitaliste, d’autres auteurs estiment que cela est impossible, qu’un réaménagement de la logistique signifierait peut-être une transformation du régime actuel d’accumulation, mais certainement pas la fin du capitalisme [34]. Les chaînes d’approvisionnement et la logistique comme paradigme doivent disparaître. Le vaste système de travail mort que le capital a érigé autour de nous ne peut pas être utilisé différemment : nous ne pouvons pas nier la négation, nous devons la détruire.
L’appareil tout entier doit être démantelé. Il s’agit de le rendre inutile, pas de le redéployer. C’est un système dans lequel chaque composante est conçue précisément pour extraire de la plus-value ; c’est une infrastructure agressive basée sur l’exclusion ; les prolétaires ne peuvent pas se l’approprier. Mais peu importe quelle est la position juste – sabotage et rupture des chaînes d’approvisionnement versus réaménagement de celles-ci –, c’est sur ce terrain-là que toute analyse sérieuse de la société contemporaine et capitaliste tardive doit commencer. Il en est de même pour l’architecture. Tafuri n’était probablement pas très loin de la vérité lorsqu’il en concluait que l’architecture finit toujours par servir, ce qu’il appelait en termes ouvertement marxistes, des objectifs contre-révolutionnaires, écrasant les potentialités et édifiant un monde de possibilités restreintes : l’architecture à l’œuvre comme un des moyens les plus importants du capital pour nier l’espace social.