Parution : "les corps subalternes"
Voici un livre au titre évocateur, Des corps subalternes : migrations, expériences, récits ; ces corps sont ceux de femmes immigrées en France, d’hommes, de femmes et d’enfants traversant les mers et les déserts, d’étrangers franchissant une frontière limitrophe, de ceux qui meurent en voyageant ou sont détruits arrivés à destination par la haine et la bêtise. Ils sont subalternes car ils n’ont aucune importance, aucune réalité, ils sont niés ; on passe à côté d’eux sans les voir, sans les entendre.
De ceux-là que peut-on voir, que pourrait-on voir ? A travers les récits, à travers le cinéma ?
Martine Lefeuvre-Déotte a rassemblé des contributions qui nous incitent à réfléchir sur ceux que nous ne remarquons pas ou plus.
Dans la première partie nous découvrons des parcours d’exils. Si les témoignages des femmes recueillis ici nous montrent à quel point elles se révèlent toujours « plus subalternes » et soulignent leur absence de place pour elles-mêmes puisque ces histoires sont la plupart du temps liées au couple, il nous faut comprendre aussi que pour certains les parcours ont à voir avec une aventure. Aventure formatrice même si le prix à payer est bien lourd. Il faut inventer sans cesse une nouvelle solution, adapter son corps, son raisonnement, transformer ses savoirs, cette transformation se faisant aussi grâce aux réseaux solidaires créés ou existants. Ces savoirs d’hommes ou de femmes venus d’ailleurs et construits au fil des expériences vécues ne sont jamais reconnus.
Mais y aurait-il une nouvelle donne avec les nouveaux immigrés ? Depuis que la séparation du monde en deux blocs a disparu on aurait pu s’attendre à l’avènement d’une libre circulation dans le monde. Mais le « processus de mondialisation néolibéral qui fait du profit le seul critère de référence » n’a fait qu’accentuer la criminalisation des déplacements. On peut s’interroger sur les motifs de départ, les formes de discrimination, le désenchantement qui sont attachés à ce mode d’émigration.
L’exemple des émigrés péruviens au Chili soulève la question de la nécessité pour les Etats d’avoir des « ennemis » pour maintenir leur domination sécuritaire. A travers les corps en déplacements, ces corps « étrangers », se matérialise cette politique de rejet et par extension un désir pour eux-même de disparaître. Les nouveaux migrants tunisiens après leur « printemps », ont-ils réussi à modifier les anciennes frontières coloniales en bouleversant l’espace ? Y-aura-t-il un « printemps » des migrations ? Quant aux corps rejetés, aux corps assassinés, ils restent invisibles. Le terme de migrant à connotation plus neutre pourrait-être le nom donné à ce corps qui ne part plus quelque part mais reste en perpétuel déplacement.
Une deuxième partie s’intéresse à la représentation de ces corps en mouvement. Quelle part a, ou pourrait avoir le cinéma dans l’exposition possible de ces hommes, femmes et enfants ? Connaissant « le rapport de domination qui existe entre le cinéaste et son sujet » il faut se poser la question de la "véracité" de cette parole. Un bon exemple de ce regard insane porté sur l’autre pourrait être le film de Kechiche Vénus noire qui ne fait que reproduire le voyeurisme d’un siècle que l’on croyait révolu sur la Venus Hottentote en oubliant le calvaire vécu par cette « femme sans voix ». Eden à l’ouest de Costa-Gavras, dénoncé dans cet ouvrage comme un « fatras de clichés bavard » donne l’occasion de revenir sur la dérive humanitaire qui ne s’intéresse plus qu’aux individus et fait l’économie d’une réflexion politique radicale.
Autour du film Trois enterrements on s’interroge sur le spectre du migrant et la faillite de l’héritage chrétien de l’hospitalité devenu abject. Pour l’auteur, la victoire de l’humanité serait de pouvoir « partir et rentrer chez soi, intemporellement, sans cesse, sans faute ni crainte ». La question du vocabulaire : clandestin, migrant, exilés… à la lumière d’Agier et Saïd n’est pas neutre, elle souligne bien la guerre aux migrants aux exilés jadis héros de la découverte ou de la résistance.
Enfin autour du thème de la langue coupée nous sommes amenés à voir ce qui est fait de la parole de ces migrants lorsqu’elle est entendue ou plutôt citée à comparaître. C’est encore autre chose que de vouloir être reconnu comme demandeur d’asile, là le discours doit se faire entendre comme un argumentaire impeccable, incontestable dans lequel la confiance sociale est primordiale. Mais comment s’instaurerait-elle dans un pays d’accueil si incompréhensible aux étrangers alors même qu’elle a tant fait défaut dans le pays d’origine ?
La situation politique, économique, sociale est le produit d’une politique internationale dans laquelle le migrant se retrouve englué et qui engendre une impossibilité de partage de la parole faute de communauté d’intérêts. Le « citoyen » et le « déraciné » ne se retrouve pas. Ce dernier est une figure criminalisée, objet de la biopolitique, exclu de la politique. La déraison des politiques mises en place ne peut toutefois empêcher totalement un désir de survie physique bien sûr mais aussi d’exister dans le plein sens du terme.
En regardant l’autre, le différent, nous est donnée la possibilité de comprendre ce qu’est son identité, identité dissemblable, véritable altérité. Et pourtant il est finalement « citoyen du monde » puisque détaché d’une identité nationale. La question des droits de l’homme reste justement parfaitement nationaliste, elle est rattachée, en France par exemple, aux droits du citoyen. In fine à la normalisation, garante de la bonne conduite du troupeau. La constitution d’archives pourrait donner à voir des singularités, sensibiliser l’autre, permettre l’exposition et donc une certaine collectivité.
Convoquant Foucault, Deuleuze, Guattari, Sayad, Bourdieu … cet ouvrage nous donne à réfléchir sur notre vision de l’autre bien entendu, mais surtout il nous interroge sur notre pratique quotidienne, notre vision de la communauté des hommes et sur la question sans cesse mise en avant par les gouvernements d’une identité nationale. A nous de concevoir, grâce aux figures étranges de ces nouveaux voyageurs et de leurs aïeuls, les « gens du voyage », une autre vision de cette planète à partager et dont il faut s’emparer dans son entièreté, son étendue, sa diversité. L’autre c’est moi, c’est l’indispensable, il convient de chasser la peur. Le problème n’est pas le migrant mais sa constitution en problème. A nous, avec eux, de faire disparaître ses pseudo-vérités et pour se faire il convient en premier lieu d’entendre la parole de ces corps subalternes.