Entretien radiophonique avec Jeanne Truong sur Cause Commune


Autour de Ceux qui sont restés là-bas (Gallimard, 2021), "Le Monde en questions", une émission proposée par Isabelle Kortian, à écouter ICI

Si Jeanne Truong n’en est pas à son premier livre, elle signe avec Ceux qui sont restés là-bas son premier roman de facture classique, empruntant une narration de type chronologique, bien différente des fragments poétiques et de l’écriture en forme archipélagique à laquelle elle s’adonnait jusqu’à présent, de façon expérimentale. Pourtant, ce roman, qui nous plonge dans l’effroi du régime de Pol Pot et des Khmers rouges (1975-1979), Jeanne Truong confie qu’elle le porte depuis longtemps, depuis toujours pour ainsi dire, comme l’enfant en elle qui ne meurt pas et qui est né au Cambodge. C’est donc sur une part d’elle-même, de sa vie, de sa biographie, de son histoire, une part de l’histoire des siens, si peu ou mal connue du reste du monde, qu’elle appelle notre attention aujourd’hui.

Narang, le narrateur, est un enfant de 7 ans, né dans les cabanes de la mort, dans ces camps dans lesquels le régime des Khmers rouges envoya les habitants des villes, suspectés d’embourgeoisement, de sympathie capitaliste et considérés comme une menace pour la révolution en marche qui en fondant le Kampuchéa démocratique, voulait créer un homme nouveau. Ce fut au contraire un grand chaos sans nom, une immense catastrophe, qui en résulta : non seulement une désorganisation totale du pays, mais l’élimination d’environ un quart de la population tuée par les jeunes soldats fanatisés de Pol Pot, ou bien morts de faim et d’épuisement en conséquence directe des conditions de vie atroces qui leur furent imposées.

A ces éléments de contexte interne, s’ajoutent d’autres facteurs régionaux et internationaux qui ont gravement contribué à la détérioration de la situation. On l’oublie souvent, mais le Cambodge fut un théâtre annexe de la guerre du Vietnam. Unis dans la lutte contre les Français et pour la décolonisation de l’Indochine, puis pour chasser les Américains du Sud Vietnam, les communistes vietnamiens et cambodgiens ont néanmoins des divergences d’ordre géopolitique. Un conflit politique et territorial oppose en effet de longue date le Vietnam et le Cambodge. Si les communistes cambodgiens, voulant s’affranchir de la tutelle des communistes vietnamiens, s’emparent de Phnom Penh avant la chute de Saïgon, c’est dans la crainte que les forces du Viêt Minh ne mettent la main sur la capitale du Cambodge et ne créent sous leur égide une fédération (regroupant le Vietnam, le Cambodge et le Laos). Les Khmers rouges s’opposent à la traditionnelle visée hégémonique du Vietnam sur le Cambodge et la région, et veulent reprendre au Vietnam le territoire du Kampuchéa Krom qu’ils considèrent comme leur berceau historique. En outre, la rupture entre l’Union soviétique et la Chine, à la fin des années 1950, se mue en rivalité sino-soviétique, laquelle, en pleine guerre froide, s’invite dans la région de l’Asie du Sud-Est, dès lors que le Vietnam bénéficie du soutien de l’URSS et le Cambodge de celui de la République populaire de Chine. Enfin, au même moment les Etats-Unis, dans un souci de contrer l’influence soviétique en Asie du Sud-Est, se rapprochent de la Chine communiste et soutiennent alors cette dernière dans la région.

Ainsi, des hommes, des femmes, des enfants, de simples civils qui n’eurent pas les moyens de s’enfuir, furent les victimes de ces jeux, rivalités et conflits. Le récit de Jeanne Truong se situe au moment de l’arrivée des troupes vietnamiennes au Cambodge en 1978 qui libèrent la population civile des camps au fur et à mesure de leur avancée dans le territoire, jusqu’à la chute du régime des Khmers rouges en 1979. Narang et les survivants de son camp prennent le chemin de l’exode en direction de la Thaïlande. Alors qu’ils ont cru que le pire était derrière eux, beaucoup seront tués en franchissant ou après avoir franchi la frontière.

Narang est donc un enfant doublement miraculé. En échappant tout d’abord au destin des enfants soldats ou gardiens du régime des Khmers rouges qui dénoncent et tuent père et mère, il tient en échec le projet des Khmers rouges fondant l’espoir de créer un homme nouveau sur les générations nées dans les cabanes de la mort. Mais il perd, à l’âge de cinq ans, l’usage de la parole. Muet, il pose un regard sans concession sur le monde qui l’entoure, il sait qu’il est en quelque sorte en enfer, qu’il doit en sortir, qu’il en sortira pour sauver sa mère devenue une mort vivante, une mère morte habitant désormais le royaume des ombres perdues. D’où vient la force de cet enfant ? Il connaît intuitivement où est le bien et le mal et s’il ne peut le dire, l’énoncer ou le formuler, cela ne l’empêche pas d’agir. Avec bienveillance. Guidé par la volonté de faire le bien. Sa perception aiguë de la situation et des dangers l’amène à développer des affinités avec d’autres personnes, des êtres qui comme lui ont échappé à la déshumanisation, et sortent de l’anonymat collectif. Ici et là, il parvient à prouver, lui qui n’a pas connu rien d’autre que les cabanes de la mort, qu’un autre monde est possible, meilleur, attentionné. Qu’il n’y a pas de fatalité du pire, qu’il y a toujours une autre option. Et qu’il n’y a pas « de crime plus horrible que de souiller le cœur des enfants », comme l’écrivait Paul Claudel dans L’oiseau noir dans le soleil levant.

En Thaïlande, Narang échappe encore à la mort. Incarne-t-il une figure extra-ordinaire ? Son innocence et sa bonté semblent être tout ce qui reste de son enfance volée et spoliée, lui qui n’a pas non plus fréquenté les bancs de l’école. Mais sa permanence et sa persistance lui valent une aura particulière donnant au récit une certaine respiration, préparant le lecteur à l’insolite rencontre de la transcendance, sous les traits d’un enfant de 7 ans. Ou l’invitant à méditer en tout temps en tout lieu sur la beauté de l’enfance et ses mystères insondables.

[Ndlr : On pourra prolonger la réflexion avec cette rencontre télévisée sur TV78]