La belle image. Regard sur les démocraties contemporaines
Compte-rendu du livre : Alain Brossat et Alain Naze, La Démocratie comme village Potemkine (L’Harmattan, 2022)
Malgré son titre : La Démocratie comme village Potemkine, le nouveau livre [1] d’Alain Brossat et d’Alain Naze ne propose pas une énième définition de la démocratie ni une histoire de ce régime depuis l’époque grecque [2], encore moins une réflexion sur ce que peut être, aujourd’hui, un bon ou un mauvais gouvernement [3]. C’est une tout autre approche, inédite et dérangeante, qu’ils proposent.
Quelle est-elle ?
La démocratie est aujourd’hui essentiellement un produit d’appel. Son omniprésence sur les bancs de l’école, dans les médias, dans les discours politiques n’est pas naturelle. Partout, on ne fait que parler d’elle, partout on l’invoque pour justifier la lutte contre les terroristes, contre les dictateurs, partout on brandit l’impératif des droits universels de l’homme pour tous. Si la démocratie est autant mise à l’honneur par les élites, et par nous-mêmes ensuite, ce n’est évidemment pas pour ses beaux yeux. C’est qu’elle mobilise plus que n’importe quelle autre image la société. Personne n’osera s’opposer à elle, car elle est censée incarner les valeurs d’une humanité civilisée. Et il est si facile de lui associer au passage des impératifs catégoriques : allez voter, choisissez un parti, manifestez le moins possible, etc. Nos démocraties sont indétachables du cadre dans lequel on parle d’elles, ou comme le disent les auteurs : elles sont une « vitrine » [4].
En faisant de la démocratie une vitrine, les élites ont mis en place un dispositif : toute action se fera au nom de cette démocratie, quand bien même les pratiques seraient douteuses. La démocratie, elles en ont fait sinon une marchandise, un produit, le plus beau des produits. Celui qui implique le plus d’effets, d’actions de notre part et le moindre coût. Les élites ont su s’adapter, on doit les féliciter pour cela, elles ont trouvé le moyen de formater les individus avec leur assentiment [5].
C’est donc tout logiquement que les auteurs du livre en sont arrivés à ce constat : « la démocratie […] ce n’est pas une idée, une idéalité, un concept, c’est une image mentale » [6]. La démocratie, ce n’est donc pas quelque chose de réel ni sa copie, c’est juste une image, une belle image qu’on exhibe comme un ex-voto. Tout ce discours des droits de l’homme, des libertés, de la laïcité ou sur la bienveillance à tenir envers la nature et la planète, tout cela, ce n’est qu’une image que nous formons dans notre tête. C’est l’expression d’un désir des élites qui maintenant est devenu le nôtre. Et pour cause, la démocratie est essentiellement un fétiche, une image qui assujettit celui qui l’adopte à un comportement. Les élites politiciennes ont enfin trouvé avec elle (cette belle image) la solution du vivre-ensemble, elles ont enfin trouvé ce qui pouvait donner corps à leur insupportable et injustifiable domination. Désormais, on ne pourra pas dire qu’il n’y a pas de souveraineté du peuple, puisque tout dans les discours y renvoie, alors même que dans les faits, il n’y a pas de peuple, juste des individus plus ou moins égoïstes et consommateurs.
La démocratie ne serait donc qu’un rêve. Et même si nous nous réveillons, cette image sera-t-elle toujours là ? Au moins saurons-nous que c’est un rêve. Tel qu’elle se donne en tout cas, comme image et comme énoncé, la démocratie n’est qu’une illusion, un leurre, une histoire, un récit inventé de toute pièce, au même titre que la célèbre légende de Potemkine. Selon la petite histoire : le général et ministre de Catherine II de Russie, Potemkine, aurait commandé des « tentures peintes représentant de coquettes maisons, proprettes et fleuries » [7], lors de la visite de l’impératrice en Crimée, pour cacher la triste condition des paysans de son royaume [8]. L’important n’est pas tant la véracité de cette histoire que le fait que tout pouvoir ait besoin de produire de belles images de bonheur, d’épanouissement. Nos démocraties contemporaines ne ressemblent que trop bien à ses villages Potemkine, où tout semble beau, mais qui n’ont rien de réel, puisque c’est une image qui doit nous interpeller, activer en nous des stimuli.
Certes on dira que les libertés sont bien là, puisqu’il est possible de rédiger un compte-rendu d’un livre qui se veut critique quant à la fétichisation de la démocratie. Mais le problème n’est pas celui d’une privation de liberté, d’une possible censure comme l’on peut trouver dans un régime autoritaire, le problème c’est la récupération politique ou plutôt la difficulté à faire entendre un autre discours que celui de la vitrine. Personne mieux que Macron ou Trump n’a su vendre cette belle image. Ils sont parvenus à faire de la démocratie un spectacle dans lequel tout semble se réverbérer et exprimer nos libertés : les défilés militaires lors du 14 juillet, le crêpage de chignons dans les tribunes politiques, les couacs ministériels ou journalistiques, tout cela est à nos yeux le cœur battant de la démocratie. Les débats, le consensus, tout cela on en « redemande ».
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Si la démocratie n’est qu’une image mentale, comment se fait-il alors que nous y croyions ? Serions-nous tous devenus des « gogos », pour parler comme Gilles Châtelet ? La force d’une image se mesure à sa capacité d’emporter le plus de monde. Or l’image de la démocratie est une sacrée image, peut-être la plus belle, car à défaut d’être une image sacrée, elle donne le sentiment que nous pouvons toucher tous les hommes. Mais c’est une image qui ne correspond à rien dans la réalité. Elle sécrète un voile, une Moïra, qui nous donne le sentiment d’être libres, d’avoir des droits, et l’égalité. La belle image est portée par un dispositif qui élimine toute objection, toute opposition quand celle-ci met en danger le dispositif. C’est d’ailleurs un dispositif des plus inventifs. En touchant au dispositif, c’est comme si on attaquait la belle demoiselle. La limite est que l’on ne peut remettre en question telle démocratie sans remettre en cause toute démocratie. C’est là, le bienfait du système : il est inscrit presque narcissiquement en nous, il nous donne le sentiment que nous avons atteint un degré de civilisation, qui fait de nous des modèles de la réussite humaine.
Une autre idée des auteurs du livre pour expliquer la prégnance de cette image, c’est que la démocratie Potemkine s’apparenterait au cinéma, au moins dans son fonctionnement. Quand W. Disney a inventé ses parcs en 1955 [9], il n’avait qu’une idée en tête : faire que les clients aient l’impression de vivre avec ses personnages, ses créations. Il voulait donner vie à ses propres fantasmes, et bien sûr gagner beaucoup d’argent, et cela a été le succès que l’on connaît. Le cinéma est d’abord une fantasmagorie, née à la fin du XIXe siècle. Une invention pour réunir les gens autour d’une image, et les posséder le temps du film. Les hanter même. La démocratie, c’est une illusion sui generis [10] : elle arbore tout ce qu’il y a de plaisant, un beau personnage, qui veut le bien, qui octroie des libertés et donne des droits. Elle est la fée qui circule autour de notre berceau et nous suit jusqu’à notre mort. Dans le cinéma comme dans le parc Disney, on se prend au jeu de l’illusion [11] : on peut rencontrer Mickey, embrasser la belle au bois dormant, être un pirate des Caraïbes. Nous sommes alors dans un monde agréable, façonné de toute pièce pour nous correspondre. Les élites ont bien compris que l’important dans ces dispositifs du spectacle, c’est de faire illusion et que cela suffit au public pour y croire.
Faire vivre, faire vibrer la démocratie en nous, c’est garantir un ralliement fidèle de la société à ses élites et c’est pourquoi le terrorisme est si mal compris par elles. Elles n’arrivent pas à comprendre comment on peut basculer de citoyen en ennemi de la nation. Elle préfère les voir comme des barbares.
Les studios ont inspiré les élites politiques, qui leur ont volé les fantasmagories. Ces élites ont compris le vrai pouvoir des images et de la grammaire qui les met en scène. Au cinéma, comme l’a montré Judith Wright, les genres du film participent au formatage du spectateur, pour le faire rentrer dans la loi, le soumettre aux exigences démocratiques. Les élites ont voulu que cette belle image soit permanente, qu’elle soit la seule, et qu’à partir d’elle, on puisse la maquiller de mille façons. Si bien que chacun peut dire : « À chacun, sa démocratie ». Au bout du compte, la démocratie n’est pas une idée (car elle n’a pas de consistance, on l’a dit) mais une image qui reflète ce que nous voulons. C’est notre miroir. C’est précisément ce que recouvre l’idée de « vitrine » dans le livre : elle conjugue à la fois l’idée d’exhibition et l’idée de réflexion (dans la vitre, c’est aussi notre reflet que nous voyons), si bien que la démocratie est l’objet de tous les fantasmes et le reflet de tous nos fantasmes.
Pour les auteurs du livre, notre démocratie en carton-pâte, est l’équivalent d’un beau décor de cinéma, qui donne envie et qui est une pompe à rêves. Mais au fond, comme les studios de Californie, derrière la façade, il n’y a rien. La démocratie, en tant que belle image mentale, n’existe qu’en tant que matrice d’une multitude de fantasmes, c’est plus qu’une vitrine, c’est une boutique, pleine d’étagères. Cela permet à chacun de se l’approprier, puisqu’on n’a pas besoin de la définir. Une chose en tout cas est certaine : elle ne pourra jamais, comme dispositif, rassembler les individus et constituer un peuple. Dans les faits, la démocratie (soutenue par le principe Potemkine) s’affirme par le biais de l’action gouvernementale. Ce qui compte pour cette dernière ce n’est pas que le peuple soit souverain, c’est que la belle image, la vitrine continue à faire de nouvelles recrues. Le peuple, ça l’emmerde.
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Les auteurs n’évoquent pas l’origine de cet engouement pour la démocratie, car ce n’est pas leur propos. Mais s’ils l’avaient fait, elle leur aurait donné raison. Pendant longtemps la démocratie a hanté les esprits et est apparue comme calamiteuse [12]. Quand les partis politiques ont tous commencé à se dire « démocrates » (peu importe ce qui était mis derrière ce mot), ils ont créé le marketing politique, ils ont rassemblé des électeurs très divers [13]. Et la politique a commencé à avoir un semblant d’unité. Aujourd’hui la démocratie est devenue un « fétiche » [14], que nous exhibons le plus souvent en l’opposant aux régimes totalitaires ou autoritaires, et qui confère une sorte de vernis idéologique à la société.
Alors, sortir de cette image et des énoncés qu’elle porte, est-ce quelque chose de vraiment inenvisageable ? C’est inenvisageable aussi longtemps que les discours politiques fonctionneront dans une même boucle, en circuit fermé. On ne sortira de cette boucle que de deux façons : en faisant un bond vers un régime d’opposition ou en cherchant les points de fuite. Mais une démocratie construite comme un beau décor n’offre pas à celui qui la regarde le désir d’en sortir, d’avoir une prise en dehors d’elle : les gens sont persuadés qu’il n’y a rien d’autre qu’elle, que c’est la mort qui attend tous ceux qui veulent s’en affranchir. Certains, portés par des discours idéologiques — nés au moment même où la démocratie contemporaine s’invente (marxisme, anarchie) — vont certes contester le pouvoir en place, ou le pouvoir tout court, mais à partir du moment où ils se réclameront d’une forme de démocratie, ils perdront toute possibilité d’être des contre-pouvoirs efficaces. Les idéologies (de droite ou de gauche) sont finalement obligées de succomber à la vitrine de la démocratie pour se faire entendre. On en est à ce point que sa vitrine est partout et qu’elle nous enferme, non sans générer des effets de violence. Les antivax ont à leur manière défendu une certaine conception de la démocratie qui n’a pas été exempte de violence. Pour illustrer cette idée, on pourrait aussi évoquer un film de Dennis Hopper. Dans The Last Movie, un western est tourné avec des Indiens, mais bientôt, après le tournage, le film est reproduit par les Indiens et tout vire au bain de sang. Les Indiens sont restés prisonniers de l’image, ils ont été happés par elles. S’il est tout de même possible en fin de compte de tenir un discours extérieur à ce dispositif, c’est en montrant que derrière le syntagme démocratie, il n’y a que du vide. C’est cela le « test » du réel [15], qui met à l’épreuve des énoncés et des images. Cette belle image n’est plus seulement dans les mains d’un parti, d’un pouvoir, elle circule désormais partout et c’est pourquoi le dispositif Potemkine est devenu tellement efficace.
Comment s’y prendre pour lutter efficacement et rendre silencieux la Sirène démocratique ?
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Le livre ne fournit pas de recettes, il n’est pas un manuel de survie en territoire « zombie ». Alain Brossat et Alain Naze ne nous incitent pas à faire la révolution, mais à opérer un léger décentrement de nous-mêmes. En ce sens, ils proposent une « analytique », autant théorique que pratique, dont le but est de mettre en exergue les effets-vitrine du dispositif, qui nous plongent dans l’illusion. Et comme l’image est dans nos têtes, ils cherchent à non pas à tuer la démocratie, mais à nous réveiller de notre dogmatisme. C’est le prix à payer pour qu’un jour émerge un peuple souverain affranchi des dominations (des élites).
Ce travail éthique doit nous permettre de trouver le degré zéro de l’engagement politique, celui qui n’est pas déjà « pris » dans une idéologie, mais qui la précède. Ce point zéro, c’est celui d’un diagramme politique qui nous affranchit de l’idée de vitrine. La démocratie, c’est un peu comme l’argent pour Simmel, un « moyen absolu », sauf que l’action ici n’a rien à voir avec la sphère économique, car elle est politique. La vitrine a remplacé et relégué aux oubliettes toutes les vieilles images : le Progrès, le Bonheur, La Révolution, tout cela s’est dissous avec l’après-68. La démocratie, cette belle image, s’est construite pour justement que l’on ait l’impression que la politique a abouti, et que la démocratie est notre bien le plus précieux, mais aussi le plus fragile.
Les idéologies d’autrefois sont du point de vue des élites dépassées, elles ont raté le coche. Ce qu’elles ont raté, c’est cet avènement de la démocratie en vitrine. Le phénomène est récent. Si bien que les partis qui n’ont rien vu glissent irrémédiablement vers la déréalisation et leur propre fin. Plus nous adhérons à ce dispositif-potemkine plus nous nous enfonçons dans un imaginaire gelé (en termes d’actions, de changement). Plus nous fuyons vers le virtuel. Les problèmes de déréalisation touchent aujourd’hui tout le monde. C’est un glissement qui prend du temps, mais on se laisse happer. Le dispositif Potemkine (qui nous fait voir la démocratie comme une vitrine et la seule chose à vouloir) porte les fuites vers l’imaginaire à différents niveaux : certains vont agiter la pancarte de Charlie Hebdo, en croyant qu’ils protègent les valeurs du droit et du respect de l’autre (oubliant les caricatures haineuses de Mahomet), d’autres se prennent pour les rois du monde plongés dans leur jeu vidéo, d’autres vont choisir d’être complotistes.
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Le livre comporte une seconde partie (exclusivement sur le totalitarisme) qui pourrait être vue comme une sorte de long appendice. Les auteurs parent, d’avance, à des objections qu’on ne manquerait pas de leur faire. Ceux qui critiquent la démocratie ne peuvent que vouloir un régime plus autoritaire, voire totalitaire. Il leur faut donc éclairer les rapports entre démocratie et totalitarisme pour ne pas être accusés d’être des agents de l’ex-KGB.
En bons philosophes, les auteurs du livre convoquent en premier lieu le travail d’Hannah Arendt. C’est la spécialiste. Mais étrangement, ils n’entrent pas dans ses distinctions (masse/individus ; un seul parti/pluralités, etc.), car ils n’en ont pas besoin. Ils mettent l’accent plutôt sur un point qui leur semble par contre essentiel, et qui est abordé par Arendt : la déréalisation totalitaire, qui leur sert de point de comparaison avec la démocratie. C’est sans doute le climax du livre et c’est d’une extrême finesse et originalité. Car dès qu’on prend le parti d’opposer démocratie et totalitarisme, on a affaire à une pétition de principe. On présuppose que leur rapport, avant examen, est celui de deux régimes ennemis [16]. Au lieu de chercher à les opposer, les auteurs se demandent ce qu’ils ont en commun. Le point important dans cet appendice, c’est que démocratie-Potemkine et totalitarisme se ressemblent sur le plan de la déréalisation, bien que celle-ci ne soit pas tout à fait identique dans l’un et l’autre régime. Elles ont en commun des composantes. Les auteurs parlent à ce sujet d’« hybridations » [17]. Il s’agit de voir que certains éléments qui agencent le dispositif-Potemkine (au principe de nos sociétés qui se disent démocratiques) fonctionnent autrement dans le dispositif totalitaire (qu’il soit stalinien, polpotien etc.). Tout est ici une affaire d’agencement.
Pour comprendre les rapports entre les régimes, il faut se placer dans un « diagramme » qui permet d’envisager ces hybridations. Comme le soulignait déjà ailleurs Michel Foucault, il y a un « foyer » entre les régimes, qui était pour lui la biopolitique [18], ou comme le propose Agamben, il y a « une solidarité profonde » entre eux. Pour Alain B. et Alain N., ce n’est pas la biopolitique qui est en jeu, ce serait plutôt la thanatopolitique. L’opposition morale et politique n’existe que si on se place dans un des dispositifs (on le voit bien avec le conflit ukrainien).
Pour bien comprendre en quoi c’est une affaire d’agencement, les auteurs comparent les fake news et la propagande totalitaire. Notre premier réflexe est de dire que ceux qui succombent aux fake news sont incapables de discerner le vrai du faux et que leur présence n’a rien à voir avec la démocratie, car au mieux, c’est un problème technique (je ne sais pas retrouver la source d’une image ou d’une information) et au pire, c’est une carence intellectuelle (le monde d’internet m’a rendu incapable de sortir du flux d’images). Les auteurs sont plus subtils et, bien qu’ils ne nient pas l’importance de la « virtualisation digitale », ils l’envisagent sous l’angle de la déréalisation. Celle-ci n’est pas la même dans un régime démocratique et dans le régime totalitaire, mais elle est bien présente.
Dans le régime totalitaire, l’individu est soumis à une force d’État qui le contraint et l’empêche de sortir de la bulle qu’il crée. L’opposant sait précisément à qui il a affaire, il sait que le régime a sa propagande, et qu’il peut y échapper, il n’y a guère que lorsqu’il est soumis aux effets-les plus dévastateurs du régime (les camps, goulags), que la résistance peut être plus difficile. Primo Levi s’obligeait à réciter des vers d’Homère tirés de L’Odyssée, non pour passer le temps, mais pour éviter de devenir fou dans un camp sans règles, arbitraire. Le régime totalitaire écrase ceux qui peuvent menacer le monde qu’ils construisent.
Dans nos démocraties-Potemkine, il n’y a même plus de dehors. La logique schmittienne, pour les sujets (citoyens), ne tient plus et tout le monde est potentiellement soumis au régime de la même façon. Ce qui est offert, c’est l’idée que tout est possible. La « virtualisation digitale » est du pain béni, car il suffit de l’entretenir en classe, pour que, progressivement, internet et les réseaux sociaux deviennent naturels aux élèves et que l’on puisse progressivement préparer l’entrée dans un monde parallèle, le métavers. Avec lui, la démocratie trouverait le moyen de créer la bulle parfaite, capable de rédimer les défauts du quotidien de chacun, puisque dans le métavers les uns comme les autres pourrions corriger virtuellement les imperfections de nos propres vies. Le métavers est l’accomplissement d’une démocratie de plus en plus déréalisée, ce double, plus parfait, de notre monde. Actuellement, l’imaginaire des plus jeunes est vivement sollicité et il y a des effets irréversibles : les individus se désintéressent peu à peu du lien social direct [19], ils sont de plus en plus seuls avec leurs fantasmes [20], et sur le plan de leurs propres corps, ils sont désexualisés. Ils choisissent l’imaginaire au lieu de l’imagination [21].
Les effets sur chacun sont terribles, beaucoup ne s’en aperçoivent pas, ils sont comme des drogués (le livre parle de « narcose [22] »), des somnambules [23] incapables de lutter, non pas seulement contre le sommeil (cf. Jonathan Crary) du fait des stimuli permanents du monde du travail ou des exigences des réseaux sociaux, mais contre l’instauration de nouveaux rapports sociaux qui rendent les citoyens de plus en plus étrangers les uns aux autres. Encore une fois, c’est le cinéma qui sert de pierre de touche. Lorsque les auteurs parlent de l’homo Digitalis [24], ils évoquent l’idée que ce sont non des « zombis », mais des « Z’humains » [25], un clin d’œil au passage au cinéaste nordiste Bruno Dumont. Il s’agit de tout faire pour renforcer et défendre sa « citadelle intérieure », qui est finalement sert de débouché aux flux marchands (jeux vidéo), qui est une autre forme de domination des élites.
Le problème de cette déréalisation dans nos sociétés c’est qu’elle est tentante : entrer dans un dôme ou une sphère, c’est tellement facile, et au final cela nous comble, nous n’avons pas besoin d’exiger davantage. Notre imaginaire a de quoi se contenter. Le dispositif Potemkine nourrit notre âme ou plutôt la vide. Car il ne faut pas croire : nous sommes habités par des mondes et nous ne construisons rien. Au bout du compte, il y a l’effet d’aimantation ou la contamination : une fois dans la bulle, nous en cherchons d’autres, nous désirons forger toujours plus de forteresses intérieures. Il faut faire des efforts pour se convaincre que choisir la pente la plus facile n’est pas la meilleure.
Sur ce point, le livre évoque le film Don’t Look up [26]. Dans ce film, les politiques et les médias jouent à fond l’effet-Potemkine, ils sont eux-mêmes happés par le système de divertissement (mondes parallèles) qui s’est imposé dans la société. Lorsque se présente un danger de taille : l’arrivée d’un météore exterminateur, les gouvernants et les médias refusent catégoriquement de lever leur petit doigt pour agir. La force de ce film est de montrer que si on continue à laisser s’imposer ces effets-vitrines de la démocratie, on sera dans l’incapacité d’agir vraiment face à l’adversité, car on sera prisonnier de sa « bulle ». Et c’est déjà ce qui est en train d’arriver.
Alain Brossat et Alain Naze indiquent que c’est déjà le cas, avec le covid, le problème ukrainien, le problème taiwanais. Nous sommes prisonniers de la belle image, incapable d’agir en conséquence. Non pas qu’il faille par exemple agir par les armes et le combat contre l’ogre russe, mais nous sommes incapables de l’envisager indépendamment de notre dispositif. Inversement, Poutine lui semble capable de jouer avec ce dispositif.
Un des points les plus positifs du livre d’Alain Brossat et d’Alain Naze, c’est qu’il nous permet un décentrage intellectuel qui fait du bien. Le livre a des vertus quasi thérapeutiques, il permet de souffler, de sortir de l’interminable sentiment que les élites sont des sauveurs.
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Les auteurs nous mettent en garde sur un dernier point : il n’y a pas à chercher le réel derrière l’image. En cela, ils sont ici très nietzschéens ! Le problème est que la démocratie crée une image qui nous rend moins empathiques, qui nous éloigne des autres. Elle brouille les rapports humains, elle met des barrières qui n’ont pas besoin d’être. Ce qui fait que nous partageons le même monde, c’est le fait de réduire l’exclusion et de favoriser les échanges humains, sans le filtre de la com’ qui les refaçonne. Le livre évoque « un retour aux choses même », selon l’adage husserlien. Mais il ne faudrait pas croire que le retour aux choses soit un simple retour à la « perception », non le retour aux choses, c’est retrouver nos capacités de repérer et déjouer les ruses de ceux qui réduisent notre monde à une miniature. Faire l’épreuve du monde, c’est ne pas délaisser son corps, ses sens (cf. Simmel) qui aident à développer notre sensibilité, c’est surtout effectuer des tests qui vont permettre de voir surgir ce qui ne colle pas à l’image, ce qui s’en affranchit, ce qui se singularise.
Le travail d’Alain Brossat et d’Alain Naze est de nous sortir du sommeil dogmatique dans lequel nous sommes plongés constamment avec cette démocratie qui n’a de réalité que le mot. Et c’est seulement ainsi que nous pourrons avoir une meilleure assise pour lutter contre les dominateurs, les dévorateurs du monde. Nous devons envisager les problèmes que nous rencontrons autrement (la covid-19 [27], l’Ukraine [28], Taiwan [29], etc.) et ne pas nous en tenir à la vitrine démocratique.
Alain Brossat et Alain Naze pratiquent à merveille l’art du funambule. Pour eux, le risque n’est pas tant de tomber que de renoncer. Le phénomène des Gilets jaunes illustre parfaitement cette belle tentative de parcourir d’autres horizons et son renoncement [30]. Comme disait Kafka : « La vraie voie passe sur une corde tendue non dans l’espace, mais à ras du sol. Elle semble plutôt destinée à faire trébucher qu’à être parcourue ».
Exit la belle image, il est temps de se réveiller.
Ivan Bogdanov