« Il peut y avoir plein d’étoiles dans un livre... » [1/2]

, par Alain Brossat, Ninon Grangé


Un entretien avec Ninon Grangé, à propos de son livre : Philosophie avec personnages – essai de fictionnalisme politique (Mimésis, 2024)

1- Alain Brossat : Ma première question est un peu abrupte, portant sur la forme du livre – je me la suis souvent adressée à moi-même : il y a bien d’un côté un fil conducteur qui traverse et soutient l’ensemble de l’ouvrage – le fictionnalisme, la notion de personnage conceptuel, ici dans l’horizon du politique –, mais d’un autre côté, il s’agit visiblement d’un volume fait du rassemblement d’articles, de communications, de recherches ponctuelles liées à des circonstances particulières, ce qui découle des formes et des rythmes de la vie d’un.e philosophe universitaire.
Ce genre (de livre) a ses avantages et ses inconvénients : on suit le fil tout en changeant de personnage ou de topique d’un chapitre à l’autre, ce qui a le charme de la diversité, mais d’un autre côté les coutures sont un peu visibles et, par moments, le fil devient lâche – dans les derniers chapitres sur Agamben, on ne retrouve plus beaucoup la problématique de départ.
Ma question serait donc la suivante : qu’est-ce qui, dans notre pratique de philosophes universitaires, nous porte si impérieusement à produire plutôt des essais placés sous le signe de l’un (parfois un peu bigarré) plutôt que des recueils d’articles et d’études brèves, tels qu’ils résultent des formes et procédures même de notre travail de recherche ? Après tout, ce ne sont pas les auteurs qui manquent et dont l’œuvre est faite principalement d’articles plutôt que d’ouvrages – et qui n’en sont pas moins de première importance pour nous, à commencer par Benjamin... Pourquoi ton manifeste en faveur du fictionnalisme n’aurait-il pas pu se placer d’emblée sous le signe du multiple, voire de l’hétérogène ?

Ninon Grangé : La question de l’accord entre la forme et le fond est évidemment cruciale ; elle est aussi liée aux traditions intellectuelles propres aux différentes cultures de recherche. Mais avant tout, je veux faire place à la question de la temporalité universitaire. Les chercheurs sont soumis à des contraintes de régularité, pour ne pas dire de quantité, dans la production scientifique. Le contrôle est malheureusement peu qualitatif. Il n’en reste pas moins que nous sommes soumis à une sorte de reddition de compte. Ainsi le chercheur ou la chercheuse doit composer avec cette temporalité qui ne correspond pas toujours, loin de là, à celle d’une recherche au long cours, et il ou elle doit transformer cette contrainte bureaucratique en une vertu. Le choix de l’essai multiple tente un entre-deux entre la recherche au long cours et l’obligation de publier.
Mais au-delà, il me semblait fécond de rassembler les moments d’une pensée développée sur une même période pour tenter d’en reconstituer la logique en premier lieu peu explicite, alors qu’elle procède d’un cheminement cohérent. Plutôt que de proposer des études artificiellement rassemblées, comme c’est parfois le cas de recueils d’articles fort intéressants mais dont on peine à voir une problématique commune, il m’a semblé que le fictionnalisme appelait cette recherche de cohérence. L’essai est ainsi un genre plus libre que la démonstration, les articulations y sont en partie laissées à la liberté du lecteur et de la lectrice. Et de fait, les abords multiples leur ouvrent la possibilité de compléter par d’autres exemples qui leur seraient suggérés.
Dans la mesure où le fictionnalisme est une démarche, voire une méthode, qui consiste à effectuer une recherche conceptuelle à partir d’une matière fictionnelle et d’opérations empruntant à la fiction, qui saisit du sens dans une facture imaginaire ou imagée, il est en son origine multiple. Autrement dit, si les fictions sont dispersées en philosophie et non reconnues comme des éléments de méthode, le fictionnalisme est par définition poikilos – seul le mot grec me semble convenir : il est divers, multiple et de différentes couleurs. Les taches du guépard sont éparpillées, mais elles se trouvent toutes sur une même robe.
Le fictionnalisme n’est pas reconnu en philosophie, malgré les travaux, restés sans suite, de Hans Vaihinger (qui d’ailleurs, tout en mettant au jour la fécondité des fictions, les limitait dans ses analyses à une épistémologie très mathématique), il importait donc non seulement de lui donner une visibilité mais aussi de lui constituer une structure cohérente. Le « manifeste » en faveur du fictionnalisme que tu soulignes passe d’abord par là, mais je n’exclus pas de lui donner, en second lieu, une forme plus systématique, en lien avec une démarche, au très long cours celle-ci, sur la question de la réalité. Ce qui signifie que je ne me dégage pas, en effet, de la « tyrannie de l’un », mais aussi que j’inscris les fictions dans une démarche philosophique classique qui entend, à partir du multiple, constituer un concept un. Quand on connaît la tradition en histoire de la philosophie reposant en bonne partie sur l’opposition entre le concept et l’image, on comprend que ma proposition se déploie en deux temps.

2- AB : Merci pour cette réponse pleine d’allant qui va nous permettre d’entrer dans le vif du sujet. Au début du livre, tu écris ceci qui énonce en quelque sorte le programme : « En décelant le jeu des fictions, images, fantasmes, peurs, désirs... qui font aussi [je souligne] le tissu politique non réduit au seul visible des institutions, le fictionnalisme se donne pour tâche de comprendre un niveau différent de l’espace et du temps politique et, partant, d’enrichir la compréhension d’un domaine qui engage d’autres phénomènes que ce qui est ordinairement identifié aux rapports sociaux et au jeu institutionnel ».
Ce aussi dont la vocation est de différencier, voire opposer deux « niveaux » ou peut-être modalités du politique semble suggérer que les institutions politiques, elles, se tiendraient en dehors de la fiction, qu’elles échapperaient au mode fictionnel. Mais ne sont-elles pas elles aussi domaine d’images, de fantasmes, de peurs, de désir... ? D’ailleurs, plus loin dans le livre, tu t’attardes sur le frontispice du Léviathan où la figure du souverain, entendu comme concept clé ou signifiant maître de la recherche entreprise par Hobbes se présente comme une image qui, comme tu le rappelles, raconte toute une histoire... Aussi bien, il me semble que tout ce qui forme la matrice du régime démocratique moderne – la représentation et tout ce qui va avec, le suffrage universel, les élections, les institutions où siègent les « représentants » – tout ceci repose sur une fiction ou une fable dont je serais porté à soupçonner qu’elle ne serait paradoxalement aussi inusable que pour autant qu’elle est dépourvue de toute consistance réelle, tant le monde des « représentants » est à l’évidence hétérogène à celui des supposés représentés... S’il est un monde qui me semble directement en prise sur « le jeu des fictions, images, fantasmes, peurs, désirs... », c’est bien celui des institutions de la démocratie contemporaine. Ou bien alors, est-ce que je n’ai pas bien saisi le sens de ce aussi, tel qu’il survient dans la phrase citée plus haut ?

NG : Ce « aussi », je l’entends non pas comme soulignant deux modalités hétérogènes du politique mais – si l’expression n’était pas si galvaudée par les temps qui courent – comme un « en même temps » qui dialectise le visible et l’invisible du politique. Le politique n’existe pas sur deux niveaux différents, auquel cas notre tâche consisterait d’abord à informer les différents degrés de réalité, mais dans des strates différentes. J’ai utilisé dans un précédent ouvrage la métaphore du spectre lumineux. Plusieurs couleurs peuvent être diffractées ou bien ne former qu’une seule couleur (ou une absence de couleur, donc sa contradiction). Le politique procède de strates et non pas de fondements, du moins pour une analyse fictionnaliste ; il est constitué de strates où le visible peut se faire invisible et vice versa. On pourrait aussi parler de sous-jacences. Ainsi le fictionnalisme appréhende les institutions et les sous-jacences infra-institutionnelles comme des phénomènes qui peuvent relever aussi d’une fantasmatique (la peur de l’étranger par exemple qui produit des lois anti-immigration), aussi d’une fantasmagorie (les récits mis en œuvre à l’appui de telle gouvernance), aussi, comme l’avait bien perçu Thomas Hobbes, de fantômes (par exemple le rappel d’un Guy Môquet mort pour renforcer un Sarkozy vivant). Cela pourrait laisser penser que la philosophie politique est réductible à une sociologie politique, pour autant il me semble fécond de considérer autrement le seul tissu politique, dans ses épaisseurs et ses trames. Toutes ces images que j’utilise n’ont qu’un seul but : poser le politique comme un objet dont nous n’avons pas fait le tour quand nous en avons déterminé les éléments positifs (le droit, la constitution, les institutions) et les conditions historiques et sociales. Le fictionnalisme est la prise en considération de ces sous-strates.
Cette démarche est en partie négative. Elle veut non seulement se détacher des préoccupations normatives, non seulement s’émanciper d’une forme prescriptive propre à la tradition de philosophie politique, mais aussi combattre une analyse focalisée sur le logos, aussi bien les discours politiciens qui se donnent pour ce qu’ils veulent être (Trump et les effets du discours trumpiste dans le monde par exemple), que la science qui s’en tient à l’explicite. C’est une autre manière de ne pas tenir pour acquise une opposition entre raison et imagination. À côté des discours, il y a les images figuratives – à côté de la post-truth de Trump ou du déni de Macron, il y a le comportement, le rapport entre parole et action, il y a la vulgarité et le mensonge politiques –, et les images mentales, les rappels, les reprises (de Néron à Milei en passant par toute une série de despotes).
Il s’agit alors d’adopter un regard décentré sur les institutions et plus largement sur la polis, comme s’il s’agissait aussi d’un fantasme, d’une fantasmagorie et d’un fantôme, et non pas seulement d’objets et relations fonctionnels. Au passage, on évite les poncifs exprimés par les locutions en vogue comme « vivre-ensemble » ou « identité politique, culturelle, nationale »… Si j’exagérais, je dirais qu’en conséquence il faut donner autant d’importance à l’analyse d’un article de la constitution ou d’une loi qu’à l’iconologie d’un tableau ou d’un film, non pas dans le sens d’une interprétation sociologique (ce que tel film ou tableau révèle d’une société à une date précise, analyse qui relève de la sociologie et de l’histoire de l’art) mais dans le sens d’un apport à la réflexion politique, ce que fait par exemple Patrick Boucheron avec son analyse de la fresque de Sienne (qui n’est pas de la sociologie ni de l’histoire de l’art et pas de l’histoire non plus). Pour Boucheron, l’œuvre de Lorenzetti est une proposition. Le frontispice du Léviathan de Hobbes est aussi une proposition qui passe par l’image (celle-ci n’est pas une simple illustration, auquel cas on pourrait s’en dispenser), dont le philosophe a besoin, à défaut de logos, précisément pour exprimer sa proposition. C’est pourquoi il est nécessaire de décrire ce que Hobbes a voulu dire en même temps qu’Abraham Bosse, mais aussi de l’interpréter (une iconographie qu’on trouve chez Carl Schmitt ou Carlo Ginzburg), de le décrypter (Giorgio Agamben met au jour des significations voilées), et de le présenter comme une mise en forme du politique. Nous sommes au carrefour entre iconologie et philosophie politique.
L’approche fictionnaliste devrait ainsi dépasser le seul domaine politique si elle a pour tâche de rendre visible ce qui nous constitue – les rêves (de gauche) et les peurs (de droite) – et non pas seulement de répéter ce que nous avons produit (les institutions). La répétition confine à la nausée, aux discours en boucle, aux affrontements interminables sur ce que doit être la démocratie ou le meilleur régime possible, condamnant les échanges à rester abstraits ou superficiels. Je précise que je distingue la répétition, stérile, de la reprise, des retours et des versions qui constituent le réel. À mes yeux, l’effet Rashōmon, du nom de ce film de Kurosawa qui présente les récits contradictoires de plusieurs protagonistes d’un crime (y compris du fantôme du mort – je viens de publier un article sur le sujet dans les Cahiers critiques de philosophie), est crucial : politiquement et au-delà, la vérité, si elle est maintenue, se situe entre le récit fantasmé voire inventé et la performativité. En ce sens, le fictionnalisme ne se prononce pas sur l’essence du politique ou sur sa consistance, du moins pas dans un premier temps, mais sur des formes variées de la réalité.
On peut décrypter la représentation parlementaire, qui serait prétendument une garantie démocratique, comme étant un mensonge ou une fiction, au moins dans les démocraties libérales aujourd’hui, cela révèle surtout la confiance aveugle que nous avons dans le fonctionnement revendiqué des seules institutions, qui se substitue au véritable but politique disparaissant de ce fait (fictionner pour fonctionner). Je dis « confiance », mais Hans Kelsen parlait de « foi » : « Dieu et l’État n’existent que si et dans la mesure où l’on y croit, et tout leur énorme pouvoir s’effondre si l’âme humaine est capable de se débarrasser de cette croyance. » C’est un juriste positiviste qui l’écrit en 1973. Malheureusement les fictions de ce type ont des effets tout à fait réels.

3- AB : Le fictionnalisme que tu soutiens entend la fiction dans un sens actif, d’où l’apparition du terme « fictionnalisation ». Tu ajoutes que « la visée pratique et l’utilité sont au principe de l’usage des fictions », ce qui suggère qu’on ne se contente pas de produire des fictions mais que l’on conduit des opérations par leur entremise. Les fictions ont-elles dans cette perspective le statut de moyens en vue d’une fin ? Mais surtout, ton développement sur ce point, au début du livre, laisse la question du « on » un peu dans l’ombre ? Qui fait usage des fictions dans un horizon politique, tout un chacun sur un plan d’égalité, gouvernants comme gouvernés, ou bien les effets de réalité produits par l’activité fictionnante sont-ils inégalement répartis entre les uns et les autres ? Si c’est le cas, existe-il des principes ou des régularités qui président à ces répartitions ?

NG : Pour répondre à cette question, il faut que je revienne un peu en arrière dans mon travail sur la guerre. Réfléchir à la guerre interne et au silence de la philosophie sur cette guerre qu’il faut à tout prix éviter m’a fait « découvrir » ce que j’ai appelé les fictions politiques. Les fictions politiques sont des élaborations hybrides, en ce sens que je désigne par là aussi bien un instrument politique (c’est ce qu’il est le plus facile d’identifier et d’analyser à travers les actions, les décisions, les mensonges, etc.) que le moyen de l’analyse de ces pratiques (c’est l’apport du fictionnalisme comme moyen de connaissance), qui permet d’atteindre l’infra-politique, les strates sous-jacentes que j’ai évoquées. Une frontière par exemple est une invention juridique et politique. Elle traduit une séparation étanche entre souverainetés et participe ainsi d’un certain modèle politique, qu’on pourrait dire moderne. Mais elle est aussi une image (une ligne imaginaire sur une carte géographique) et un réservoir de fantasmes et de peurs, créé et instrumentalisé, qui induit, par exemple, un certain type de mesures anti-immigration. Le rapport à l’étranger, par exemple en Grèce ancienne, passait par un tout autre imaginaire, celui du barbare mais aussi celui de l’hospitalité inconditionnelle.
Si les fictions politiques ont un but pratique, il peut être conscient ou inconscient, individuel ou collectif, et le fictionnalisme, qui se focalise sur ces phénomènes, les analyse et les comprend. C’est pourquoi il est difficile de présenter cet aspect du tissu politique sous la forme des moyens et des fins. Car une fiction, en soi, n’a pas de but politique évident. Si je considère un tableau, un film, un roman, le but premier ne sera évidemment pas du même ordre qu’un traité politique ou une décision gouvernementale. Billy Budd de Melville n’est pas un traité politique, mais il apporte un angle de vue, des mots, des images, des émotions, qui ne sont pas la matière première de la philosophie mais que, je pense, elle doit prendre en compte. La simple illustration, puisque c’est généralement ainsi que sont traitées les œuvres de fiction, est un raccourci pour exprimer un concept. À mon sens, la fiction fait davantage : elle présente et figure, elle correspond à l’apparition politique.
Adopter l’angle de compréhension des fictions, ce n’est pas considérer a priori que toute fiction a un « message » politique. Hans Vaihinger, qui d’ailleurs ne donne qu’une toute petite place à la sphère politique et la confond avec la sphère juridique, fait des fictions un instrument de connaissance. De mon point de vue, les fictions politiques sont moins des moyens que des phénomènes, des mécanismes, des dispositifs, et cela même si le mensonge, le déni, le performatif peuvent à l’occasion être des moyens utilisés par les gouvernants. Je veux dire par là que l’opposition entre gouvernants et gouvernés n’est pas pertinente dans un premier temps de l’analyse. C’est pourquoi j’écris que « les produits de l’imagination prennent corps dans les différentes modalités d’apparition du pouvoir » (p. 92) et il faut évidemment prendre le terme « pouvoir » au sens très large. En fait le fictionnalisme ouvre à la dimension imaginaire du politique, un imaginaire effectif. Carlo Ginzburg, dans une analyse sur le frontispice du Léviathan justement, a raison de citer Tacite qui fonde les modalités du politique sur une remarque anthropologique : « fingebant simul credebantque », ils fictionnaient et en même temps ils y croyaient. Le « -que » redouble le « simul », il y a bien une fabrication mais dont nous ne sommes pas nécessairement conscients – c’est ce qui est indiqué par la temporalité du simul. Il est compréhensible que le politique soit affaire avant tout de croyance au politique, c’est encore autre chose de considérer que le politique est fait, aussi (on y revient), de fictionnements, comme si le réel au sens de quotidien était trop pauvre pour décrire tout ce qui se passe dans l’espace et le temps politiques, comme s’il fallait inventer d’autres manières de comprendre. Aussi ne considéré-je pas comme contradictoires la fiction et les réalismes, comme manières de faire la réalité.
Le pronom indéterminé « on » que tu soulignes à juste titre doit se comprendre dans cet ordre d’idées. Ce qui se perd en précision est gagné en généralité, ce qui est perdu en acuité critique est gagné en conceptualisation. D’abord j’ai voulu m’écarter d’une tradition philosophique qui s’est toujours intéressée au meilleur régime possible, et qui s’est ainsi fondée sur une analyse de la relation entre gouvernants et gouvernés. J’ai montré que cela menait à une occultation de l’un des grands problèmes des hommes en collectivité : la guerre interne, la stasis. En focalisant sur la matérialité de ce rapport (un, plusieurs, tous, et avec « tous » nous sommes confrontés au problème de ce qu’est le peuple – tout cela a été analysé par d’autres avec beaucoup d’intelligence), on perd ce qui fait le lien et la déliaison, c’est-à-dire la crise, entre les hommes dans la société, parce que l’élément de fictions, de fantasmes, de fantômes est invisible. La forme du traité de philosophie politique, de Platon à Grotius, est, par la force des choses, prescriptive. Étant prescriptive, elle occulte ce qui, du politique, n’est pas objet de prescription ou d’interdit. La singularité des fictions complète, dans l’analyse, la généralité philosophique. Aussi dois-je, dans un premier temps du moins, comprendre le politique dans sa plus grande étendue, avant de laisser le fictionnalisme être utilisé pour des focalisations plus précises, sur les modes de gouvernement, sur les rapport de domination, etc. Vaihinger ne cesse d’insister sur la vertu première et essentielle du fictionnalisme : son utilité. J’ajoute qu’à mon essai de fictionnalisme, il faudrait donc désormais ajouter un système.

4- AB : Me permettras-tu une brève diversion, avant d’enchaîner sur la suite de ton essai ? Je lis ces temps-ci dans les journaux que Macron, de manière toujours plus affirmée, se profile comme « un vrai personnage de roman ». Quelles réflexions cet énoncé t’inspirerait-il, du point de vue de l’approche de la relation entre fiction et politique que tu présentes dans ce livre ? Cette « diversion » ne nous conduit-elle pas au cœur du sujet ?

NG : C’est lui faire beaucoup d’honneur… En effet on pourrait imaginer un personnage médiocre et lisse, à l’ambition à la fois brûlante de narcissisme et indifférente à tout ce qui ressemble à la collectivité, dépourvu de toute empathie, obéissant à son seul désir, qui se hisse grâce aux millionnaires et au Rassemblement National à une place qu’il n’aurait jamais dû occuper puisqu’il s’agit d’y prendre soin de tous. Ce roi n’est pas un Léviathan : au lieu de protéger ses sujets, il les enfonce. Croire au pouvoir est sa seule boussole : fingit simul creditque ! Balzac aurait pu le rendre intéressant.
Mais pour le fictionnalisme, c’est peine perdue. La fiction enseigne, grâce à la forme, à la beauté du style, aux émotions suggérées. Macron n’est pas un personnage dont la philosophie pourrait s’emparer, c’est un individu dont la noirceur plonge toute une société dans le désespoir, l’impuissance, l’imagination la plus pauvre et débile. Si je prétends que la fiction crée des réalismes – des versions de la réalité – cela ne signifie pas que la réalité peut se magnifier en fiction. Rappelons-nous avec prudence ce que le personnage-François Truffaut de la fiction La nuit américaine dit à un personnage-acteur à peine sorti de l’enfance-Jean-Pierre Léaud : « Les films sont plus harmonieux que la vie. Il n’y a pas d’embouteillages dans les films, pas de temps mort. Les films avancent (…) comme des trains dans la nuit. » La fiction figure et métamorphose la réalité, pour mieux y revenir. La réalité n’est pas comme dans les films et Macron a un pouvoir de nuisance. Il s’inscrit et nous inscrit dans un quotidien prosaïque et violent, un horizon trumpiste où les barrières de la décence et de la morale ont été franchies, où les mots sont prononcés à rebours de leur sens, où le mépris ruisselle d’une verticalité sans fin. Si Macron-le-Monarc a inventé quelque chose, c’est l’utilisation sans complexe d’un vernis démocratique qui devient feuille de chêne transparente. Macron n’est pas un « personnage » qui pourrait nous aider à formuler des concepts, il est la violence de classe, l’anti-parlementarisme, la catastrophe environnementale, la négation de la pensée incarnés. S’il peut aider à quelque chose, c’est seulement à nous faire comprendre le néologisme « démocrature ». La philosophie politique peut et doit se pencher sur ce nouveau régime qui ne dit pas son nom. Le fictionnalisme saura s’emparer du grotesque en politique : la caricature, l’exagération qui devient banale, le difforme et l’informe politiques sont des objets sur lesquels je suis en train de me pencher. Je laisse au lecteur la terrible tâche de faire la liste des atteintes aux droits et libertés et je préfère ouvrir une pièce d’Aristophane.

5- AB : Voici donc Jupiter rhabillé... Revenons à ton livre. Au chapitre III, tu insistes sur le fait que la fiction ne peut en aucun cas être opposée au réalisme, celui-ci se définissant non pas comme « asservissement à une réalité donnée mais construction de la réalité », tu t’appuies sur la préface de Maupassant à Pierre et Jean, où il soutient que les réalistes sont, en vérité des illusionnistes – comme tout écrivain, ajoute-t-il.
Ce qui m’étonne un peu, c’est que dans tout ce développement auquel je ne trouverais rien à objecter, tu sembles ménager soigneusement la notion de représentation, disant : « Une représentation, quelle qu’elle soit, présuppose la réalité comme référence » – certes, rien à objecter là non plus, mais cela laisse le problème entier : s’il est une notion qui, dans toutes ses directions et dimensions, me semble être en crise aujourd’hui, c’est bien celle de représentation – les avant-gardes lui ont fait un sort dans les années 20 du siècle dernier, ce qui ne l’empêche pas d’être le grand cadavre à la renverse dont la décomposition empoisonne toute la vie politique aujourd’hui dans les dites démocraties du Nord global tout particulièrement. S’il est une fiction flasque et stagnante qui empêche toutes les autres de prospérer ou d’autres encore d’éclore, c’est bien celle-ci – je parle ici du domaine politique avant tout, bien sûr. Comment articuler les puissances imaginatives du fictionnalisme sur une critique (une autopsie ?) de la notion même de représentation dont les arts ont su s’émanciper tandis que la politique, celle de l’État du moins, en demeurait indéfiniment captive, de la façon la plus mortifère qui soit ?

NG : Il peut y avoir plein d’étoiles dans un livre, il y en a toujours une qui brille moins que les autres, sans pour autant être plus petite dans la constellation. La notion de représentation, dans mon essai, est un point de fuite, elle existe sans faire partie du tableau visible structuré selon plusieurs perspectives. La représentation demeure mystérieuse, et je n’en suis pas si fâchée. D’abord parce que, comme tu le dis, elle a été beaucoup analysée, aussi bien en esthétique d’une part qu’en philosophie politique d’autre part. Il y a un effet d’usure, au moins dans les différentes logiques de réflexion. Ensuite parce que, si l’on accepte mon point de départ qui consiste à examiner le carrefour entre politique et esthétique, elle pose un véritable problème qui attend encore d’être formulé. De surcroît (je reconnais que je conduis un peu une logique du chaudron) je ne suis pas si sûre que « représentation » exprime adéquatement ce que je vise. Nous avons un terme, la « représentation », pour deux concepts, l’un en théorie politique, l’autre en art, et nous avons peut-être deux réalités ainsi exprimées qui ne se rencontrent pas. D’un côté l’expression, c’est-à-dire le déplacement et la transformation avec conservation ou création d’une signification, par exemple le portrait de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud qui représente Louis XIV, mais aussi le pouvoir, la majesté, etc. ; de l’autre le mandat, par excellence celui d’un député à l’assemblée. D’un côté la lieu-tenance, pour parler comme Ricoeur, où une figuration vient en lieu et place d’une référence et où l’imagination est génétique ; de l’autre, la délégation de droit et pouvoir, où une voix en porte plusieurs, et où l’imagination est nulle. Le rapport n’est pas le même. On pourrait arguer que la fiction, à défaut de l’imagination, joue dans les deux cas. L’imagination utilise la mise en fiction (même si à un peintre du XVIIe siècle cette définition n’aurait pas agréé) ; et on peut considérer la représentation par mandat comme une fiction (un mandataire est fictivement plusieurs mandants). Le point commun, dans ces deux relations, c’est que B renvoie à A. C’est finalement assez vague.
En fait la notion n’est pas satisfaisante, et sa secondarisation me suffit, comme si elle regagnait une place plus humble que l’on peut travailler à nouveaux frais. Il faudrait cependant que nous nous accordions sur un usage de nouveau vierge de la notion de représentation. J’ai tendance à insister sur le rapport entre le signifiant et le signifié, entre le point de départ et le point d’arrivée, entre ce que je préfère appeler le figuré et le repère. La représentation n’a de sens que dans un repère, et la comparaison avec un repère cartésien est valable. Il y a des abscisses et des ordonnées, mais l’ensemble du repère est néanmoins tracé, de même que la fonction qui, à partir d’une équation, se déploie en un tracé (une ligne, une courbe) dirigé. Ce qui m’intéresse, négativement, c’est l’impossibilité d’assigner une représentation à une origine fixe (d’où la multiplicité de et les confusions sur la notion) ; et positivement m’intéresse le fait que le repère est, en définitive, flottant. Cela a le bénéfice aussi de ne pas mettre les institutions au centre de la réflexion et d’envisager une sociologie politique très large. Si je reprends l’exemple du portrait de Louis XIV par Rigaud, on ne peut pas lui donner de repère unique et facilement identifiable. Il y a l’homme Louis XIV, le roi, le monarque absolu, le pouvoir, le pouvoir en tant qu’il se présente et s’impose, le soleil, la théâtralité, etc. On peut comprendre ces différents repères selon, par exemple, la grille de Panofsky : description littérale, iconographie, iconologie (même si lui, en tant qu’historien de l’art, s’en tient à l’iconographie, et donc, à mon avis au rapport de représentation). S’il y a plusieurs significations qui exigent interprétations, elles-mêmes situées, c’est qu’il y a plusieurs repères pour une même présentation, pour une même apparition – ce dernier concept est, dans ma recherche, beaucoup plus important que celui de représentation. Si l’on prend la notion d’ennemi, si rapidement rapportée à Carl Schmitt, ce dernier considère que c’est un concept qui donne le critère de la notion de politique. Schmitt a varié sur les degrés de concrétisation, c’est-à-dire sur la réalité à donner à ce concept. Le repère en a été flottant : pur concept utile pour définir le politique, donc à la fois artificiel et imaginaire (ce n’est pas la terminologie schmittienne), concept existentiel qui trouve, dans les années 1930 où Carl Schmitt aimerait s’insérer dans les rouages du pouvoir nazi, une terrible concrétisation avec les juifs, redevenant concept discriminant abstrait après la Seconde Guerre mondiale dans l’interprétation douce de Julien Freund. Autrement dit, le politique envisagé à partir de la notion de représentation hésite entre deux métaphores pour être exprimé : la métaphore organiciste et la métaphore mécaniste – l’ambiguïté est évidente chez Hobbes, et pour Schmitt qui la perçoit très bien – soit deux repères qui mobilisent des images différentes, et donc des significations et des définitions différentes.
Si je reviens à ta question qui enterre la notion de représentation, ne pourrions-nous précisément la reprendre en donnant tout son sens à l’ambiguïté ? La représentation, mise en cause dans les prétendues démocraties libérales, est considérée comme un rapport qui ne remplit pas sa fonction première. La délégation de pouvoir échoue, par défaut de mécanismes de contrôle, par abus de pouvoir, ou bien parce que la délégation est, par définition, inapte à exprimer un grand nombre de citoyens, à la différence du collège, du tirage au sort, des assemblées citoyennes par exemple. Elle échoue parce que le consentement des citoyens à se démettre de leur pouvoir est compris comme un abandon de leur droit. La manière dont on nourrit la notion de représentation est cruciale, donc la manière dont on la comprend à la fois abstraitement (« consentement » et « abandon » sont des termes abstraits) et concrètement, c’est-à-dire la manière dont on l’image, dont on la remplit de significations expressives. Nous retrouvons alors la fonction utile de la fiction. C’est le degré de fiction (entre concept abstrait et concrétisation empruntant aux images) qui module la compréhension de la représentation politique, par exemple la fiction contenue, peut-être, dans la notion d’ennemi par Carl Schmitt.

6- AB : Justement, à propos de Schmitt, pourquoi dans le chapitre que tu lui consacres, tiens-tu tant à insister sur ce qui le rapproche du marxisme plutôt que ce qui l’en éloignerait radicalement ? On peut repérer, bien sûr, toutes sortes d’intersections entre la philosophie politique marxiste en général – et le léninisme en particulier – et la pensée du politique de Schmitt (sur la question de l’ennemi, par exemple, comme tu le relèves à juste titre), mais intersections et affinités sont deux choses différentes. Même idéologisé à mort, le marxisme conserve un lien avec l’émancipation et Schmitt, lui, est et demeure le plus brillant des théoriciens de la contre-révolution au XXème siècle. Cela constitue quand même entre l’un et l’autre une ligne de partage marquée. D’autre part, on remarquera que le marxisme est, comme matrice discursive, sujet à bien des variations : on peut difficilement le définir comme intrinsèquement anti-libéral – il n’est pas aujourd’hui de démocrates (au sens courant du terme) plus zélés que les marxistes occidentaux. L’anti-libéralisme, par contraste, est chevillé au corps de la philosophie politique de Schmitt...

NG : Bien sûr, Schmitt n’a jamais été « marxiste », quelle que soit la définition qu’on donne à ce terme. On ne peut même pas dire qu’il y ait des affinités ou des points de convergence avec ce qu’il voit comme une idéologie et pas seulement comme une philosophie ; Schmitt reste contre-révolutionnaire. Mais il est rare qu’un penseur soit plus loquace et fin concernant ce qu’il rejette. Tout se passe comme si Schmitt admirait la pensée de Marx alors qu’il ne fait qu’adhérer aux développements des penseurs de la contre-révolution comme Donoso Cortés. Il est plus intéressant d’étudier un problème de cet ordre plutôt qu’une adhésion qui mène à une correspondance entre positionnement politique et ce qu’on pourrait comprendre comme une adaptation de la pensée et de la philosophie à celui-ci. D’une certaine manière Schmitt déjoue un biais que l’on retrouve chez la plupart des penseurs en sciences humaines : considérer comme plus pertinente une pensée qui correspond à notre opinion politique. C’est ce qui se joue quand on étudie Schmitt lui-même. Impossible d’adhérer à son positionnement politique et idéologique, mais l’approche juridique et philosophique n’en est que plus intéressante. Deux postures et méthodes philosophiques sont alors possibles : la recherche savante, qui étudie, en histoire de la philosophie, ce que Schmitt doit à Marx, la manière dont il s’en écarte, les points qu’il combat. Dans la période des années 1920-1930, l’antilibéralisme est assurément un point de rapprochement, fidèle ou infidèle, avec la pensée marxiste, et Schmitt est clairement d’une droite non orthodoxe (on peut penser à sa fréquentation mesurée de la révolution conservatrice et du « national-bolchévisme » d’un Ernst Niekisch). Le coup de Prusse et la crise de Weimar affermissent des positions qui, au bout du compte, apparaissent plus tranchées qu’elles ne l’étaient sur le moment. C’est toute l’ambiguïté de la « protection » de la constitution. Schmitt veut protéger la constitution de Weimar contre le NSDAP et les communistes (en ce sens l’argumentation d’Olivier Beaud, dans Les derniers jours de Weimar, est très convaincante). La crise se prolongeant, Schmitt confère cette protection de la constitution au président et donc au possible « Führer »…
La deuxième approche, qui se nourrit évidemment des avancées de la première, plutôt que de chercher à dénouer les difficultés (comment comprendre que Schmitt « rencontre » le marxisme), plonge dans le problème philosophique lui-même, qui est évidemment aussi un problème politique. Les ambiguïtés sont toujours, à des degrés divers, plus ou moins actives. À plusieurs reprises dans la période des textes auxquels je me réfère, donc avant la prise du pouvoir par les nazis, Schmitt se dit presque plus marxiste que Marx. Il estime l’avoir poursuivi et dépassé dans la mesure où il ne s’en tient pas au politique dans son contenu économique. L’espace politique conflictuel décrit par Marx, la nécessité d’un ennemi clairement identifié au bourgeois, fascinent Schmitt. Ces ambiguïtés sont d’une certaine manière rejouées lorsque des penseurs d’extrême-gauche, dans les années 1960 et 1970 – en gros des penseurs et des activistes qui pensent la guérilla, des penseurs de l’émancipation par excellence – reprennent explicitement la pensée schmittienne. C’est passionnant : quelque chose d’une pensée, d’une philosophie, dépasse le positionnement idéologique sans pour autant que celui-ci soit nié ou ignoré, comme si une pensée elle-même s’émancipait de son auteur. En ce sens, je suis du côté des philosophes qui pensent que la philosophie de Schmitt n’est pas nazie en elle-même. Il y a évidemment matière à nuancer, mais on ne peut s’en tenir au présupposé que la gauche des années 1970 déformerait la pensée de Schmitt ; personne ne le soutient d’ailleurs. La pensée de Schmitt est donc une pensée dérangeante, du point de vue politique mais surtout du point de vue philosophique. Cette oblicité est à mes yeux éminemment philosophique. Il n’est donc pas question, dans ce livre du moins, de recherche en histoire de la philosophie qui départagerait les bonnes lectures des lectures erronées. À mon sens l’étude de la pensée de Schmitt rajoute une couche de complexité, peut-être de mystère, dans le processus philosophique lui-même. En tous cas cela nous aide à penser l’objet politique qui, de ces contradictions et ambiguïtés, acquiert en autonomie conceptuelle.

7- AB : Je dois avouer que j’ai eu un peu de mal avec ton chapitre consacré à Malaparte... Ce n’est pas seulement que l’opposition qu’il met en scène entre un Trotsky « homme d’action » et un Lénine « un peu perdu dans la révolution », en octobre 1917 ne résiste pas à l’examen et à la confrontation avec les écrits laissés par les grands témoins de ces événements ; c’est, plus généralement que Malaparte ne saurait guère être pris au sérieux comme penseur, du politique – ou du reste. C’est un esbroufeur littéraire (ah, le coup de la petite sirène...), une girouette politique, fasciste quand la chose est de saison, communiste quand le vent a tourné et, surtout, un personnage passablement odieux : je ne sais pas s’il avait, comme tu le relèves, « une sensibilité particulière aux animaux », mais ce que je sais, c’est que ses reportages sur le front de l’Est, effectués pour le compte d’un grand journal italien, omettent délibérément l’horrible massacre des Juifs de Iasi (Roumanie) dont il fut pourtant un témoin – je parle ici de la version qu’il en republie en volume après la guerre, sous le titre Le (sic) Volga naît en Europe. Dans le même registre, les choses allant empirant, il faut lire Il y a quelque chose de pourri, un pamphlet d’après-guerre où notre homme délire sec dans les tons d’une homophobie proprement pathologique contre la scène intellectuelle et artistique de Saint-Germain des Prés. Bref, à part le beau texte de ses débuts littéraires sur Caporetto, il n’y a, pour moi, rien à sauver chez Malaparte, une sorte d’anticipation de l’intellectuel rance et marinisé qui prospère aujourd’hui sous nos latitudes... Tu dis justement, au début du chapitre, qu’on pourrait le rapprocher à bon escient de Céline – mais qui prend Céline au sérieux philosophiquement ? Alors pourquoi Malaparte, bouffon de toujours ?

NG : Ce qui m’intéresse chez Malaparte est, toutes proportions gardées, ce qui m’intéresse chez Schmitt : le décalage et l’oblicité. Le décalage d’un écrivain qui ne se trouve jamais où on l’attend. L’oblicité d’une « philosophie » qui refuse le pré-pensé. Malaparte, Melville ou Daniel Defoe ne sont en rien des philosophes, mais ils contribuent à une philosophie si l’on veut bien prendre au sérieux le fictionnalisme. Ils aident à penser, et de manière particulièrement inconfortable. Cet inconfort est plus fécond que les aises de l’accord idéologico-philosophique car il oblige à regarder les sous-strates. Malaparte, de manière manifeste comme tu le relèves toi-même en soulignant les incohérences et les absurdités historiques parfois coupables, crée des personnages à partir même de la réalité : un personnage Lénine, un personnage Trotski, qui n’ont sans doute que peu à voir avec les personnages réels, mais là n’est pas la question. On pourrait ajouter un personnage diplomate, un personnage enfant du basso et même un personnage cheval. Les animaux – tu cites la sirène justement – sont anthropomorphes et en même temps ils sont beaucoup plus humains que la plupart des personnages croqués par Malaparte. Ces images et personnages se rattachent à une philosophie politique qu’on peut faire remonter à Ésope. Le politique animalisé, c’est-à-dire imagé et fictionnalisé comme dans les fables, est un genre par excellence oblique. L’attitude ambiguë de Malaparte oblige à aller au-delà de la répugnance et à prendre d’autant plus au sérieux ce qui ne révulse pas. C’est en ce sens que je le rapproche de Céline. La grandiloquence et la théâtralité de Malaparte rendent d’autant plus intéressant ce qui apparaît sur le mode faible et atone : la pauvreté, la vulnérabilité, la désespérance. J’avoue que je suis sensible aux images empathiques de Malaparte, entre grandeur et petitesse, de même qu’à sa dénonciation de la guerre. Celle-ci est peut-être le fait d’un personnage odieux, il n’en reste pas moins qu’elle est fondée et pertinente. Plus largement, j’y décèle l’intérêt du fictionnalisme : décaler le regard pour saisir ensemble le loup chez Ésope, le loup chez Platon et le loup chez Malaparte comme animal politique et personnage conceptuel.

à suivre…