"Politiques de la violence" de Cédric Cagnat
Cédric Cagnat (2012). Politiques de la violence. Essai sur l’impuissance citoyenne (Préface d’Alain Brossat).
Paris : L’Harmattan, 189 p.
Le livre de Cédric Cagnat n’a pas seulement pour but d’établir que la condamnation actuelle de la violence par le pouvoir (mais surtout et conséquemment par tous), sous la figure de ce qu’il appelle « le démocratisme », dissimule et entretient celle de ce même pouvoir. Il montre surtout comment s’effectue ce stratagème et, bien plus, il en explique méticuleusement la généalogie. Et ceci dans une prose qui allie la rigueur des démonstrations et la vigueur de la lettre. Les phrases possédant par là un certain piquant. Car il en faut ! La machinerie propre au démocratisme étant d’ordre langagier, brassant des idéologies, des terminologies, des mythes, des écritures (dont celle du droit), d’où découlent appréciations et dépréciations. Ce brassage ayant pour fonction principale de réduire toute action politique qui, comme oxydée par l’air des paroles ambiantes, n’est plus que ce que l’on dit d’elle. Ainsi, une action violente (un événement politique) sera qualifiée comme étant de la violence (une sorte de substance toxique), réduite et oxydée par le discours qui la disqualifie et qui évacue sa portée politique comme une fumée sans feu. Le démocratisme chantant un air subtil puisqu’il autorise une forme d’opposition sous le nom de « contestation ». Le brassage ne va donc pas sans tri.
Parmi les forces d’opposition seront disqualifiées celles qui réellement s’opposent, qui sont donc, par nature, violentes. De l’autre côté, les oppositions contestatrices seront celles qui s’adressent au pouvoir, veulent négocier et trouver un compromis avec lui. En somme, elles lui sont ajustées. Par ce traitement, la division fondamentale entre dominants et dominés, entre opposants véritables, prend une autre figure, excluant ce qui rend consistante une des deux moitiés de la division, celle des dominants restant intacte. Autant dire qu’il n’y a plus de division du tout. Plus exactement, l’exclusion suppose l’image inversée d’un prélèvement. Seule sera prélevée la part contestataire qui demande ponctuellement à être entendue, la part qui au fond recherche l’entente, la part du partenaire, avec à l’horizon un rêve : que tout conflit ne se règle plus qu’entre partenaires sociaux. Observons ce qu’il se passe depuis quelques années, ce sont les ministres qui prennent en charge les contestations elles-mêmes, dossier en main.
Peut-être dira-t-on, car on le dit, qu’il n’y a plus à proprement parler de domination, que nos sociétés sont unifiées, égalitaires. Pourtant, qui peut nier que la nature du pouvoir actuel est « cette connivence oligarchique entre des appareils économiques et médiatiques et une noblesse d’État inamovible » (p. 26) ? Comment en sommes-nous arrivés à ne pas dire ce qu’on ne peut pas nier ? Parce que nos discours sont ceux que nous fait débiter le démocratisme. Le traitement que l’on fait subir à tout langage politique n’en fait plus qu’une « arme indolore » (p. 118). Le véritable ennemi de cette machine à parler, à penser, est donc son autre : l’action. On comprendra donc qu’un des défis de Politiques de la violence, très bien relevé, est de redonner la parole à l’action (et réciproquement l’action à la parole), car « notre passivité n’a plus d’excuse » (p. 26). Mais l’action de qui, pour quoi ? Celle de la souveraineté populaire, celle d’un peuple pour un peuple. Un peuple n’existant pas hors de ses souveraines actions : « Le peuple […] est ce qui n’apparaît que ponctuellement, en cela que c’est l’instance, toujours provisoire, de ce qui fait événement. » (p. 87, souligné par l’auteur) Surgit alors ce que Cédric Cagnat appelle un « moment-monde », qui est un des plus beaux concepts du livre : « Lorsqu’un sujet collectif vient à l’existence par une action authentique en créant un monde qui était inexistant et dont la possibilité était jusque-là inconnue, alors surgit un “ moment-monde ”, c’est-à-dire que font effraction dans le réel catégorisé de la répétition, un peuple et son événement. » (p. 88)
Telle est la grande ligne de l’analyse de Cédric Cagnat. Or, elle ne peut exister que parce qu’elle est tissée d’autres lignes. Ces lignes sont comme des lignes d’écriture qui viennent former le grand texte que nous récitons. Cédric Cagnat en propose des analyses méticuleuses, limpides, qui vont mettre au jour une fonction commune. Evoquons pour commencer le rôle des idéologies philosophiques, surtout celle de Hobbes, qui à la fois exclut l’action violente contre l’État et renvoie cette violence à la nature humaine. La violence de celui qui s’oppose à l’État provient de cette « mauvaise » nature. Avec Hobbes s’instaure l’idéologie selon laquelle la division est hors de la politique puisque cette dernière prétend y mettre fin. La division fondamentale est donc encore convertie en une division d’exclusion d’une moitié (le mauvais reste est le reste de mauvais). Ce qui justifie aussi qu’il faut être violent envers toute violence et qu’à l’horizon c’est l’annihilation de toute la moitié exclue qui est visée. On atteindrait alors la violence la plus absolue puisqu’elle aurait supprimé toute opposition. D’où le paradoxe mis en lumière par Cédric Cagnat : « la volonté d’absence de violence aboutirait à la violence absolue. » (p. 106) Cédric Cagnat s’évertue donc à suivre à la trace ce geste d’exclusion d’une moitié de la division (qui est donc aussi le geste de suppression de la division), en le repérant dans le partage entre experts de la politique et le peuple (nécessairement mauvais, brutal, bête, etc.), que l’on retrouve même au sein du peuple entre « bon » et « mauvais » peuple (Peuple/plèbe). Il le repère aussi dans le passage du populisme valorisé au populisme actuel, nécessairement « mauvais », ou dans le partage entre l’individu-masse (celui du XXe siècle et des consommateurs actuels) et le bon individu-citoyen. Tous ces partages ont donc comme fonction de désigner la partie dont il faut se départir. Et l’auteur de montrer que ce « départir de » est l’objet des discours tenus par des écrivains, des « intellectuels », des journalistes, etc. La forte audience de toute cette caste contribuant à faire de nous leurs ventriloques et même à emprunter leurs interprétations pour requalifier tout événement. Ainsi « ˝terrorisme˝ est devenu le nom de baptême donné à toute intrusion d’un dehors. La nomination est l’une des modalités de l’absorption de l’événement au sein de la machine, fût-ce pour l’exclure après-coup en le criminalisant » (p. 107).
Si bien que, ventriloqués, les opposants s’acculent de plus en plus à tenir un discours qui va à l’encontre de leur lutte : celui de la non-violence. Le discours de la non-violence est la protection la mieux distillée pour que l’ordre actuel ne soit pas remis en question. « Les manifestants se retrouvent en nombre pour ne plus faire autre chose que se compter, ou que de s’exposer au décompte des autorités. » (p. 133) Ne nous étonnons pas alors qu’apparaisse maintenant la figure de l’homo festivus. « Le ludique et le festif tels qu’ils se donnent à voir de manière exemplaire dans cette nouvelle contestation sont les formes que revêt une existence d’où l’événement, au sens plein du terme, est exclu. » (p. 132) Même ceux, c’est-à-dire une grande majorité, qui subissent la violence systémique du démocratisme la dénient : « Férocité d’une époque où la disparition de la lutte physique a engendré une violence systémique d’autant plus inouïe que nombreux sont ceux qui continuent d’en dénier l’existence et d’ignorer d’en être l’objet. » (p. 142)
Mais la machine à parler ne va pas sans la machine scripturaire du droit et sa mythologie, reposant sur le couplage d’un fondement idéologique hobbesien (mythe de la violence naturelle de l’homme, anthropologie pessimiste) et du libre enrichissement du libéralisme soi-disant pacificateur (le mythe du « doux commerce »). Cédric Cagnat décrit alors brillamment la pente qui conduit au pluralisme tolérant, administré par le parlementarisme du démocratisme, qui est un des meilleurs remparts pour les dominants. « Ainsi la non-violence érigée en présupposé fondamental de la sphère politique, n’importe quelle structure de domination peut, après avoir vaincu par la force, perdurer sans craindre la concurrence, en favorisant même le pluralisme des valeurs, apparaissant ainsi comme un pouvoir pétri d’ouverture et de tolérance, étant assuré que ses plus vigoureux opposants s’interdiront à eux-mêmes la voie par laquelle s’est établie la puissance qu’ils honnissent. » (p. 101)
Cédric Cagnat, en qualifiant tour à tour le démocratisme de machine, de système ou de structure, témoigne d’une volonté de saisir la modalité de pensée la plus adaptée pour comprendre le montage du démocratisme et donc pour mieux le démonter. Cédric Cagnat est souvent pris d’une forme de stupéfaction : comment une machination pareille est-elle possible, comment pouvons-nous avaler tous ces paralogismes politiques ? Le plus gros étant celui qui consiste à démontrer que le démocratisme ne doit pas être démocratique (puisque la démocratie suppose que tout le monde peut être tour à tour dirigé et dirigeant, le tirage au sort étant son essence). Cédric Cagnat ridiculise, avec un humour corrosif, des raisonnements comme celui du professeur Tenzer qui n’a qu’un but : démontrer que « le pouvoir ne doit revenir qu’à ceux qui savent, c’est-à-dire, notamment, au professeur Tenzer et à ses semblables » (p. 52). Le système doit sa conservation à ces légionnaires du « savoir », « car le professeur Tenzer, en réalité, s’appelle légion » (p. 52). On laissera au lecteur la découverte d’autres traits d’humour, comme celui qui ponctue une critique de l’analyse de Delmas-Marty, souffrant de « monomanie scripturaire » (p. 114), par un « nous voilà rassurés… » ravageur (p. 115). De même le républicanisme n’est pas sans s’opposer à ce qu’il est en sous-main : un individualisme. « Deux versants de l’individualisme président donc à la construction de l’idée républicaine : le versant interne d’où est issue la conception de l’individu autonome, et le versant externe par lequel se définit l’unité nationale […] Aussi le républicanisme trouve-t-il sa source dans les deux configurations idéologiques qui donnent naissance aux deux postures contre lesquelles elle prétend s’élever : l’individualisme interne qui est au principe du libéralisme, l’individualisme externe qui façonne les unités closes du communautarisme. » (p. 158) Un démocratisme qui s’oppose à la démocratie, un républicanisme qui s’oppose à ce qui lui ressemble, voilà bien des contorsions qui appellent le philosophe à comprendre d’où elles tirent leur efficience.
Cédric Cagnat remet à un autre ouvrage l’approfondissement de ce qu’il décide au final d’appeler, suivant Niklas Luhmann, « une machine systémique ». Il nous en donne cependant déjà un avant-goût. C’est qu’en effet « la société comme machine systémique présuppose la convergence et la cohérence actionnelles des parties greffées sur un consensus idéologique massif […], où est rendue possible “l’évacuation de l’idéologie et de la politique elle-même” » (p. 153, la citation est de Saint-Simon dans le livre de Pierre Birnbaum, La fin du politique). Ces consensus idéologiques sont donc le démocratisme, le républicanisme et autres machines en « isme ». Se comprend alors l’importance de cette suffixation, qui les substantifie comme un ciment social. Et de l’intérieur, démocratisme et républicanisme s’immunisent contre toute critique en critiquant leur prétendu mauvais double, détournant ainsi la critique de ce qu’ils sont et faisant à la fois leur autopromotion, puisqu’ils se présentent comme les meilleurs dans ce même registre. « Le traitement et le règlement du conflit jouent comme confirmation de la fonctionnalité du système, ce que Luhmann nomme précisément l’“autopoïèse”. » (p.182)
On se demandera toutefois si un système informationnel ne fait pas trop abstraction de ce qui concerne les conduites des individus. Par exemple, l’individualisme républicaniste n’est pas qu’une idéologie mais bien aussi et surtout une certaine manière de se comporter soi-même et avec les autres. Peut-on détacher le traitement de l’information des manières de vivre ? N’est-ce pas la condition pour que l’information soit signifiante ? Est-ce que l’idéologie seule est suffisante pour diriger les conduites ? On peut supposer que Cédric Cagnat abordera ces questions dans ses élaborations conceptuelles à venir. Et que, comme il le fait dans Politiques de la violence, son analyse de l’impuissance citoyenne aura pour vertu de nous redonner de la puissance, puisqu’elle cernera encore l’ennemi. A l’inverse de notre époque où « toute tentative de résistance se trouve confrontée à une absence d’ennemi clairement identifié et où tous les coups assenés portent contre un vide béant, comme ceux que donnerait un boxeur luttant contre le vent » (p. 142). La maltraitance politique que l’on s’inflige ne peut plus durer. A la violence de cette politique répondons par la violence pour notre politique. Ce « nous-peuple » et cette politique ne se découvrant qu’avec l’action d’un moment-monde. La machine pourra chercher ses mots, elle ne les trouvera pas, de toute façon on ne l’écoutera plus. Et cela va sans dire, Cédric Cagnat en fera au contraire tout un poème. Tendez bien l’oreille, son livre le laisse déjà entendre.
Philippe Roy
Professeur de philosophie en Bourgogne
Doctorant en philosophie à l’université Paris 8
Auteur de « Trouer la membrane. Penser et vivre la politique par des gestes ». L’Harmattan. 2012.