Istanbul rive gauche, de Timour Muhidine
Istanbul rive gauche, de Timour Muhidine, récemment publié chez CNRS éditions, vient corriger et complexifier une vision souvent sommaire et lacunaire de la Turquie telle qu’elle prévaut en France. Plus précisément, comme l’annonce le sous-titre, « Errances urbaines et bohème turque (1870-1980) », ce livre offre un vaste panorama, largement inédit, de la vie intellectuelle turque et de ses avant-gardes. L’auteur, traducteur et responsable de la collection « Lettres Turques » chez Actes Sud, initiateur de nombreux ouvrages collectifs, indique dans ses remerciements que ce travail de longue haleine, débuté à Istanbul dans les années 1990, est adapté d’une thèse soutenue à l’Inalco où il enseigne la langue et la littérature turques. Les lecteurs que l’érudition risquerait d’affoler peuvent toutefois être rassurés, l’ouvrage, mené d’une plume alerte, est exempt des lourdeurs propres à l’exercice universitaire. Quant à ceux, conquis par les auteurs turcs découverts au fil des pages et désireux d’en savoir plus, ils pourront avec bonheur se référer à la riche bibliographie.
De nombreux auteurs français, « flanqués de l’interminable cohorte de journalistes et de diplomates », « sans chercher à égaler Nerval ou Gautier », sans avoir le talent d’Albert Londres, ni l’exactitude du regard de Michel Butor ou encore l’œil de Le Corbusier, ont livré leurs impressions d’Istanbul. Si certains d’entre eux sont cités et commentés, c’est toutefois afin de répondre à une question : « racontent-ils ce qu’ils ont vu, cru voir ou auraient aimé voir ? » Mais avant tout, l’ouvrage nous conduit sur les traces de générations d’écrivains turcs, étudiants ou exilés, qui ont fait le chemin inverse, jetant leur dévolu sur Paris, ville longtemps mythique, notamment Montparnasse et le Quartier Latin, d’où le titre « rive gauche » transposé dans le centre-ville européen d’Istanbul. Qu’ont-ils écrit sur leur expérience parisienne ? Celle-ci a-t-elle influencé leur écriture et leur quête de modernité ?
À l’heure où le français est en chute libre en Turquie (mais tout n’est-il pas mis en œuvre pour empêcher les candidats francophones de fréquenter les bancs de nos universités ?!), Istanbul rive gauche nous rappelle que cette langue connut un âge d’or de 1870 aux années 1940 : « Ignorer le français, et même de ne pas traduire de cette langue, paraissait alors impossible pour qui se disait intellectuel. » Or, ces d’entelektüel et artistes bohem (« bohèmes »), dont les écrits et le parcours nous sont restitués, avaient leur quartier : Pera (« l’autre côté » en grec, l’ancienne ville franque, « mécréante », longtemps peuplée d’Arméniens, de Juifs, de Grecs, de Levantins et d’étrangers), devenu Beyoğlu (ville dans la ville, sulfureuse, « vénéneuse », lieu de perdition et de débauche avec ses tavernes, cafés, cabarets et maisons closes). Ce quartier n’a pas manqué d’inspirer de nombreux artistes, mais Timour Muhidine d’innover, de « combler un vide », en interrogeant « le rapport très puissant que cette partie de la ville a entretenu avec l’imaginaire poétique et la littérature turque ».
Ce livre peut se lire comme une longue déambulation urbaine, dans l’espace et le temps, de laquelle surgit toute une galerie de portraits. Tout d’abord, Ahmet Mithat Efendi, auteur d’Un Turc à Paris (1876), roman qui démontre que l’on peut rêver de la capitale française sans pour autant s’y rendre (la ville réelle importe peu, point de vue de Pérec dans Espèces d’espaces), autrement dit, l’absence de déplacement peut se révéler plus fécond pour l’imaginaire. Exilé politique à Rhodes, Ahmet Mithat Efendi n’aurait eu recours qu’au Baedeker et au Joanne (l’ancêtre du Guide bleu et son équivalent allemand), plus encore à la correspondance avec son ami Teodor Kasap, un Grec ottoman qui, selon la légende, aurait été invité par un officier français rencontré durant la guerre de Crimée à le suivre à Paris pour y perfectionner son français et devenir un temps le secrétaire d’Alexandre Dumas père. Toujours est-il que de retour en Turquie, Teodor Kasap a traduit Le Comte de Monte-Cristo, tandis qu’Ahmet Mithat Efendi, après un séjour en Europe, à la fin des années 1880, a publié un traité de savoir-vivre, Les bonnes manières en Europe ou à la franque.
Parmi les plus longs séjours parisiens, de 1903 à 1912, et l’un des plus fructueux, donnant lieu à « une révolution psychologique et artistique », celui du jeune Yahya Kemal Beyatli, appelé à devenir le maître reconnu et adulé du monde littéraire turc - une table de la Closerie des Lilas porte d’ailleurs son nom, à côté de celui du philhellène Jean Moréas, dont il fréquentait le cercle. Variant les supports et les documents, Timour Muhidine mentionne le choix d’un grand nombre de cartes postales envoyées par Yahya Kemal à son père, véritable « catalogue de son imaginaire sur la ville ». À la même période, on apprend la publication, au Mercure de France, d’une première anthologie de la poésie turque, œuvre conjointe d’un auteur suisse qui a longuement séjourné dans la capitale ottomane, Edmond Fazy, et de l’intellectuel et critique littéraire Abdülhalim Memduh, exilé en Europe où il meurt en 1905, lors de la parution de cette Anthologie de l’amour turc.
Le chapitre sur la Belle Époque du Pera/Beyoğlu occidentalisé, de 1870 à la proclamation de la République turque, en 1923, est ponctué de perles, parmi lesquelles : l’image de la Parisienne, allègrement fantasmée, comme en témoigne un roman de l’extravagant Hüseyin Rahmi Gürpınar, Anjel (Angèle), laquelle est présentée comme une ancienne maîtresse de Baudelaire ! – stéréotype, avec Verlaine, de la bohème parisienne. Le triomphe de La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils – livre de chevet de sa jeunesse reconnaîtra Yaşar Kemal. On traduit alors les romans français, « à tour de bras », moins les œuvres majeures (quelques ouvrages de Fénelon, Chateaubriand, Voltaire et Hugo exceptés) que les grands succès de librairie (trente-neuf livres de Jules Verne) et plus encore les romans populaires. Ainsi, la première romancière turque, Fatma Aliye, traduit Georges Ohnet, auteur de best-sellers largement tombé dans l’oubli. À l’époque comme à l’heure actuelle, toute proportion gardée, il s’agit de répondre aux attentes des contemporains et aux lois du marché du livre.
Le français s’invite également dans l’argot du monde interlope de Pera/Beyoğlu où alfons désigne un souteneur tandis que se met en place un folklore peuplé de voyous et de fiers à bras, ou encore de truands qui sévissent au port de Galata, frères jumeaux des « Apaches » des grandes villes françaises. Tout aussi réjouissante, la verve satirique à l’encontre des Turcs entichés d’Europe, dandys alla franga affublés de surnoms tels que didon (parce que durant la guerre de Crimée, les officiers français ponctuaient leurs discours par des « dis donc ! »), ou encore monşer (du désuet « Mon cher », comme signe d’une haute civilité) et züppe (du français « huppé », encore très employé et l’équivalent de « snob »). Des écrivains se moquent, à l’inverse, des Turcs d’antan, voire s’amusent à adopter leur voix offusquée : engin infernal que le chem’a-doufer (chemin de fer), plaisirs suspects que les tiyatro, sidération face à « l’armoire magique » du Pera Palace, l’ascenseur de l’hôtel de la Compagnie des Wagons-Lits.
La ville dite « honteuse » fait essentiellement référence à l’occupation d’Istanbul (Anglaise, Française et Italienne) de novembre 1918 à octobre 1923, période qui voit l’arrivée massive de Russes blancs. Ces derniers, surtout présents dans la restauration et les cabarets, qui recrutent danseurs et chanteurs, marquent de leur empreinte les folles nuits du Pera/Beyoğlu et frappent aussi les esprits (serveuse en décolleté coiffée à la garçonne, kosomatris, « entraîneuse » réelle ou supposée, femme artiste émancipée). Après 1923, dans « la nouvelle Turquie » et bien qu’Istanbul ait perdu son titre de capitale, le quartier poursuit sa vocation de « tour de Babel », à travers ses bars, ses night-clubs, ses premiers orchestres de jazz, ses restaurants, mais surtout dans l’imaginaire, avec l’idée puissamment ancrée, d’un « gai Pera ». Cet attrait, par-delà les romans et chroniques de qualité variable, est renforcé par le développement de l’image : le cinéma, qui suscite un véritable engouement, et la peinture moderne, nouveau mode d’expression artistique qui attire peu l’attention du monde des lettres, « les plasticiens turcs n’ayant trouvé aucun Apollinaire pour commenter leur modernité. »
Mais qu’est-ce que la bohème alla turca ? Contrairement à Paris, il ne s’agit pas de s’opposer à une bourgeoisie urbaine (celle-ci n’existe pas encore à Istanbul), mais de se démarquer des « principes étriqués de la vie turque conventionnelle » et de l’emprise familiale pour les plus jeunes. Parmi les dignes représentants de ce mode d’existence « libre de toute entrave », le poète Neyzen Tevfik, esprit libertaire et caustique dans la lignée d’une ancienne tradition soufie, satiriste hors-pair doublé d’un joueur de ney d’exception qui cumule les signes de différence : vivre à l’occasion « sous les ponts », grande consommation de stupéfiants et de raki, être taxé de folie (avec une dizaine d’internements en hôpitaux psychiatriques). Un même sort sera réservé au peintre Muallâ dès les premiers signes de « déviance ».
Toutefois, Sait Faik, mentionné à diverses reprises, est présenté comme « l’incarnation la plus aboutie de la vie d’artiste bohème » : célibataire, sans profession, « flâneur invétéré », familier des laissés-pour-compte et des marginaux, « grand buveur devant l’éternel », il est considéré comme le seul, dans la littérature turque, « à avoir accompli ce tour de force d’une élaboration d’un paysage urbain convaincant », mais aussi d’avoir été « capable d’apprécier la force de la modernité de Beyoğlu tout en fustigeant ses travers ridicules ». Cependant, est-il souligné, au moment où Sait Faik recréé sa ville, dans les années 1940 et jusqu’à sa mort, en 1954 (un an avant les saccages et les pillages de biens appartenant à des non-musulmans, surtout à Beyoğlu), le cosmopolitisme auquel il rend hommage est en passe d’être révolu. Son regard porté sur les îles des Princes, longtemps peuplés de Grecs (et Sait Faik habitait sur l’une d’entre elles, Burgaz) a des accents de « pastorale ». De même, ses nouvelles d’itinérance dans Beyoğlu, parfois proches de poèmes en prose, dont le désespoir ambiant est frappant, sont proches de « l’élégie ». L’occasion aussi de rappeler que dans la communauté polyglotte stambouliote, chrétienne et juive, peu de littérateurs d’envergure ont émergé : « Malheureusement, la Turquie n’a pas produit un Georges Henein ou un Georges Schéhadé. »
Un hommage est rendu au chroniqueur Fikret Adil, « figure clé de l’activité culturelle de Beyoğlu, passeur, intermédiaire, injustement négligé, pur produit de la francophilie turque des années 1930-1940 ». Premier traducteur français de poèmes de Nâzım Hikmet, mais aussi de pièces de Giraudoux et de Ionesco, il est l’interlocuteur privilégié des étrangers de passage qui, sitôt débarqués, viennent frapper à sa porte. Côté français : Malraux, Michaux (simple escale à l’occasion d’une lointaine expédition en Asie, en 1929), et vingt ans plus tard, Cocteau qui, fait rarissime, rencontre des artistes turcs, fréquente les théâtres de Beyoğlu et se prête à une séance de dédicaces chez Hachette (parmi les célèbres librairies du quartier, associées à « une université permanente »). En 1949, soit la même année que Jean Cocteau, Philippe Soupault, de passage en Turquie et « avide de contacts », se rend dans les locaux de la revue Yaprak où il s’entretient avec les poètes Orhan Veli, Oktay Rifat et Melih Cevdet Anday. La rencontre a lieu à Ankara, la capitale turque, « ville nouvelle » pour laquelle l’engouement n’a pas fait long feu, la majorité des écrivains turcs se reconnaissant dans la célèbre formule de Yahya Kemal : « Ce que je préfère à Ankara est mon retour à Istanbul. » Toujours est-il que Cocteau et Soupault font figure d’exception, avec l’anthropologue Alain Gheerbrant, qui en 1956-1957, se rend avec les écrivains Sahabattin Eyüboğlu et Yaşar Kemal sur les plateaux du Taurus et en Anatolie, où il enregistre des chants rituels d’anciens nomades et Aşık Veysel, le célèbre barde qui perpétue une tradition orale ancestrale, évoquée dans le premier chapitre du livre.
« Istanbul, année zéro », des années 1954 à 1968, débute avec une nouvelle génération d’écrivains, mais aussi d’intellectuels et d’artistes d’opposition pour qui Paris devient un lieu d’exil ou de refuge. Certains s’y installent définitivement : Pertev Naili Boratav, grand spécialiste de la littérature populaire turque, le peintre Abidin Dino et sa femme, Güzin, femme de lettres et traductrice avec laquelle Timour Muhidine s’est régulièrement entretenu (elle figure en bonne et due forme dans les remerciements). Parmi les écrivains à séjourner quelques années, Sahabattin Eyüboğlu, qui dans ses lettres publiées dans la revue Varlık, ne se contente pas de raconter, mais « traque les clichés, dénonce l’arriération ou la bêtise, quelle que soit la nation qui la suscite, et instaure un dialogue franco-turc comme aucun autre auteur de sa génération. » Cependant, les Lettres de Paris de Sahabattin Eyüboğlu, compte tenu de sa position d’universitaire en Turquie, passent sous silence sa rencontre avec Tristan Tzara, en pleine campagne pour la libération de Nâzım Hikmet, et ses traductions françaises du poète, pour lesquelles Eyüboğlu recourt à un pseudonyme.
Pour Atillâ Ilhan, la vente à la criée de L’Humanité sur les quais de Marseille apparaît comme « le comble de la liberté. » Il déclarera, bien des années plus tard, lors d’un entretien : « Pendant longtemps, j’ai été incapable d’aimer la France. Je n’aime toujours pas beaucoup les Français. Contrairement à ce que nous pensons, les Français ne sont pas raffinés et délicats. Ils n’aiment pas les étrangers. […] Quelque chose comme l’égocentrisme règne et l’idée d’un européocentrisme existe. Ils se disent : “Le monde est à nous et tout de qui vient de nous est universel.” Et les autres peuples naïfs le croient. Les moins naïfs ne se laissent pas avoir. » Le ton est donné, il s’affiche et ne reste plus cantonné à la sphère privée. Le maitre-livre d’Atillâ Ilhan, Les Noirs ne se ressemblent pas, décrit le Paris des étudiants étrangers, en pleine décolonisation, surtout du point de vue des ex-colonisés, jeunes gens avides de connaissances, d’expériences politiques et amoureuses.
Aux antipodes des écrits réalistes d’Atillâ Ilhan, ceux de Demir Özlü, « porte-étendard de la prose expérimentale des années 1950-1960 », fasciné par Les Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke – le nouveau livre de chevet de toute une génération d’écrivains turcs. Parmi les recueils de ce « flâneur des deux rives », Rues d’Angoisse, publié en 1966, bilan littéraire de son séjour parisien, mais dont les meilleurs textes sont ceux « déambulatoires et réflexifs » qui incitent à repenser Istanbul, « une ville cachée », qui n’est autre que « le principal non-dit de la cité, son passé byzantin et grec, l’aspect franc et chrétien de Beyoğlu ». Ou encore Ferit Edgü, qui a vécu à Paris de 1959 à 1964, au pessimisme radical, traducteur de Michaud (Un barbare en Asie), de Beckett, dont les écrits empruntent des thématiques et, plus encore, le phrasé, ou encore se placent sous l’égide de Kafka, avec des fables tissées d’absurde, dont ce texte au titre merveilleux : Le cryptozoologue que le chien a mordu !
Lors de leur séjour parisien, des étudiants turcs se voient privés de leur bourse d’étude, comme Selâhattin Hilav, parce qu’attiré par La théorie du roman de Lukacs et jugé trop proche du marxisme. Avant de se tourner vers Freud et le surréalisme, il entreprend de la traduction de La Nausée de Sartre (quatre décennies plus tard, il traduira magistralement Le Voyage en Orient de Nerval). Mais dans les années 1960, « une furie existentialiste » s’empare des milieux intellectuels turcs, même les conservateurs cherchent dans ce courant largement identifié comme athée des échos à leurs propres interrogations. La quantité d’articles consacrés à l’existentialisme, ainsi qu’un tableau des traductions et retraductions, avec titres et dates de parution des livres de Sartre donnent une idée de l’ampleur du phénomène. Une réserve cependant : « Le Sartre philosophe ne recueille pratiquement aucun écho ; ce qui n’est guère surprenant considérant le manque de cadres (sous-entendu de professeurs de philosophie) permettant alors d’assimiler les théories exposées dans L’Être et le Néant. » Autre point, plus anecdotique, mais non moins révélateur, « le périple désenchanté » de Sartre et de Simone de Beauvoir en Turquie dans la décennie 1960, « pays inconnu pour lequel ils n’ont aucune clé » et où, malgré leur notoriété, « il ne se passe rien » - déception partagée par les Turcs qui auraient souhaité les rencontrer, surtout dans la période suivant le coup d’État du 27 mai 1960…
Nettement plus confidentielle, une remarquable anthologie de textes surréalistes publiée au début des années 1960, « manifeste » vraisemblable, bien que non revendiqué, de toute une génération de poètes et de prosateurs. L’ouvrage en deux volumes, initiative de trois jeunes auteurs francophiles (Engin Ertem, Onat Kutlar et Selâhattin Hilav), lesquels reçoivent soutien et caution d’André Breton, paraît aux éditions Yayınyevi que dirige Memet Fuat – éditeur, mais aussi critique littéraire, traducteur, rédacteur en chef de la revue Yeni Dergi, en qui Timour Muhidine décèle « quelque chose de Maurice Nadeau, la même ouverture, la même liberté d’esprit et le flair infaillible ». Transmettre « ces diamants littéraires », au contenu autrement plus subversif que bien des traités politiques, « constituait à la fois un défi et un exploit », n’empêche que la censure n’y a vu que du feu : le mot gerçeküstücülük, « surréalisme », n’était pas interdit, de plus, il faisait plutôt songer à un terme scientifique… À la question de savoir pourquoi la réception du surréalisme, dont le projet révolutionnaire faisait se rejoindre Marx et Rimbaud (« transformer le monde », « changer la vie ») est restée confidentielle en Turquie, en dehors de quelques lecteurs d’exception ? La réponse peut se résumer en une phrase : cette révolution paraissait trop abstraite aux auteurs turcs, lesquels cherchaient des propositions concrètes, plus en prise avec la réalité politique.
L’avant dernier chapitre, qui s’étend de 1968 aux années 1980, s’ouvre sur un nouveau visage de Beyoğlu, celui des affrontements (notamment ceux du « Dimanche noir », du 16 février 1969, place Taksim, entre des fractions de gauche et la droite ultra-nationaliste, cette dernière soutenue par la police). La radicalisation des combats politiques entraîne le développement de nouvelles conceptions littéraires. Nâzım Hikmet, qui meurt en 1963 en URSS, dont les ouvrages sont dorénavant régulièrement publiés, est érigé en « icône » du poète persécuté. Les deux auteurs français qui, avec Sartre, dominent dorénavant la scène sont Malraux et Aragon. Le théâtre de l’absurde cède la place à celui de Brecht. « Que ce soient sous forme de livres, d’extraits de revue et d’articles de débat, la période 1964-1971 se passionne pour la nébuleuse des idées de gauche avec un fort tropisme marxistes orthodoxe » : traduction de Marx, Engels, Lénine, mais aussi Mao Tsé-toung et Enver Hodja. À Beyoğlu, on constate pourtant « un hiatus » : les jeunes politisés comme les intellectuels engagés aspirent à une communion avec le peuple, les ouvriers et les paysans, mais ils n’ont de cesse de dénoncer comme un fléau la ruralisation du quartier, son « anatolisation ».
Beyoğlu reste encore, pour un temps, le lieu privilégié d’un mode de vie artistique, avec ses librairies, ses quelques cafés d’intellectuels rescapés de la belle époque, qui côtoient un monde de plus en plus interlope. Durant cette période, la figure la plus marginale est celle d’Oğuz Halûk Alplaçin, surnommé « Oğuz l’ectoplasme » par ses amis, lesquels ont laissé quantités d’anecdotes sur cet homme insaisissable, aux origines énigmatiques, hébergé chez les uns et les autres, vivotant grâce à des travaux de nègre littéraire (traduction de romans policiers et rédaction de scenarii pour les studios Yeşilçam, l’industrie des films populaires de l’époque). Un écrivain sans œuvre, à l’exception d’un ouvrage d’une trentaine de pages dédié à la musique : Le Rock’n’roll secoue la planète, publié en 1956.
Des femmes de lettres lui ont ouvert leur porte, signe que l’univers masculin de la bohème gagne en mixité : Leyla Erbil (premier auteur turc à porter « un regard critique sur ses propres bourgeois révolutionnaires ») et, plus encore, Tezer Özlü (qui écrit n’avoir pas voulu jouer un rôle dans la lutte révolutionnaire, mais cherché à s’affranchir « du cadre étriqué où les petits bourgeois enferment la liberté »). Dans Les Nuits froides de l’enfance, récit largement autobiographique, Tezer, sœur cadette de Demir Özlü, décrit sa fuite en Europe et son arrivée à Paris (une ville d’Europe comme une autre), porte des Lilas, à bord d’un camion qui l’a prise en auto-stop. Dans le chapitre intitulé « Le concert de Léo Ferré », son écriture incisive, dépouillée de tout artifice, de toute anecdote, s’inscrit en rupture complète avec les nouvelles parisiennes, émaillées de poncifs éculés et d’images urbaines convenues, de quantité d’auteurs turcs.
Le mythe parisien a vécu, mais pour une nouvelle génération d’écrivains francophones – Selim Ileri, Nedim Gürsel, Enis Batur – pour qui le choix de la langue est primordial, Paris reste le cœur de l’émulation intellectuelle, la ville qui offre de vastes possibilités de produire et de débattre, avec « la conviction largement partagée d’appartenir à une famille littéraire internationale où Borges rejoint Beckett ». Mais au terme de ce chapitre, un double constat s’impose : « En France, la réception de la culture et de la littérature turques contemporaines des années 1960 à 1980 aura été manquée […], et si quelques auteurs français ont montré quelque curiosité pour cette littérature, à travers Nâzım Hikmet, puis Yaşar Kemal, ce fut toujours depuis Paris. »
Pourquoi la modernité et les foisonnantes recherches de la prose turque, nées de l’esprit de bohème, n’ont pas connu de passage en français ? Pour l’auteur, il faut tenir compte de la concurrence d’autres littératures étrangères (notamment arabe et extrême-orientale), mais aussi la diffusion de la francophonie africaine et antillaise, qui suscitaient alors plus d’intérêt que la littérature turque. De plus, celle-ci manquait de traducteurs, de médiateurs et de passeurs littéraires – fonction que Timour Muhidine assume dorénavant, contre vents et marées. Il voit aussi dans cette « réception retardée », l’idée d’une imitation, comme si Pera/Beyoğlu n’avait été qu’un Occident factice, ses textes urbains calqués sur le modèle français. Son ouvrage, souligne-t-il dans les toutes dernières pages, « soutient que cette approche superficielle est erronée » : Pera/Beyoğlu, à l’écoute du miroir parisien, est avant tout « le lieu géographique et symbolique d’une création artistique moderne et nationale. »
Le titre choisit pour clore ce livre, « Adieu Pera », de même deux expressions qui reviennent fil des pages – « chant du cygne » et « textes couleur sépia » – révèlent, par-delà la nostalgie de bon ton, qu’il ne faut pas s’y tromper : le cosmopolitisme est lettre morte. À cet égard, il est rappelé que Bilge Karasu, un des maîtres de la prose moderne, parfait polyglotte, de père juif et de mère grecque, « produit final du cosmopolitisme pérote de l’entre-deux-guerres », avait décidé de s’établir et d’enseigner à Ankara, « comme pour purifier son être et son écriture des trop lourds souvenirs du vieux Pera ». Rien n’a filtré, jusque dans les années 1970, encore que de manière oblique, de ses origines ni de son enfance.
Les tous derniers paragraphes du livre font explicitement référence à des « dénis successifs » (après tout, « les minoritaires », comme on les appelle en Turquie, ne se sont pas volatilisés comme par enchantement), mais ils rendent surtout hommage aux « fulgurances créatrices » de la littérature turque contemporaine, en un lieu précis, Istanbul rive gauche, qui n’a « cessé d’affirmer son particularisme, de s’ancrer dans ses productions culturelles tout en développant sa propre iconographie. »
Ultime précision : Istanbul rive gauche, avec pour couverture une photographie de l’escalier Camondo (nom d’une célèbre famille juive sépharade) prise par Cartier-Bresson, donne à voir, au fil des pages, une iconographie aussi riche qu’éclectique : miniatures et tableaux, gravures et dessins, photographies et cartes postales, coupures de presse et brochures, couvertures de livres et de revues, cartes de la ville extraites d’anciens guides. Tous ces documents ont été glanés au fil d’une fréquentation passionnée des sahaflar, « bouquinistes », lesquels subsistent encore dans les sous-sols de Beyoğlu, comme en témoigne une photographie prise par l’auteur et qui vient clore son ouvrage. Figure également un plan du quartier, avec en miroir, les noms et les emplacements de nombreux établissements (libraires, cinémas, restaurants, cafés et autres hauts lieux de rencontres) disparus depuis, à de rares exceptions près. « Capitale littéraire du 20e siècle, le vieux Beyoğlu n’est plus », tel est le mot de la fin.