Kierkegaard dans la Pléiade : Nuit sur Copenhague

, par Philippe Chevallier, Vigilius Haufniensis (Jr)


On ne lit pas un Pléiade. Cette vérité tirée de la contemplation interrogative de la bibliothèque des parents et grands-parents où rien, pas même la poussière, ne bougeait, est vérifiée par les articles que Libération et La Croix viennent de consacrer au coffret Søren Kierkegaard, Œuvres (2 volumes, 2 784 pages) qui vient de paraître après des années d’attentes, d’incertitudes, de rumeurs. Ces articles parlent de Kierkegaard, pas du Pléiade et, d’une certaine manière, tant mieux.
Non, ce qui d’un Pléiade est lu, dans le meilleur des cas, c’est l’introduction, comme on écoute l’ouverture d’une symphonie bien connue par un nouveau chef. Le chef ici est Régis Boyer, traducteur d’Andersen, spécialiste réputé des sagas islandaises et des vikings, tout à son affaire, donc pour nous parler de Kierkegaard (1813-1855), penseur de l’existence éthique et religieuse. Tel un de ces fiers Rois des mers du Nord, les redoutables sækonungar, il a choisi d’affronter seul l’océan kierkegaardien, sans s’encombrer d’un comité scientifique.
Lisons donc l’introduction puisque, comme l’écrit Kierkegaard dans la traduction de Boyer, « Un avant-propos est une ambiance. » Ambiance, donc.
Rarement on aura présenté avec une telle absence de passion l’œuvre du Danois – ce qui est une prouesse quand on connaît sa teneur. En 1964 à l’Unesco, Karl Jaspers, qui avait été privé de sa chaire par les nazis, rendait hommage à cette voix qui « nous faisant pressentir l’exigence la plus haute, suscite en nous la vigilance la plus extrême ». Nulle trace de telles hauteurs dans cette morne plaine où l’œuvre est réduite à une curiosité littéraire et psychologique, exposée d’une prose sans allant, dont le petit trot est constamment ralenti par des « En ce domaine comme en d’autres… », « Un mot s’impose à ce propos », « Ajoutons que », « On fera observer que… », « On peut comprendre aussi… », « Il n’en demeure pas moins… », que l’on tolérerait tout juste à l’oral en ouverture des comices agricoles. On regrettera également, pour un Pléiade, ces « Kierkegaard fonctionnait », Kierkegaard était « "intoxiqué" de littérature », qu’on laissera volontiers à la presse gratuite. Que les éditeurs Pléiade soient payés en nombre de signes n’explique sans doute pas tout et soulève une grave question : Régis Boyer a-t-il la moindre sympathie, le moindre intérêt pour son sujet ? Mais sans doute a-t-il appris de Kierkegaard à manier l’ironie. Régis Boyer, kierkegaardien incognito : au fond, pourquoi pas ?
Plus embarrassant : scandée par de très profondes pensées (« Ce que fut l’homme Søren Kierkegaard est difficile à saisir » ; « Il y a un mystère Kierkegaard, disions-nous en commençant. Il est à craindre, au terme de ce parcours, que ce mystère demeure »), de fascinantes découvertes (« c’est bien à un homme de lettres que nous avons affaire », lit-on après vingt-cinq pages), d’audacieux défis à la logique (l’œuvre « a coïncidé avec la fin de l’idéalisme et contribué à sa dissolution »), et quelques remarques cruciales sur les ponctuateurs modaux danois (da, nok, vel, jo), qu’il est urgent pour le lecteur de saisir s’il souhaite bien lire le présent Pléiade, l’introduction surprend par deux grandes absences.
Tout d’abord, la philosophie, réduite ici à des remarques pour classes terminales, malgré la présence de quelques syntagmes incompréhensibles qui miment le labeur du concept (qu’est-ce donc pour un existant que le « spectre de la temporalité » ? Que peut bien vouloir dire « transposer l’expérience vive de son existence personnelle en dialectique de la communication » ou que « le choix du sujet n’est pas une donnée constitutive du moi » ? Rien de cela n’a de sens). Le reste ne marquera pas l’histoire de la pensée et Régis Boyer ne prend pas de risque à conclure solennellement, après avoir égrainé sans ordre ni explication la liste bien connue des lecteurs de Kierkegaard au XXe siècle, que son « apport à la pensée contemporaine aura sans doute été la priorité qu’il a donnée à la subjectivité, à la défense de l’Individu, son invitation à trouver une vérité qui fut une vérité pour soi-même ». « J’ai lu Guerre et Paix en vingt minutes, ça parle de la Russie » disait Woody Allen. Après trente pages où l’on s’est beaucoup instruit sur les ponctuateurs modaux et le dos voûté de Kierkegaard, le lecteur est assurément récompensé.
Mais cette absence de toute philosophie se double d’une mise à l’écart systématique de celles et ceux qui ont précédé Régis Boyer en traduisant et commentant patiemment l’œuvre depuis cent-cinquante ans. Sur trente pages, son introduction réussit la prouesse de faire l’impasse, jusque dans les notes de bas de page, sur l’intégralité de la recherche scientifique autour de Kierkegaard en France, qui a modifié en profondeur notre connaissance du penseur danois. André Clair, Jacques Colette, Vincent Delecroix, Henri-Bernard Vergote, pour ne citer que les plus récents, ont été pour notre génération des maîtres très sûrs. Ils ne se sont pas seulement intéressés à Kierkegaard : ils lui ont consacré leur vie intellectuelle et parfois plus encore. Pour le présent Pléiade, ils n’existent pas. Pas plus que les immenses chantiers éditoriaux qui n’auront pas le droit au moindre salut, sinon, cette fois, dans quelques notes : les vingt tomes de l’édition des Œuvres complètes aux éditions de l’Orante, dans une traduction belle et juste de P.-H. Tisseau, complétée par E.-M. Jacquet-Tisseau, et la traduction en cours des Journaux et Cahiers de notes supervisée par Jacques Lafarge chez Fayard (2 volumes déjà parus : 2007 & 2013). Mentionnons également les traductions de Paul Petit, Jacques Privat, Charles Le Blanc, Vincent Delecroix. Avoir une traduction de plus était de toute évidence une nécessité. On en manquait.
Dans l’espace dégagé par cette double absence, Régis Boyer peut alors donner libre cours à son obsession habituelle – rappelons qu’il fut directeur de collection aux éditions du Porte-Glaive (du nom de l’ordre militaire germanique créé pour convertir les pays baltes), maison proche de la Nouvelle Droite : celle des marqueurs culturels ou régionalistes qu’il essentialise à satiété. « Rage d’absolu, excès, radicalisme ne sont pas des postures intellectuelles rares dans les pays scandinaves », commente mollement l’intéressé, qui cite, avec un sérieux imperturbable, le cinéaste danois Dreyer (qui n’aimait pas Kierkegaard, mais peu importe), le suédois Bergman (qui n’était pas du tout en « rage d’absolu », mais peu importe), et le dramaturge norvégien Bjørnson. Ne manquent à cette liste que les Suédois d’Abba – à la mélancolie nordique bien connue : pensons à Gimme ! Gimme ! Gimme ! –, dont l’apparition n’aurait suscité aucune surprise dans un tel Gloubi-boulga culturel qui prend ici la place du concept. Quant à « de nombreux Scandinaves », ils auraient en commun avec Kierkegaard une poignante « réticence à se dire ». Il existe sans doute bien peu de champs scientifiques en 2018 où l’on se permette de telles assertions, à part les guides touristiques auxquels Régis Boyer contribua en 1987 par un mémorable Nous partons pour la Norvège.
Partons donc pour le Danemark, même si le coût ici du guide touristique peut sembler prohibitif. Un romantisme certain souffle sur cette introduction comme le vent sur les forêts du Jutland, mais l’effort d’intelligence de l’œuvre y trouve-t-il son compte ? Citons à nouveau Kierkegaard, dans la traduction neuve de Boyer : « L’avant-propos ne doit traiter de rien, et dans la mesure où il semble traiter quelque chose et traiter de quelque chose, il faut que ce soit un mouvement apparent et fictif. »
Reste alors le choix des textes : si le mètre-carré chez Gallimard est cher, et que même les classiques connaissent depuis peu une crise du logement, l’absence de deux des plus importantes œuvres de Kierkegaard dans la présente sélection (le Post-scriptum aux Miettes philosophiques, sans lequel la publication des Miettes philosophiques n’a ici aucun sens, et Les Œuvres de l’amour, qui fait l’objet depuis une vingtaine d’années d’une attention renouvelée dans les études internationales) est difficile à justifier, surtout quand 76 pages sont consacrées à l’anecdotique quoique charmante collection d’Avant-propos, ajoutée « parce qu’elle témoigne du sens de l’humour dont Kierkegaard ne manquait pas ». Au moins, et c’est déjà cela, Kierkegaard, taiseux qu’il était en « bon Scandinave », savait être rigolo. Assurément, ce Pléiade est un événement pour la recherche kierkegaardienne en France, ne serait-ce que par sa fantaisie. La collection dirigée par Régis Boyer au Porte-Glaive s’appelait « Lumière du Septentrion » ; ici, c’est plutôt Nuit sur Copenhague.