L’insulte - appel à contributions
Nos amis turcs de l’université Galatasaray, Erinç Aslanboga et Umut Oksüzan, lancent avec Alain Brossat le projet d’un livre collectif portant sur l’insulte, particulièrement l’insulte politique, présente et passée, ici et ailleurs... Ce projet prend la suite d’un colloque qui devait se tenir à Galatasaray et qui, pour des raisons politiques, dut être annulé. L’argumentaire ci-dessous avait été rédigé par nos amis à l’occasion de la préparation de ce colloque.
Le volume sera publié dans la collection "Quelle drôle d’époque !", qu’anime Alain Brossat chez L’Harmattan.
Si vous souhaitez y participer, prévoyez de nous faire parvenir vos textes avant fin janvier 2019, pas plus de 30 000 signes si possible, et faites-nous savoir votre accord et le sujet de votre contribution aussitôt que possible, afin que nous puissions établir un sommaire. icietailleurs.nomade(AT)gmail.com
ARGUMENTAIRE
Depuis les événements de janvier 2015 qui ont suscité, notamment en Europe et aux Etats Unis, le retour du sujet de l’insulte dans les débats publics et médiatiques, le problème du discours offensant ou insultant continue à garder son actualité. La question se manifeste simultanément mais sur un autre registre dans la politique et le droit turcs autour de l’appellation juridique controversé d’« insulte à la nation ». Malgré la différence des contextes, de l’arrière-plan socio-historique et des débats provoqués, dans les deux cas, le sujet de l’insulte est au cœur du problème et il nécessite davantage une approche critique afin de prendre du recul devant les réactions et les jugements immédiats provoqués par les événements, d’ouvrir de nouvelles perspectives sur le présent auquel nous nous appartenons (Foucault) et d’entamer ensuite une analyse philosophique du rapport entre le droit, la politique et l’insulte ainsi que sur divers discours qui en traitent la question.
De l’insulte et de l’injure à l’outrage et au blasphème, de la raillerie au sarcasme et à la satire, la question de la violence verbale comprend un large éventail de concepts qui doivent être traités dans leur différence - plutôt que d’être réduit à l’un et l’autre - afin non seulement de rendre compte du rôle spécifique que joue chacun de ces termes dans la réflexion sur les discours blessants, menaçants et discriminants mais aussi d’analyser la forme qu’ils prennent dans divers périodes historiques. Dans le cadre de ce travail, il s’agit de détecter et d’analyser les spécificités des discours insultants et outrageants propres à notre époque. Dans quels contextes et sous quelles formes la violence verbale se manifeste-t-elle de nos jours ? Peut-on parler du retour de la « même » insulte ? De la vie quotidienne aux discours politiques et juridiques, des débats médiatiques aux œuvres littéraires, du cercle académique au milieu carcéral que nous dit-elle la conception actuelle de l’insulte sur notre rapport à l’autre ?
Dans le dictionnaire, la première définition du mot « insulte » dérivé du mot latin insultus renvoie à « l’assaut, à l’attaque armée contre quelqu’un ou quelque chose généralement menée par surprise ». La seconde définition du même mot désigne les « paroles ou attitudes (interprétables comme) portant atteinte à l’honneur ou à la dignité de quelqu’un (marquant de l’irrespect, du mépris envers quelque chose) ». Contrairement à la première définition (étymologique) qui indique la violence physique que comporte le mot « insulte », dans la seconde, l’accent est porté sur la dimension verbale de la violence dont les instruments sont les paroles ou les attitudes irrespectueux et méprisants. Concernant la cible de l’attaque, dans la seconde définition, le corps est remplacé par l’honneur et la dignité de la personne. Le problème du rapport entre le corps, la parole et la violence (physique/verbale) cristallisé dans ces deux définitions du mot insulte constitue l’un des axes de ce travail qui consiste à examiner la question des discours insultants et blessants en se penchant sur les liens complexes qui se nouent entre les mots et les actions, entre le dire, le faire et l’agir. Comment la parole atteint-t-elle le corps ? Quelles sont les conditions sous lesquelles celui ou celle qui est insulté(e) est menacé(e) ou blessé (e) par l’assaut d’un énoncé ? Comment les mots se transforment-ils en actions ? Comment penser le rapport de proximité et de distance entre la violence physique et verbale ?
Bien qu’une partie du problème évoqué soit cristallisée dans la définition du mot « insulte », cette dernière ne nous indique pas, ou plutôt ne peut nous indiquer les conditions qui rendent possible ou qui contraignent la transformation d’une parole ou d’une attitude en discours insultant et blessant. Un mot quelconque, indépendamment de sa définition lexicale, peut prendre la forme d’insulte. Ce premier décalage entre le langage et ses effets indirects ou immédiats est doublé par un deuxième, à savoir par la discordance ou l’incompatibilité entre le locuteur et le destinataire qui tous les deux sont pris dans le jeu du langage – par suite dans un univers culturel, historique et normatif – sans maitriser la totalité de ce dernier. Par exemple, malgré l’intention du locuteur de blesser son destinataire par un mot ou un énoncé (par parole, écrit, dessin, geste) les effets attendus peuvent ne pas être obtenus. En revanche, un discours peut être insultant et blessant pour le destinataire sans que le locuteur en porte l’intention de le faire.
Dans le cas des violences verbales comment se constitue-t-elle la relation entre les parties, c’est-à-dire entre le locuteur, le destinataire et l’énoncé, y compris la situation de l’énonciation ? Comment penser le tort, le dommage causé par les discours injurieux ? Où peut-on la localiser, si elle occupe bien sûr un lieu identifiable, la responsabilité du dommage causé ? Comment la violence verbale est-t-elle définie par les lois dans divers systèmes juridiques ? Quelles sont les conséquences de l’encadrement par les lois des conditions et des limites du tort causé par les discours injurieux ? Est-il possible de les atténuer ou de les réduire à néant par une réglementation de caractère juridique ?
La première partie de ce travail s’attache à réfléchir sur les questions que nous avons mentionnées en s’appuyant sur la théorie des actes de langage développée par J. Searle qui s’inspire des travaux menés au milieu des années 1950 par J. L. Austin (acte de discours locutoire, perlocutoire, illocutoire et performatifs) et sur les approches critiques sur cette théorie de la part de J. Derrida et de J. Butler. Le déplacement de la réflexion de la conventionalité des performatifs (Austin) vers la citationnalité et l’itérabilité du signe ou de la marque (Derrida) permet de remettre en question les thématiques abordées dans le cadre théorique traditionnel – tels que l’origine du tort et de la responsabilité de la violence verbale, l’autonomie du locuteur, l’hétéronomie du destinataire (Althusser), la souveraineté du sujet et du discours de l’Etat – qui concourt à la problématisation des discours outrageants, insultants et blessants. La lecture et l’analyse critique de la théorie des actes de langage font appel à la création de nouveaux concepts et outils philosophiques afin de pouvoir penser à nouveau frais le rapport de l’insulte à la politique et au droit, le lien entre la puissance d’agir linguistique (Butler) et la responsabilité, tout en y incluant la dimension temporelle du langage, ainsi que l’historicité des savoir-pouvoir (Foucault) qui sont mobilisés dans et à travers les discours injurieux.
Le retour récent du sujet de l’insulte a conjointement suscité un ensemble de débats autour de la liberté d’expression qui se spécifie dans celles de parole, d’opinion, de presse et de conscience. L’attribution d’un caractère quasi sacré, et donc intouchable, à la liberté d’opinion et d’expression dissimule la distribution inégalitaire de ce droit dont l’effectivité est constamment fragilisée, voire anéantie. La répartition asymétrique des conditions d’accès à la prise de parole par conséquent à la puissance d’agir linguistique, le partage inégalitaire entre ceux qui peuvent s’exprimer librement et ceux qui n’ont pas droit à la parole, entre ceux qui « méritent » ou sont « dignes » d’être écoutés, entendus et ceux dont la voix est systématiquement étouffée se camouflent derrière la prétention à l’« universalité » d’un droit. Ainsi fragilisée et affaiblie, vidée d’un contenu effectif, la « liberté d’expression » devient un instrument manipulable, malléable à merci et recyclable dans et par les discours des gouvernants. Ce partage asymétrique et inégalitaire peut également être pensé en relation avec et dans la continuité d’un autre partage (biopolitique) qui fait la distinction entre ceux qui doivent vivre et ceux qui doivent mourir – une des caractéristiques du gouvernement des vivants (Foucault) dans les sociétés modernes et contemporaines.
Le second axe de ce travail qui se rapporte à l’analyse critique et philosophique des discours politiques et juridiques sur l’insulte propose de revenir sur ce sujet – trop souvent mobilisé – de la liberté d’expression afin d’étudier divers modes de son application dans différentes circonstances juridico-politiques. Ce faisant, l’un des objectifs est de porter un regard comparatif sur les formes d’articulation de la question de la liberté d’expression avec celle de l’insulte et de l’injure en se rapportant aux débats provoqués sur le sujet en l’Europe continentale - notamment en France, en Belgique, au Pays Bas, au Danemark - et en Turquie. Cette démarche comparative comprend un ensemble de difficulté provenant de la différence des conjonctures socio-politiques et historiques – notamment entre l’Europe et la Turquie. Les difficultés en question sont également un défi et une invitation pour penser en termes de singularité et de différence, pour entendre la discordance des voix sans les réduire les unes aux autres.