La critique de l’art contemporain comme critique contemporaine de la société
Le nouveau livre de Mikkel Bolt Rasmussen se présente comme un ensemble d’essais portant sur l’art contemporain. Plus particulièrement, comme l’indique déjà le sous-titre de ce livre, sur les « problèmes et contradictions » de l’art contemporain. L’enjeu de cet ouvrage est donc d’emblée de taille : comment saisir sous un même regard critique un ensemble aussi vaste que celui que regroupent ces termes génériques – « art » ? « contemporain » ? Les formes contemporaines d’expression par l’art sont en effet multiples, et l’on peut même considérer que ce serait précisément la particularité de l’art dans sa dimension contemporaine de contribuer sans cesse à une telle démultiplication : chaque artiste cherchant à inventer de nouveaux moyens d’expression, par l’emploi de nouveau matériaux, au moyen de performances qui visent chaque fois une singularité propre et dès lors un sens lui-même singulier que prendrait la teneur spécifiquement contemporaine de l’art à travers ces entreprises... Peut-on dès lors parler purement et simplement « d’un » art, au singulier, pour regrouper la multiplicité en apparence foisonnante de toutes les productions artistiques actuelles ou appartenant à notre passé proche ? Peut-on a fortiori (et si oui comment) parler purement et simplement « des » problèmes « de » cet art (au singulier) ?
Dans son ouvrage, sans prétendre à l’exhaustivité ou à la systématicité, Bolt va chercher à analyser ce phénomène à sa base : celle d’une situation commune aux artistes – et sans doute à nous tous d’une manière ou d’une autre – qui, du fait de conditions structurelles déterminées (économiques, politiques, sociologiques, mais aussi esthétiques [1]) rendraient désormais leur démarche intrinsèquement contradictoire. L’auteur part ainsi d’un constat relativement simple : tandis que l’art contemporain se présente généralement lui-même comme libératoire et novateur – autrement dit comme révolutionnaire, au sens où il viserait à « contribuer à une transformation sociale radicale » – et qu’il prétend ainsi dénoncer les excès ou les déviances, ou encore les formes de contrôles sociaux auxquels nos modes de vie sont assujettis, il s’avère en réalité, et de plus en plus à l’heure actuelle, instrumentalisé par ce capitalisme qu’il prétend critiquer.
D’une part, en effet, le marché de l’art est devenu un moyen pour internationaliser les capitaux, et développer, tant de nouveaux secteurs de consommation, que de nouvelles formes de contrôle culturel.
« Le marché de l’art n’a pas seulement eu tendance à acquérir un statut hégémonique dans l’art contemporain, mais celui-ci est devenu partie prenante d’une pratique économique en pleine expansion où l’art a fusionné avec le tourisme culturel, la pop culture et la gentrification […] Pour le capital financier florissant, l’art a été clairement un secteur à investir […] La production et la consommation culturelles de masse sont devenues des secteurs aussi « économiques » que les sphères productives ; elles font tout autant partie du système marchand général du capitalisme. » [2]
D’autre part, l’autonomie au principe d’une possibilité authentiquement subversive de l’art serait à l’heure actuelle totalement compromise : l’art se prétend critique dans la mesure où il serait autonome, mais cette « autonomie » est en réalité limitée ; or la notion même de limite, appliquée à celle d’autonomie, a pour effet de la contredire intrinsèquement. Si l’autonomie de l’art est limitée, c’est qu’elle est contrôlée ; autant dire que l’art dans sa dimension contemporaine n’aurait en réalité plus rien d’autonome, si ce n’est, peut-être, dans les dires, voire croyances, des artistes... (tels qu’ils tendraient, là encore, à contredire leur situation effective...)
C’est alors cette notion de contradiction que Bolt choisit – dans la lignée d’Adorno, Marcuse ou Debord, mais avant tout de Marx lui-même – de mettre au principe de son analyse critique. La question peut alors se poser ainsi : en quoi une telle situation contradictoire est-elle caractéristique de la contemporanéité de l’art, et plus largement de la nôtre, des sociétés dans lesquelles nous vivons ?
La réponse générale de l’auteur est précisément que notre époque est celle d’un « après ». De telle sorte que des visées générales révolutionnaires, comme le sont, au moins parfois, celles de l’art, ne trouveraient plus, actuellement, aucun écho politique effectif, ne correspondraient plus à la « représentation » positive d’une société qui puisse être posée comme décisivement alternative à celle – capitaliste (profondément inégalitaire ou injuste, etc.) dans laquelle nous vivons, et depuis laquelle, donc, les artistes cherchent à s’exprimer... Or à travers cette incapacité, factuelle ou actuelle, de l’art, celui-ci deviendrait, là encore paradoxalement, l’un des révélateurs de cette époque dans laquelle « produire quelque chose d’effectivement nouveau » serait devenu pratiquement impossible à l’art, les sociétés contemporaines étant dominées par les intérêts capitalistes…
« La critique de l’art contemporain est, bien sûr, censée être une critique de la société actuelle où l’art contemporain fonctionne comme un prisme pour une analyse plus large. » [3]
Il s’agit donc dès lors d’appréhender l’art depuis une perspective elle-même critique. Mais d’une critique dont l’esprit serait celui-là même dont se revendique les formes d’art ici critiquées. A savoir d’une critique qui nous permette d’ouvrir des perspectives sur les sociétés contemporaines, sur leurs faiblesses, leurs aliénations caractéristiques, leurs failles possibles, de façon à rendre positivement pensable ou imaginable – réalisable – un avenir nouveau.
D’une part, donc, pour réaliser cette critique des formes d’art les plus actuelles, Bolt procède en faisant apparaître les contradictions dans lesquelles elles sont prises, et qui annihilent ainsi leur propre portée critique. Mais en entreprenant ainsi cette « critique de la critique », il met au jour des singularités qui sont celles de nos sociétés et des procédés les plus contemporains par lesquels le capitalisme s’exerce de nos jours, et renouvellerait (ainsi en partie) l’intérêt des tentatives artistiques mêmes les plus critiquées, en les appréhendant selon ce qu’elles représentent pour une perspective qui ne serait plus simplement celle du capitalisme (ou des capitalistes en tant que classe sociale).
« la présence ou l’absence d’une avant-garde nous révèle quelque chose sur une société, son histoire, sa politique culturelle et l’idée qu’elle se fait de son avenir. Dans le destin de l’avant-garde, nous pouvons déchiffrer quel rôle jouent l’art et la politique, et comment s’opèrent la conceptualisation des discours à leur sujet ainsi que leurs interactions mutuelles au cours d’une période donnée. » [4]
La critique, qui est alors explicitement celle de l’art contemporain, devient une critique de nos sociétés : et l’auteur contribuerait alors pratiquement à réaliser, au prix d’une ultime contradiction, ce que l’art contemporain critiqué ne parviendrait plus à faire par lui-même...
Dès lors ce livre, dont l’auteur commence par souligner dès le départ qu’il ne peut prétendre être exhaustif prendrait pourtant une allure beaucoup plus systématique et progressive que celle qu’il se permettait lui-même d’annoncer
« la nature aléatoire de l’entreprise ressemble quelque part à celle d’une musicienne qui, avant un concert, teste ses instruments et les écoute : est-ce que ça fonctionne ? Comment cela sonne-t-il ? Quelle est l’acoustique dans cet espace ? Les essais qui suivent sont seulement des tests de cet ordre. J’émets une note et j’écoute. Est-ce que ça marche ? Mais les essais de ce livre sont aussi conçus comme des interventions qui se veulent offensives ou antagoniques vis-à-vis des contextes, vastes ou restreints, à la fois de l’autonomie relative de l’art contemporain et du capitalisme néolibéral » [5]
Tentons donc nous-mêmes brièvement quelques « interventions » à l’intérieur de ce texte.
Repartons d’abord de son titre principal : « Après le grand refus ».
Cette situation, cet « après » dont Bolt veut nous parler, n’est à l’évidence pas propre à l’art, mais doit être en mesure de caractériser toute une époque, à laquelle nous appartenons tous en tant précisément qu’elle nous est contemporaine. Mais par ce simple titre l’auteur peut caractériser notre époque avec une précision qui serait pratiquement celle d’une datation (mouvante) : celle d’un après (tel ou tel événement).
Ainsi lorsqu’on considère que le « grand refus » porte, selon Herbert Marcuse, sur les conditions contemporaines du « jeu social », et sur un refus en profondeur des « règles » (truquées) de ce jeu, on comprend que l’après dont il est ici question correspond avant tout à la négativité actuelle communément associée aux tentatives révolutionnaires dites « rouges » et aux conséquences collectives de cette négativité qui, telles une désillusion apparente ou un renoncement, pèsent sur notre époque, et par conséquent également sur ses formes d’expression artistique.
Le grand refus en question est donc répétitif : il eut évidemment lieu en 1917 en Russie, comme il eut sans doute lieu, sur une courte période, dans la plupart des pays occidentaux en 68, comme il avait auparavant eu lieu lors de la Commune de Paris [6], mais il aurait aussi lieu (presque à l’inverse des exemples précédents) lors de la chute du mur de Berlin [7]. Mais ce qui caractériserait notre époque serait cette dimension d’un après : telle une perte de consistance dans les possibilités d’expression artistiques corrélative d’une impossibilité de refuser les conditions (capitalistes) de notre société qui traduirait, pour l’art actuel, l’impossibilité de se revendiquer d’un modèle de société qui soit positivement et radicalement alternatif au nôtre.
La critique du capitalisme renvoie en principe (ou tout du moins durant toute une époque historique qui serait désormais révolue) directement à une conceptualité et à des représentations collectives qui sont celles du marxisme. Mais le marxisme serait désormais entaché, pour notre sens commun et, de ce fait, aussi pour celui des artistes contemporains, du fait des conséquences indésirables des révolutions impulsées à partir de 1917 – autrement dit du (de ce qu’il est convenu de qualifier de) totalitarisme.
Dans cet « après », les alternatives deviendraient floues, et de ce fait, l’activité artistique deviendrait elle-même incertaine, perdant ses déterminations et par là même sa force critique, déconcertant ses spectateurs plutôt que de leur donner des visions singulières au possible principe de nouvelles formes d’actions créatives et révolutionnaires. Autrement dit, de telle sorte qu’elle puisse être sans aucune difficulté ni aucun risque véritable, être récupérée par les instances qu’elle devrait viser à combattre.
Cette situation d’un après est donc celle d’une impossibilité actuelle de refuser des conditions qui sont désormais imposées comme nécessaires par le capitalisme lui-même – conditions dès lors aliénantes pour les artistes, qui s’y confrontent aux problèmes généraux et à la fois concrets posés par le capitalisme dominant, jusqu’à se contredire au point de « pactiser », qu’ils le veuillent et s’en rendent compte ou non, avec cet « ennemi » symbolique contre lequel ils s’efforcent à la fois (paradoxalement) de lutter par leurs œuvres, en renonçant aux visées qui pouvaient et devaient être les leurs lorsque, en particulier, le marxisme pouvait encore lui servir comme d’une base conceptuelle et opérationnelle vers ce « grand refus » qui ne serait plus actuellement possible : « l’artiste autocritique s’est finalement transformé en un artiste fatigué, désespéré, cyniquement post-politique, convaincu de l’impossibilité presque ontologique de ne jamais pouvoir quitter l’institution ou d’être capable d’atteindre un public non-artistique. » [8]
La critique boltienne permet dans un premier temps de poser les conditions historiques du problème contemporain. La démarche de l’auteur se fait ainsi d’abord « régressive » – presque au sens où Sartre pouvait parler d’une méthode « régressive-progressive » dans la partie introductive qui ouvre sa Critique de la raison dialectique [9] ; à savoir d’un regard rétrospectif vers le passé historique qui viserait à raviver le présent, à rendre un nouveau présent possible : et ici, en l’occurrence, avant tout négativement, le constat de l’auteur étant d’abord que le présent et l’avenir sont rendus impossibles à imaginer ou concevoir du fait des nouvelles formes de contrôle capitalistes... [10] Autrement dit, tel qu’il lui importe de faire un retour critique vers le passé (récent), pour élucider les conditions d’un « après » qui est celui où le capitalisme s’approprie presque totalement les prospectives portant actuellement sur notre avenir, même celles qui nous viendraient de l’art...
L’après en question permet donc de situer notre époque, non seulement par rapport à des dates précises (par exemple, celles des événements évoqués ci-dessus), mais surtout par rapport à une disposition qui ne nous serait plus actuellement possible, et qui se caractériserait par un rapport particulier (ici négatif) à la temporalité : en tant que nous vivons cette époque d’un après du refus, notre propre avenir apparaîtrait comme totalement obturé par les perspectives propres au capitalisme [11].
L’ouvrage, par-delà sa première apparence peu systématique, peut alors procéder par progressions graduelles : du passé récent qui donne à notre époque ce sens d’un « après » (refermé sur les perspectives capitalistes), jusqu’à notre actualité dans ses singularités structurelles les plus fines ; de façon à retrouver ce contexte social qui doit être l’objet de la principale critique des arts, que l’auteur se donne ainsi les moyens de critiquer à travers l’échec même de l’activité créatrice des artistes dans sa dimension critique, et donc de le critiquer en les critiquant ;
L’ensemble prend donc l’allure d’une double démarche critique qui ne cesse de s’entrecroiser en se précisant chapitre après chapitre au fil de la progression dans l’ouvrage. D’abord une critique « générale » en tant qu’elle reprend chaque fois en extension les conditions générales du problème, son « cadre de référence » [12] ; à savoir, globalement la manière dont le contexte contemporain capitaliste agit sur les formes d’art qui lui sont contemporaines, même celles qui cherchent à s’en émanciper et à le révolutionner le plus explicitement, et par là les conditions plus générales d’un état (variable, mouvant) de la lutte des classes dans lequel les artistes peineraient actuellement à se situer, sinon du côté d’une bourgeoisie dont ils réprouvent pourtant profondément les pratiques.
A ce niveau, la critique procède d’abord par descriptions et analyse de différents collectifs ou mouvements artistiques représentatifs de l’Avant-garde, de façon à mettre en lumière ces contradictions intrinsèques qui les empêcheraient de réaliser effectivement ou suffisamment les visées révolutionnaires qu’ils se fixent explicitement : il pose ainsi des « cadres de référence » – en particulier ceux de l’esthétique relationnelle, de l’art interventionniste, de l’Internationale situationniste ou de mouvements contestataires plus récents comme Occupy Wall Street – qui nous restituent, tant la perspective révolutionnaire de ces mouvements dans leur positivité, que leur limites théoriques (en terme de contradictions).
Mais la mise en place de ces « cadres de référence » rend ensuite possible une seconde approche plus concrète ou fine – car plus concrètement « interventionniste » –, qui part de l’analyse précise de certaines œuvres qu’il serait littéralement possible de considérer capitalistes « par essence », du fait des capitaux mobilisés pour leur réalisation et de la manière dont les intérêts capitalistes pourraient ainsi s’y refléter directement. De cette façon, l’analyse critique de l’art contemporain permet une mise en évidence de certaines singularités du capitalisme de nos sociétés au sens le plus contemporain ; et rend donc possible de mieux faire appréhender les aspects nouveaux de ce problème auquel nous sommes tous confrontés sous ce terme trop général de « capitalisme ».
C’est peut être au cinquième chapitre que cette seconde démarche atteint le point culminant de sa mise en œuvre, au sens où c’est sans doute là qu’elle s’applique aux formes d’art parmi les plus aliénées, en particulier à une forme d’architecture cette fois totalement assimilée et instrumentalisée aux intérêts capitalistes, mais dont l’expressivité est à la fois révélatrices de ces singularités contemporaines d’un système économique et social de production auxquelles elle s’aliène en contribuant activement à les produire. La critique portant alors la contradiction à son paroxysme dans une description, à la fois esthétique et sociologique, comme celle de « l’usine transparente » de BMW à Leipzig (et dont l’architecture est de la prolifique architecte Zaha Hadid.)
L’usine en question est d’abord décrite dans ses aspects esthétiques :
« à première vue, le bâtiment central de l’usine de Leipzig apparaît à la fois transparent et dynamique. L’espace est propre et presque aseptisé ; le bâtiment baigne dans une lumière blanche mêlée à un éclairage LED bleu émanant du tapis roulant. Il est transparent à l’intérieur et se caractérise par des lignes et des mouvements internes, mais il est fermé sur l’extérieur. » [13]
Avant que l’analyse critique n’en tire les conséquences sociologiques : l’épurement des lignes du bâtiment produit en réalité esthétiquement un effacement des séparations de l’espace de travail entre les différents secteurs de production (cols bleus/cols blancs, etc.) [14] De façon à rendre pratiquement visuel le projet commun auquel tous les travailleurs sont tenus de participer activement – en l’occurrence : produire le plus de voitures possibles au moindre coût – celles-ci circulant dans tout le bâtiment central par un tapis roulant horizontal et lumineux, qui passe uniformément au-dessus de tout l’espace de travail.
L’effacement des cloisons n’est certes qu’apparent : elles sont seulement en vitre plutôt qu’en béton comme dans les usines plus anciennes. Mais il exprime matériellement cette tendance contemporaine du capitalisme à occulter autant qu’il le peut les données (mouvantes) qui sont celles de la lutte des classes (précisément celles qui font de notre époque un « après »). L’usine transparente BMW matérialise ainsi, en un exemple singulier et fascinant, l’une des manières dont le capitalisme contemporain aurait « besoin » de l’art pour gagner en effectivité [15]. Au sens plus général où, dans cette « époque de l’après », le capitalisme chercherait à effacer autant qu’il le peut (et en premier lieu esthétiquement) les traces de toutes les différences entre classes et les inégalités corrélatives susceptibles d’inciter à la lutte en un sens marxiste – de façon à s’imposer idéologiquement (à un niveau « superstructurel ») comme le seul modèle de société possible (et se réassimilerait ou réaliénerait l’art pour y parvenir).
Tout se passe donc comme si cette usine, dans le tissu de ses singularités architecturales les plus « contemporaines », se mettait (pour la critique d’art) à exprimer le système de production contemporain jusque dans ses dimensions structurelles les plus actuelles (selon des entrecroisements relationnels singuliers entre infrastructures et superstructures) et par là jusque dans ses intérêts et visées les plus implicites (en particulier ici cette dénégation farouche et obstinée dont fait l’objet le sens marxiste de la lutte des classes, au profit d’une rationalisation naturalisante supposée « supérieure » idéologiquement. Il s’agit dès lors moins d’une suppression effective des rapports inégalitaires de classe que de leur effacement seulement apparent (au moyen de l’art) puisque les cloisons sont en réalité toujours présentes malgré cette illusion de transparence qu’elles donnent d’un espace de travail (qui n’est lui-même unifié qu’en apparence). La manifestation visuelle d’un projet commun (produire plus de ces voitures qu’on peut voir défiler en hauteur depuis toutes les positions de l’espace de travail...) induisant elle-même l’exercice de nouvelles formes de contrôles des plus sophistiquées : ici des formes d’autocontrôle que Foucault et Deleuze anticipaient déjà au moment de la rédaction de leur Postcriptum sur les sociétés de contrôle [16]
Elle exprime ainsi une nouvelle mutation sans cela presque invisible dans le mode de production – pratiquement le passage insensible à un nouveau « mode de production ». Bolt peut lui-même reprendre l’expression de Manfredo Tafuri pour parler d’une « architecture publicitaire »....
« la marque de l’entreprise, le statut de l’architecte et l’iconicité du bâtiment fusionnent et transforment l’architecture en une gigantesque publicité tridimensionnelle pour le capitalisme néolibéral. En collaboration avec BMW, Hadid a créé une sorte de machine architecturale de production insurpassable, permettant de fabriquer quotidiennement un nombre stupéfiant de voitures. » [17]
La critique de l’art nous rend ainsi sensibles à un mouvement interne qui traverse toute notre organisation sociale à son infrastructure même : celui des mutations discrètes mais incessantes au cœur même de notre mode de production actuel. En l’occurrence une « production de distribution » comme pouvaient le dire Deleuze et Guattari dès leur première réflexion critique sur le capitalisme [18]. Autrement dit, une fusion singulière de la sphère de la production à celle de la distribution qui permet de nouvelles formes d’ajustement plus efficaces pour la consommation, caractéristique de la montée en puissance actuelle d’entreprises comme Amazon [19] ou Ali Baba.
Par ce biais, la critique peut ainsi sortir comme par un tremplin de son cadre artistique initial pour se faire réflexion précise et approfondie sur la nouvelle fonction de la logistique dans l’état contemporain des luttes sociales [20].
« Cette usine représente une nouvelle phase du capitalisme transnational : l’érosion de la souveraineté politique de l’Etat-nation s’accompagne de la création par le capitalisme d’un espace dans lequel l’usine BMW peut « condenser les pouvoirs économiques, technoscientifiques, politiques et culturels et devenir un « agrégat vertical de pouvoirs » [21]
Ce type d’intervention paraît ainsi procéder d’une profonde forme de mise en abyme : l’art est critiqué car aliéné et instrumentalisé. C’est ainsi en tant que critique qu’il peut, en particulier, s’appliquer à des démarches artistiques en tant que celles-ci deviennent littéralement des propriétés capitalistes. Mais cette critique leur fait à la fois pratiquement jouer un rôle de phénomène expressif : elle rend efficace cette expressivité qui lui est intrinsèque en tant que forme d’art, et fait ainsi apparaître de nouvelles singularités de notre mode de production tel qu’il ne cesse de se modifier sensiblement au même rythme que ces petites innovations « individuelles », « à une échelle minuscule » [22] (ici celles d’un bâtiment) caractéristique des intérêts ou des ruses, non pas tant « du » capitalisme que de ce capitalisme (dans sa contemporanéité radicale), selon l’usage propre qu’il exige des formes d’art qu’il s’aliène. De telle sorte que cette critique de nouvelles formes d’art, devienne révélatrice de subtiles « contradictions » ou encore des différenciations propres à notre mode de production au sens marxiste du terme, dans ses sophistications les plus actuelles.
On serait alors conduit à supposer une forme d’interdépendance (circulaire ou dialectique) entre une expression artistique – sans conteste radicalement critiquable – et cette critique qui contribuerait à renouveler ces possibilités expressives dans le temps même où elle rendrait compte de son impossibilité actuelle. Bolt contribuerait à la réalisation d’un objectif qui serait d’abord celui de l’art dont il constate paradoxalement, puis explique en détail, l’échec...
Interdépendance d’autant plus grande, lorsqu’elle s’applique, positivement cette fois, aux mouvements d’avant-garde dont elle raviverait les principes (en les critiquant) en même temps qu’elle paraît implicitement les reprendre à son compte : rendre possible de penser un nouvel avenir, à partir d’une pensée renouvelé de notre présent.
Sans plus entrer dans le détails des riches analyses auxquels donne lieu l’ensemble des derniers chapitres de cet ouvrage, on pourrait pour finir cette courte présentation, souligner ce qui prend pour nous l’apparence d’un dernier paradoxe : ce « grand refus » est-il si dépassé, alors même que Bolt paraît être capable, sans trop de difficulté, de le raviver à sa façon ?
De là, peut-être, cette possibilité d’une inversion temporelle finale surprenante dans les toutes dernières lignes de l’ouvrage : la perspective d’une victoire « à venir » qui serait déjà passée...
Damien AlShammas