Au(x) sujet(s) de la folie. Lecture de Gaston Josse : La folie, cette passagère

, par Cédric Cagnat


Quand le passé parle de notre présent
Editeur de l’ouvrage, Philippe Hauser y insiste dès les premières lignes de sa préface : même si d’un point de vue strictement chronologique ils ne sont pas tellement loin de nous, ces textes, aussi bien que leur auteur, appartiennent à une époque révolue.
Cela ne signifie pas que ces textes n’ont plus rien à nous dire, bien au contraire : ils constituent en premier lieu une source documentaire instructive sur les questionnements, les problématiques et les débats qui ont occupé le champ de la psychiatrie durant presque quatre décennies, de la fin des années soixante jusqu’au commencement de notre jeune XXIème siècle.
Mais la valeur d’un document historique réside aussi, bien entendu, dans ce qu’il permet, à partir des contrastes qu’il dessine entre passé et présent, de porter un regard inhabituel sur ce présent, un « regard éloigné », pour reprendre une expression de Claude Lévi-Strauss. Ce qu’autorise la fréquentation des documents historiques, c’est une conversion de nos « manières de voir et de sentir », une distanciation à l’égard de l’actuel, et une compréhension spécifique de ses enjeux propres.
L’intérêt de ce recueil des textes de Gaston Josse se situe donc dans les comparaisons qu’il permet d’opérer entre le contexte au sein duquel ces textes ont été composés et notre situation présente.
En quoi consiste cette césure qui nous sépare de cette époque pas si lointaine, et que nous apprend un tel écart sur notre temps, sur nous-mêmes ? C’est à partir de ces interrogations que je souhaite parcourir quelques pages de La folie, cette passagère.
Les contrastes que je viens d’évoquer ont trait, évidemment, au domaine psychiatrique ; mais au-delà, ils concernent nos manières d’envisager d’autres questions tout aussi décisives, celles de nos rapports aux institutions, aux savoirs « scientifiques » – ou qui se proclament tels, à partir de raisons plus ou moins fondées, plus ou moins biaisées – et ces contrastes intéressent même, plus fondamentalement, les postulats informulés et impensés qui président à nos définitions de l’homme, du sujet et de sa « folie », définitions qui, à leur tour, conditionnent les manières dont nous entreprenons de « traiter », socialement, le sujet saisi par la folie. « Socialement » : l’adverbe renvoie, bien entendu, à ce que nos prétendus ancêtres grecs, les inventeurs du signifiant « philosophie » et de la démocratie directe, nommaient la polis, en faisant référence à certains principes fondateurs relatifs à l’organisation des communautés humaines : « socialement », cela veut donc dire « politiquement »…
Car une évidence transparaît quasiment à chaque ligne de ce livre, évidence que nous avons tendance à négliger, à savoir la portée pleinement et authentiquement politique de la psychiatrie. Ce qui implique que cette dernière, dans l’ordre des discours ou dans celui des pratiques, n’est pas – ou ne devrait pas être – qu’une affaire de spécialistes et de professionnels.
Si les questions psychiatriques concernent tout un chacun, c’est d’abord parce que nul ne peut prétendre sans présomption qu’il n’aura jamais à vivre « de l’intérieur » les rapports que circonscrit l’idéologie psychiatrique : rapports de soins, mais aussi rapports de savoirs, donc de pouvoirs – on en a tous, me semble-t-il, une conscience plus claire aujourd’hui, grâce aux critiques formulées dans ces bouillonnantes années 70, précisément.
La psychiatrie nous concerne aussi en tant qu’institution : l’hôpital est un élément à part entière de la collectivité et participe aux formes générales du « vivre-ensemble » – selon l’expression consacrée qu’emploie de nos jours avec tant de gourmandise le « citoyen » satisfait – et nul ne devrait ignorer délibérément un élément qui contribue à l’organisation et à l’histoire de la communauté avec laquelle nous avons tous à nous « débrouiller » – le citoyen satisfait aurait dit : « la communauté à laquelle nous appartenons ».
La psychiatrie nous concerne, enfin, parce que les problématiques qu’elle soulève s’insèrent dans les questions fondamentales que j’ai déjà évoquées : qu’est-ce qui fait de nous des sujets, comment concilier nos prétentions à l’autonomie et les relations nécessaires que nous entretenons aux normes de la pensée et des conduites ? Questions directement liées, on le voit, aux thématiques fondatrices de la discipline psychiatrique : qu’appelle-t-on un sujet « anormal », un sujet « malade », un « fou » ?
Ce sont toutes ces questions que l’on rencontre dans le livre de Gaston Josse, et c’est dans la manière dont elles sont posées que se révèle la distance qui sépare son époque de la nôtre, la distance qui sépare les individus « en lutte » de naguère et ceux que j’appelais à l’instant nos citoyens satisfaits
C’est un lieu commun de constater que nous sommes au temps de l’extrême spécialisation. La conséquence de cet état de choses ne gît pas seulement dans la « fragmentation des savoirs » qu’il est convenu de déplorer sans en mesurer, précisément, les effets pervers d’ordre politique. Lorsque chaque domaine de discours et de pratiques devient l’affaire exclusive des spécialistes et des experts, alors toute distance critique se trouve empêchée. Car la critique se nourrit du regard externe. Si la devise du temps est « chacun chez soi », qui se sentira tenu de se « mêler de ce qui ne le regarde pas » ?
Or, Gaston Josse, à travers ces textes, nous montre que cette distanciation critique peut aussi – et doit – s’opérer de l’intérieur. En effet, tout en étant un représentant actif de l’institution psychiatrique, au sein de laquelle il exerça ses fonctions de médecin-chef, il fut aussi ce que l’on appelait jadis un « honnête homme », c’est-à-dire une intelligence qui ne négligeait aucunement les développements d’autres disciplines qui, comme la psychiatrie, mais à partir de perspectives distinctes, ont le sujet humain pour objet. Cette ouverture à d’autres discours lui permit d’adopter ce point de vue critique vis-à-vis de sa discipline d’élection, qui le conduisit à en interroger les présupposés et les pratiques, et à ne pas se contenter d’être le simple exécutant des principes et valeurs auxquels se référaient les exigences de sa profession, mais de se trouver toujours en même temps dans la position d’un « poseur de questions » qui n’hésitait pas, à en croire les textes de ses conférences, à explorer des positions radicalement hétérodoxes à l’égard des normes admises de son domaine de compétences.
Dans cette distance et cette audace critiques s’exprime la conviction que la polémique, même la plus âpre, est partie intégrante, pleinement légitime, de la vie intellectuelle et de la sphère publique. Tel est l’autre aspect par où se marque la césure qui nous sépare du temps de Gaston Josse.
Nous vivons l’ère du consensus. Davantage, même : l’ère de l’obsession consensuelle. Tout est disposé pour que ne surgisse sur la place publique aucune division sérieuse. La communauté politique se vit aujourd’hui sur le mode du phantasme unitaire : soit que nous ayons peur de ce qu’un antagonisme réel pourrait mettre à vif des ressentiments enfouis, des rancœurs latentes, étouffées, et déboucher sur une situation d’affrontements hors de contrôle ; soit que nous ne considérions plus les questions intellectuelles et politiques comme suffisamment importantes pour y investir des passions coûteuses et s’exposer aux inconforts de la dispute…
Par contraste, l’époque de Gaston Josse est encore celle où, paraît-il, l’on aimait à rappeler d’une part que « tout est politique », et d’autre part que la politique ne se nourrit et ne se vivifie que de la division, de la claire et distincte formulation des oppositions et des clivages.
C’est en effet l’un des traits constants qui réapparaissent tout au long du livre : Gaston Josse ne cesse de tracer des « lignes d’affrontement », de creuser des « lignes de fracture » entre les diverses manières de concevoir l’histoire de la psychiatrie, ses méthodes et objets propres, les finalités de la thérapeutique, la nature de la « folie » ou des « maladies mentales », et finalement le sujet humain lui-même, qu’il soit considéré comme dans ou hors la « norme ».
C’est ainsi que je comprends le sous-titre du livre : « Pour une psychiatrie de combat » ; et je voudrais examiner la signification que peut avoir, pour nous, aujourd’hui, une telle expression.

La question du sujet
« Lignes de fracture », disais-je, qui ne cessent d’être reformulées et déplacées : ce geste critique, Gaston Josse y revenait non pour indiquer à son auditoire, et désormais à ses lecteurs, ce qu’il convient de penser quant à ce que serait la « bonne psychiatrie », face à celles, les autres, qui devraient forcément être qualifiées de « mauvaises ». Vision simpliste à laquelle Gaston Josse se garde bien de céder. Ce qui nous est donné à comprendre, tout au contraire, c’est que la complexité et la singularité de chaque interaction humaine interdit de souscrire à quelque conviction binaire ou quelque dogme que ce soit. L’effort de l’auteur consiste simplement, c’est déjà beaucoup, et c’est peut-être assez, à identifier les « parties en présence », le lecteur étant crédité de suffisamment de discernement pour être laissé à ses propres conclusions quant à ces partages et aux enjeux qui les sous-tendent. [cf. p. 22]
C’est ce qui fait de ces textes des pièces susceptibles d’être mobilisées dans les débats les plus contemporains. Toute position dogmatique les aurait exposés à une inévitable obsolescence : les dogmes se périment, passent et s’oublient. Seules les problématiques essentielles demeurent, celles qui relèvent, précisément, de ce que j’ai appelé les « lignes de fracture ».
L’une d’elles, indubitablement, concerne la place qu’il convient d’accorder, au cœur de ces problématiques, à la notion de sujet. Cette question, de façon plus ou moins explicite, est formulée, chaque fois différemment, dans les diverses oppositions relevées par Gaston Josse : discours psychiatrique traditionnel contre histoire foucaldienne, conception positiviste, mécaniste et organiciste contre vision du monde romantique, psychopathologie structurale contre analyse existentielle. La question du sujet est bien celle qui demeure vivace et continue d’inquiéter notre présent.
La notion de sujet constitue l’arrière-plan des controverses théoriques, ou relatives aux méthodes et aux pratiques thérapeutiques qui agitent aujourd’hui encore le monde de la psychiatrie, après avoir scandé les étapes de son évolution et tracé les voies diverses en lesquelles il s’est ramifié. A tel point qu’il devrait être possible de retracer intégralement cette évolution en se référant aux seules positions, manifestes ou tacites, que les écoles successives ont adoptées à l’égard de la subjectivité, de ses traits caractéristiques, et des exigences qu’il fallait induire de ces traits en matière d’éthique, et quant aux modalités et aux objectifs légitimes de la cure.
Mais comment s’entendre sur une première signification, suffisamment générale, de ce concept très labile, dont les usages, courants aussi bien que techniques, s’avèrent disparates et souvent peu réflexifs, sans se résoudre à emprunter quelques raccourcis ? Celui de la tradition offre l’avantage de la simplicité, si l’on s’autorise l’omission des nuances et de certains détails factuels : cette tradition a en effet depuis longtemps identifié un point d’origine unique, sans doute un peu arbitraire, mais précisément situé, à savoir la philosophie de Descartes, lequel invente et rédige, en plein XVIIème siècle, l’acte de naissance de ce que les Temps modernes nommeront après lui : le sujet.
Sans entrer, bien entendu, dans les arcanes de la doctrine cartésienne, il ne sera pas inutile d’énumérer les quelques thèmes et motifs autour desquels, par opposition ou à l’occasion de reprises plus ou moins délibérées, l’histoire des conceptions psychiatriques n’a jamais cessé, et continue de nos jours encore, de graviter :

- Le sujet est identifié à sa pensée, qui n’est pas exclusivement conçue sur le mode de la pure rationalité, contrairement à ce que laisse supposer l’emploi fautif d’une épithète, « cartésien », que s’est appropriée la langue vernaculaire. La pensée telle que la détermine l’enquête cartésienne au sortir du doute radical auquel elle s’est astreinte se caractérise bien plutôt par sa transparence intégrale : le savoir immédiat et plein que le sujet a de lui-même, puisque son être de sujet recouvre sans reste sa pensée, autrement dit sa conscience, sa psychè, son âme, autant de désignation distinctes d’une seule et même entité : tel est le sens de l’équation je pense, je suis (je pense = je suis), relation d’identité qu’altère le « donc » qu’on interpose communément – et de façon apocryphe – entre ses deux termes en la transformant en une implication qui trahit le sens du premier principe sur lequel se fonde toute la métaphysique cartésienne. [Si l’implication figure effectivement dans le cours des méditations de Descartes, elle n’est qu’une étape de ces dernières, toute provisoire et définitivement dépassée une fois établie la reconnaissance de l’identité du « je » à la pensée]

- « Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser. » La rationalité du sujet est d’abord explicitement présentée comme une modalité parmi d’autres de la pensée ; elle n’en devient que par la suite une norme, celle de son usage correct : le bon sens, présent en chaque être humain comme une faculté définitoire, laquelle le distingue en conséquence de l’animal et de la machine.

- Eclairé de cette faculté rationnelle, le sujet agit à travers la mise en œuvre de sa volonté, qui est infinie et absolument libre, immédiatement saisie par un sentiment vif interne, et par laquelle il donne ou refuse son adhésion aux liaisons d’idées que lui présentent l’imagination, l’entendement ou les sens. Le sujet peut donc choisir, ou non, de se conformer à la voie sur laquelle sa raison le guide. On devine dès à présent que la folie sera conçue, chez Descartes, non comme un défaut de raison, qui est présente également en chacun, mais comme un refus « extravagant » de la volonté – sans doute troublée par les « noires vapeurs de la bile » – d’opiner aux évidences que cette raison lui enseigne. Cette extension infinie de la volonté confère au sujet une maîtrise sur soi et sur le monde que le siècle suivant, celui des Lumières, baptisera « autonomie », pour en faire l’une de ses valeurs morales et politiques primordiales.

- Face à cette subjectivité essentiellement caractérisée comme « chose pensante », le corps est quant à lui relégué au statut de pure matière, corps défini par sa seule occupation d’un fragment de l’espace et par les lois mécaniques de son organisation réduite à ses « mouvements » et « figures », sans l’intervention d’une âme directrice, ce qui rend possible l’assimilation des organismes non humains à des machines.

- Parmi les phénomènes physiques émanant de ce corps doit être comptée : la parole. En tant que phénomène physique, elle ne contribue aucunement à la signification du dire : le langage n’est que le « vêtement » matériel qu’emprunte la pensée en vue de l’expression. La pensée seule est le vecteur du sens, auquel le corps, mécanisme aveugle et radicalement mutique, demeure de part en part étranger.

- Par essence distincts l’un de l’autre, le corps et l’âme entrent toutefois en relation par le biais des sensations et des passions, lesquelles sont des actions de celui-là sur celle-ci, en vue de certaines fins utiles et favorables au sujet. Le corps, les sensations et les passions ne sont donc pas condamnés comme tels, contrairement à une longue et persistante tradition philosophique d’inspiration religieuse. La plupart du temps, les actions du corps sur l’âme ne nous trompent pas, sinon par accident, auquel cas l’âme conserve toutefois sa maîtrise sur les mouvements corporels, dont les lumières de la raison peuvent toujours corriger les errements.

A partir de ces quelques axiomes cartésiens l’on peut envisager un premier partage, opéré par Gaston Josse, entre deux façons d’appréhender l’histoire de la discipline psychiatrique, dont procèdent deux définitions de la psychothérapie, deux manières de concevoir ses finalités, qui se fondent elles-mêmes sur deux visions distinctes de la nature de ce que l’on nomme la « folie ».
La première de ces deux histoires, c’est celle que Gaston Josse qualifie de « traditionnelle », c’est-à-dire l’histoire telle que la raconte par exemple son maître Henry Ey. Cette histoire fait avant tout de la psychiatrie une discipline scientifique. Aussi, comme toute science, la psychiatrie s’est constituée sur la base de la délimitation de son objet propre, à savoir la maladie mentale – ce qui est une prise de position déterminée et particulière sur le statut de la folie : elle n’est plus une malédiction envoyée par les dieux, mais un dysfonctionnement naturel ; et en outre, spécification fondatrice, (je cite l’auteur) une « maladie qui n’est pas une maladie organique pure et simple », sans quoi elle aurait été justiciable de la médecine proprement dite, et non d’une branche spécifique de cette médecine, la médecine psychiatrique, laquelle acquiert son autonomie à la faveur de ce travail de délimitation et de différenciation. La pathologie de la vie psychique est, selon la définition de Henry Ey, une « pathologie de la liberté » : ce qui vient affecter le sujet humain tel que l’a précisément conçu Descartes et la modernité occidentale à sa suite, l’individu rationnel et autonome.
Il faut se souvenir que la « psychiatrie », qui devra attendre un certain temps avant d’être désignée sous ce nom, se constitue à l’origine sous l’espèce du modèle unitaire que fut le « paradigme de l’aliénation », lequel est significativement issu d’un contexte historique et politique bien particulier, celui de la Révolution française, c’est-à-dire un ensemble d’événements préparés par tout un siècle de philosophie, et par la promotion de « l’Homme des Lumières », le sujet doué de raison, potentiellement libre et autonome dans l’exercice de sa pensée. Nul besoin d’examiner dans le détail tout ce que ce siècle doit au grand aïeul du siècle précédent, Descartes, évidemment : une fois l’homme défini par sa pensée, par la transparence à soi et la maîtrise qui en procède, impossible de concevoir un sujet entièrement destitué de ce statut de « chose pensante », intégralement privé de ce fond rationnel au sein duquel réside son essence même. Le fameux « traitement moral » de Pinel demeure incompréhensible sans cet arrière-plan cartésien auquel est greffée la définition postrévolutionnaire et bourgeoise de la subjectivité humaine. Jusque dans les tréfonds de son aliénation, le sujet pensant reste accessible à l’entendement de l’aliéniste qui saura l’écouter, puisque sa parole n’est autre que la manifestation résiduelle de la faculté qu’elle sert ordinairement. Cette parole, en effet, ne saurait être à son tour entièrement détachée de sa fonction essentielle, qui est d’incarner le sens, dans la transparence, sans rien y adjoindre de sa nature matérielle, physiologique, somatique ; le sens que la pure pensée élabore en l’âme, son lieu propre. Et le sujet demeure, de son côté, pour les mêmes raisons, réceptif aux injonctions et aux représentations du médecin. Si le sujet parle, si le sujet écoute, c’est qu’une subjectivité subsiste, c’est donc que la raison et le sens n’ont pas été intégralement engloutis par les déferlements du délire. C’est à cette subjectivité que Pinel et ses disciples ne renonceront jamais – ne pouvaient même concevoir de renoncer, en tant qu’héritiers de la modernité cartésienne – à s’adresser.
La seconde histoire que rapporte Gaston Josse se construit en réaction à cet humanisme rationaliste et optimiste initié par Descartes : c’est celle que raconte Michel Foucault. Pour ce dernier, le creuset de la liberté ne peut plus être identifié à la rationalité, à laquelle la volonté adosse ses choix et ses conduites. Tout au contraire, l’obstacle à la liberté réside dans la « raison occidentale traditionnelle » elle-même. Selon Foucault, le geste même de réduire la folie à une « maladie mentale » est à la fois l’aveuglement et la violence d’un pouvoir répressif inapte à cette lucidité supérieure d’où la folie n’apparaît plus que comme (je cite Josse) « une expérience humaine parmi tant d’autres, plus enrichissante peut-être puisque c’est aussi celle des poètes ».
Comment ne pas reconnaître dans cette valeur positive attribuée à la folie, dans cette exaltation du délire, le motif qu’ont exploré, chacun à sa manière, tous les grands Romantiques du XIXème siècle ? L’un des derniers, Dostoïevski, au sortir de l’adolescence, n’écrivait-il pas encore à son frère : « J’ai un projet, devenir fou » ?
Or le romantisme est l’un des termes d’un autre partage repéré par Gaston Josse, celui qui oppose les héritiers de Byron, de Goethe et de Chateaubriand, ces virtuoses de l’épanchement du moi, ces « pleurards à nacelles », à ceux d’Auguste Comte et de Broussais : les partisans du positivisme qui, en psychiatrie, ont préconisé et mis en œuvre une approche strictement organiciste de la psychopathologie.
Le positivisme est d’abord une philosophie, avant de devenir le corps des présupposés épistémologiques et politiques sur lequel se sont édifiées les théories scientifiques à partir de la seconde moitié du XIXème siècle : soit pour mener à leur terme les progrès amorcés aux siècles précédents, comme dans le domaine des sciences physiques ; soit pour poser les bases enfin rigoureuses de disciplines demeurées jusqu’alors balbutiantes ou entachées de superstitions métaphysiques, comme ce fut le cas pour la médecine ; soit pour constituer de nouveaux champs de savoirs, à partir d’objets inédits et des méthodes susceptibles de s’y ajuster, comme par exemple la sociologie, inventée précisément par le père de la philosophie positiviste : Auguste Comte.
C’est cette philosophie qui, par la suite, devait se dégrader en une simple idéologie, celle que l’on désigne par le terme péjoratif de « scientisme », avec les conséquences néfastes dont eut à pâtir, parmi d’autres disciplines, la psychiatrie. Nous y reviendrons.
Dans une large mesure, le positivisme d’Auguste Comte constitue une réaction négative dirigée contre la doctrine de Descartes. La quête cartésienne de vérités indubitables fondées sur la claire évidence des premiers principes est rejetée comme tendance métaphysique, donc naïve et illusoire : la scientificité des théories positives ne se mesure qu’à l’aune de leur aptitude aux prédictions et aux applications pratiques. La volonté de se rendre « comme maître et possesseur de la nature », selon la formule de Descartes, ne se légitime plus, comme chez ce dernier, d’une prétention préalable à la connaissance certaine.
Au-delà des traductions techniques qui permettent d’en mesurer la valeur épistémologique, la science est conçue dans une perspective proprement politique, dans la mesure où elle a vocation à fournir les bases d’une organisation sociale enfin rationnelle. Ce que Auguste Comte nomme la science, au singulier, c’est la philosophie positive elle-même en tant qu’elle encadre, hiérarchise et coordonne les diverses sciences particulières, dont la sociologie prolonge le geste unificateur en édictant les normes et les modalités de leurs applications politiques.
L’âge positif de l’humanité exige une nette spécialisation dans les champs scientifiques, chaque discipline ayant sa méthode propre, dépendante des particularités de son objet. Il s’agit donc bien de l’avènement d’une politique considérée comme domaine de compétence exclusif de spécialistes et de techniciens dûment habilités auxquels est réservé l’exercice de la volonté et de la maîtrise que Descartes avait attribuées à chaque sujet particulier.
L’existence même du « sujet », du reste, est récusée par Auguste Comte qui évince des sciences toute considération de l’homme individuel, la sociologie démontrant selon lui « l’irrationalité nécessaire » d’une telle idée. Est ainsi justifié son rejet de toute psychologie : il est impossible qu’une « observation intérieure » puisse entreprendre de connaître les « lois de l’esprit humain », des phénomènes intellectuels et moraux. Leur étude doit être un « simple prolongement général de la physiologie animale proprement dite », affirme-t-il dans son Cours de philosophie positive (45ème leçon). La prétendue transparence à soi postulée par Descartes, ni quelque introspection que ce soit ne sauraient parvenir à la nécessaire scission du sujet et de l’objet qu’exige toute authentique observation factuelle. La psychologie doit donc être remplacée par deux sciences spécifiques : la physiologie du cerveau, dont l’objet sera « l’organe de la pensée », et la sociologie, dont l’objet renvoie aux « résultats » de la pensée, les manifestations psychiques considérées au plan subjectif étant réduites au statut de fictions.
Enfin, prolongeant le geste des grandes figures de la révolution scientifique du XVIIème siècle, l’épistémologie d’Auguste Comte réaffirme la nécessité de renoncer à percer le « pourquoi » des phénomènes de la nature ou à découvrir « l’origine et la destination de l’univers » au profit de la régularité mécanique du « comment » : l’âge positif doit se borner à énoncer les « lois naturelles », c’est-à-dire des « relations invariables de succession et de similitude » au moyen du raisonnement et de l’observation.
Le dévoiement idéologique du positivisme en dogme scientiste s’amorce précisément avec ceux qui, parmi les aliénistes, entreprennent de conformer les principes de leur discipline aux normes édictées par Auguste Comte. Transgressant les prescriptions de ce dernier quant à l’étude des phénomènes psychiques individuels, ils définissent une approche de la maladie mentale non plus considérée, à l’exemple de Comte, comme un phénomène inscrit dans un ensemble social, mais, sur le modèle des sciences naturelles, comme un fait d’origine strictement organique.
L’humanisme rationaliste et quelque peu idéaliste de Pinel n’est, en définitive, qu’un bref épisode inaugural, vite remplacé, à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, dès après Esquirol et Antoine Laurent Bayle (mort en 1858), par le modèle organiciste et mécaniciste. Le véritable précurseur de cette approche, Broussais, est même contemporain d’Auguste Comte.
Pour Broussais, toute pathologie quelle qu’elle soit est de nature physiologique : les causes de la folie se situent dans des phénomènes d’irritation des tissus cérébraux. Les figures emblématiques de la « psychologie scientifique et expérimentale » s’attacheront à décliner leurs théories sur la base de postulats à peu près identiques : pour un Ribot (1838-1916), les sentiments sont les objectivations des activités de l’organisation physiologique, la mémoire un « fait biologique », et il entreprend de décrire les « conditions organiques de la personnalité ».
La psychiatrie devient neuropsychiatrie et se définit comme une branche des sciences naturelles. Du point de vue de la méthode, les critères de scientificité, les exigences d’objectivité et la distance nécessaire à l’observation rigoureuse se calquent sur les préceptes des nouvelles « sciences positives », dont Emile Durkheim élabore le modèle en prétendant, dans ses Règles de la méthode sociologique, « traiter les faits sociaux comme des choses ».
Sur la nature du psychisme et des maladies mentales, une césure demeure quelque temps entre la psychiatrie organique et une psychiatrie dynamique, fonctionnelle, s’intéressant aux processus de la vie psychique davantage qu’aux localisations cérébrales. Mais tous souscrivent à un même principe sous-jacent : le monisme naturaliste. Dans le premier quart du 20ème siècle, ce paradigme est quasiment incontesté : Freud lui-même attendait des développements futurs de la biologie les confirmations – ou réfutations – de ses hypothèses.
C’est aux alentours de 1930, dans la continuité des découvertes précédentes de Charcot, puis Freud, sur l’étiologie non organique de certaines affections, notamment l’hystérie, dont on sait le rôle fondamental qu’elle a joué dans la naissance de la psychanalyse, qu’advient la rupture radicale entre les organicistes de stricte obédience et les partisans d’une psychiatrie résolument dynamique.
Deux conceptions absolument antithétiques quant aux méthodes, aux traitements, et à l’être même du malade se constituent et vont s’affronter.
Du côté des organicistes, il s’agit avant tout d’expliquer, c’est-à-dire de déterminer des causes chimiques, neurologiques et les lois de leur régularité. L’explication amène à prescrire, selon un savoir élaboré autour des éléments de base que sont les neurotransmetteurs, les psychotropes correspondants. Ce modèle profite de l’essor de la psychopharmacologie – de 1949 à 1959, tous les grands médicaments psychiatriques sont découverts par des chimistes.
Le sujet est devenu, exclusivement, un corps : l’homme-machine est lui aussi un héritage cartésien, un cartésianisme hémiplégique, en quelque sorte, qui a évincé la psychè, donc la parole et le sens.
A l’opposé, le modèle dynamique écarte l’explication causale au profit du comprendre. Le vécu du patient est doué d’un sens auquel le médecin n’a accès que par le médium du langage. Ainsi Jaspers insiste-t-il sur l’importance fondamentale de la communication et de la voie interne contre un objectivisme étroit, alors que Henry Ey, employant un vocabulaire existentialiste, parle de « choix originaire » susceptible de déterminer un destin psychique.

Ces modèles dynamiques constituent la première véritable rupture vis-à-vis de la conception cartésienne du sujet, ce qui est après tout une autre manière de se situer par rapport à elle. Les deux branches adverses issues de la matrice psychanalytique freudienne – autre opposition qu’examine Gaston Josse – à savoir : l’analyse existentielle, d’inspiration phénoménologique, principalement celle de Binswanger et de Minkowski, d’une part, et d’autre part le structuralisme lacanien, abolissent de façon définitive l’une des principales distinctions fondatrices de l’anthropologie de Descartes : entre l’a-signifiance du corps mécanisé et le sens déterminé par la seule conscience subjective. Pour l’analyse existentielle, en effet, le corps devient en tant que tel le « porte-parole » de l’humain ; tandis que pour Lacan et ses disciples, le sens s’émancipe et s’autonomise intégralement par rapport au sujet, la division de ce dernier par le signifiant s’avérant constitutive : le sujet est relégué au statut d’ « effet de structure », et n’intervient plus dans la formation du sens qu’en tant que lieu de l’inconscient. Ces deux écoles se rejoignent encore toutefois sur un dernier point : leurs critiques de la « psychiatrie institutionnelle » actuelle, qu’elles accusent de souscrire à un positivisme étroit, en raison de l’accueil favorable qu’elle réserve aux modèles pragmatiques anglo-saxons, dont l’apparente efficacité risque d’être fatale, en effet, à toute autre approche alternative.
Au sein d’une littérature polémique aujourd’hui foisonnante, les mêmes accusations reviennent sans cesse : la prise en charge par les institutions, tant nationales que transnationales, de la « santé mentale » et du « bien-être » obéit à une vision strictement déficitaire des troubles mentaux, décrits en termes de dysfonctionnements neurocognitifs, favorisés par des vulnérabilités génétiques, auxquels ne répondent plus que des traitements chimiques ou rééducatifs couplés à des plans de réhabilitation sociale, évalués à l’aune de leurs seuls résultats immédiats.
Ce modèle technique, instrumental, économique, dont le seul idéal est celui de la « gestion des risques », déboucherait sur une sorte de nouvelle « orthopédie sociale » qui aurait tout à voir avec la philanthropie positiviste primitive des zélateurs d’Auguste Comte qu’a connu le 19ème siècle. Sous des dehors compassionnels et sentimentalistes, la psychiatrie tendrait à devenir une « sous-spécialité de l’hygiène publique ». L’anormalité, qui n’est avant tout qu’un écart statistique, glisserait ainsi vers une acception pathologique dont les connotations normatives et prescriptives ne font pas de doute…
La cible principale de ces critiques, le fameux DSM, ne serait que l’instrument pervers d’une introduction illégitime, dans le champ psychiatrique, de qualifications juridiques et du fonctionnalisme économique, dont le souci exclusif se résume à la mise en œuvre de « ce qui marche », indépendamment de toute considération du sens, et de ce qu’il a d’irréductiblement singulier, donc subjectif : les paroles du patient et du clinicien ne sont désormais envisagées que comme un « pur échange d’informations techniques que l’expert aura à codifier pour poser le diagnostic et évaluer l’effet des traitements ».

Pour conclure : l’inéluctable sujet
Ce relevé schématique des critiques formulées de l’intérieur même du champ psychiatrique s’est appuyé sur la lecture de textes dirigés contre les directives officielles de l’institution.
Or, les pratiques concrètes, individuelles, c’est sur cette note positive et optimiste que je souhaiterais finir, ne recouvrent jamais de part en part les prescriptions dogmatiques imposées par des présupposés idéologiques et des luttes d’intérêts politiques ou économiques : c’est dans cet écart que se situe le génie indéracinable de la subjectivité humaine, dans l’absolue singularité de chaque rencontre, fût-elle thérapeutique, qui est à chaque fois une nouvelle échappée à l’égard de la rigidité des principes, une échappée discrète, sans l’éclat des revendications bruyantes, peut-être même inconsciente d’elle-même, parce qu’elle exprime une spontanéité libre et pleine, trop riche pour se soucier d’avoir raison face à l’autorité.

Cédric Cagnat