Pour une réactivation des gestes de Gilles Châtelet (membre du FHAR et Naturphilosophe)
Gilles reviens, ils sont devenus normaux !
Diptyque d’Alain Naze, Manifeste contre la normalisation gay, La fabrique, 2017 et de Philippe Roy, L’immeuble du mobile. Une philosophie de la nature avec Châtelet et Deleuze, PUF, 2017.
Volet α :
On ne rendrait pas justice au livre d’Alain Naze en affirmant qu’il a pour unique objectif de s’opposer à la normalisation gay, le mariage pour tous en étant le point d’orgue. La première raison est que c’est un manifeste. Il n’est pas écrit contre quelque chose sans être poussé par quelque chose. Et on aurait tort de penser que cette poussée est celle du regret d’un âge d’or à tout jamais perdu, révolu : celui, occidental, des mouvements homosexuels de libération des mœurs des années 1960-1970. On peut lire en effet dans les dernières lignes du livre que « l’épaisseur charnelle du temps [...] rend toujours possible le surgissement inopiné d’une couche de passé » [1]. C’est un des enjeux de ce manifeste : le temps n’est pas linéaire et progressif comme un train qui va vers sa destination, passant de gare en gare. Ce qui est passé se conserve, non pas comme un souvenir dans une vitrine, mais en tant que virtualité réactualisable, séminale, comme la fleur conserve sa graine en la reformant pour aller pousser ailleurs, ou mieux, tel l’adulte conserve l’enfance pour la faire jouer à nouveau : « comme si l’enfance n’était que le brouillon de l’âge adulte et ne possédait pas son génie propre, auquel, parvenu à l’âge adulte, il nous serait loisible de puiser, non dans une attitude régressive mais dans celle d’un devenir-enfant » [2]. Une virtualité qui se réactualise ne le fait pas à l’identique, non pas simplement parce que les actualisations sont différentes mais parce qu’une virtualité est la différence même : un germe de différence de temps. La couche de passé des pratiques sexuelles et politiques des années 1960-1970 n’est donc pas couchée pour toujours. Elle a déjà surgi, elle peut surgir encore ; possibilité qui, en tant que telle, se manifeste par ce livre : « Si ce livre pouvait seulement préparer, aussi modestement soit-il, l’ouverture d’une brèche au sein de l’homogénéité désolante de notre époque, ce ne pourrait être qu’au moyen d’un arrêt dans l’écoulement continu de notre temps supposé être celui du progrès, mais qui est bien davantage celui par lequel les vainqueurs humilient les vaincus » [3]. Ce partage entre vainqueurs et vaincus fait alors signe vers la deuxième raison pour laquelle je pense que ce livre n’est pas qu’une critique de la normalisation gay. Effectivement, il est aussi une remarquable analyse de la forme qu’a prise le pouvoir de normalisation de notre temps. La normalisation gay est donc moins exceptionnelle qu’exemplaire.
Est-ce un hasard si c’est justement dans le premier volume de son histoire de la sexualité que Michel Foucault écrivit ces lignes concernant le pouvoir de normalisation ? : « La loi fonctionne toujours davantage comme une norme [...] l’institution judiciaire s’intègre de plus en plus à un continuum d’appareils (médicaux, administratifs, etc.) dont les fonctions sont surtout régulatrices. Une société normalisatrice est l’effet historique d’une technologie de pouvoir centrée sur la vie. Par rapport aux sociétés que nous avons connues jusqu’au XVIIIe siècle, nous sommes entrés dans une phase de régression du juridique ; les Constitutions écrites dans le monde entier depuis la Révolution française, les Codes rédigés et remaniés, toute une activité législative permanente et bruyante ne doivent pas faire illusion : ce sont là les formes qui rendent acceptable un pouvoir essentiellement normalisateur » [4]. En suivant Foucault, il n’y a donc qu’un pas pour rejoindre le diagnostic d’Alain Naze : la loi du mariage pour tous est ce qui rend acceptable la normalisation gay, la loi a fonctionné comme une norme. Au milieu du bruit de ceux qui la présentaient comme un progrès, c’est une régression du juridique passée sous silence. Alain Naze prend donc le relais de Foucault pour analyser les « modalités propres au dispositif moderne de sexualité » [5]. Son manifeste est comme une réactualisation de La volonté de savoir (par exemple : l’aveu a pris la forme du coming out [6]...) Deux premières questions se posent : comment la loi a pu fonctionner comme une norme ? et quelle norme s’est appliquée ? La loi (dont la forme ici est celle de l’obtention de droits) fonctionne comme une norme parce que la normalisation passe pour l’application d’une loi. Quelle norme est appliquée par la loi ? C’est « un modèle de relations sexuelles envisagées à partir du couple [et sa] réduction [...] hétérocentrée » [7]. Un des chapitres du livre consiste à suivre à la trace cet effet magnétique du modèle « couple » dont témoigne le passage du PACS au mariage pour tous. La loi n’est pas négative en tant qu’elle lèverait des interdits (liberté juridique) mais prescriptive, normative, car elle laisserait entendre que se marier rend plus libre puisqu’on peut le faire comme les autres. Cette identification est le deuxième volet de l’analyse d’Alain Naze du mécanisme juridico-normalisateur propre au dispositif actuel.
En effet, si on s’accorde pour dire qu’une loi idéale est égalitaire et universelle (c’est-à-dire sans prendre en compte les particularités des individus auxquels elle s’applique) alors on doit comprendre que la loi fonctionne comme une norme par une double confusion : de l’égalité avec l’identité et de l’universel avec la majorité. « L’universalisme est le communautarisme de la majorité » [8] et « une revendication à être identiques (à la réalisation effective du fameux "droit à l’indifférence") s’est en effet substituée à une revendication d’égalité » [9]. Ce télescopage de la majorité communautariste et de l’identique n’est donc pas sans produire une identité substantielle identitaire sous couvert d’universalisme et d’égalité. Et c’est ce qui rend transposable et hégémonique cette norme dans d’autres sociétés et en fait un modèle. Ainsi va « l’uniformisation du monde aux conditions de la modernité démocratique occidentale » [10]. Se confirme bien ici ce que je disais au début : ce livre ne concerne pas seulement une critique de la normalisation gay. Celle-ci est plutôt un des opérateurs de la colonisation par la modernité démocratique occidentale (à laquelle même le pape François contribue...). On ne peut pas penser le dispositif moderne de sexualité si on n’inscrit pas sa mécanique dans les rouages d’une machine mondiale. C’est pourquoi Alain Naze va même jusqu’à dire que la communauté LGBT serait vectrice de cette colonisation en montrant du doigt les pays qui ne légifèreraient pas à la mode occidentale (législation qui aurait dès lors le pouvoir de faire advenir certaines pratiques comme le mariage ou en éclaireraient certaines par leur autorisation légale, les sortant de la clandestinité). C’est au nom de cette norme identitaire passant pour de l’égalité que la communauté LGBT est (inconsciemment ?) promotrice de « la résorption qui se profile de l’homosexualité dans l’hétérosexualité » [11]. D’ailleurs, ces catégories d’homosexualité et d’hétérosexualité communiquent a priori plus qu’on ne le croit, s’il nous vient à l’esprit qu’elles sont justement celles appartenant à la méta-catégorie de sexualité, comme les deux espèces d’un même genre. Alain Naze rappelle, citant Joseph Massad, que « la "sexualité", en tant que catégorie épistémologique et stratégique, est le produit d’histoires et de formations sociales euro-américaines spécifiques, [...] c’est une catégorie "culturelle" euro-américaine qui n’est pas universelle ni nécessairement universalisable » [12].
On saisira alors pourquoi on peut faire passer « pour "homophobe" toute forme d’opposition, d’abord au pacs, puis au "mariage pour tous" : toute contestation de cette proposition, ou de ce projet de loi, est par avance décrétée réactionnaire et opposée au progrès (entendu dans un même mouvement comme progrès de la liberté, de la démocratie, des droits de l’homme, etc.) [13] » A ce sujet, on lira avec profit l’intermède que consacre Alain Naze à la repentance de Guido Barilla (oui, oui, c’est bien le monsieur des pâtes). Ceci me ramène donc au problème des régimes de temporalité que j’ai posé plus haut. Résister à la forme actuelle du pouvoir de normalisation suppose déjà de se boucher les oreilles quand sonnent les sirènes du progrès. Ce progrès ne s’établit pas par sauts, il est plutôt celui d’une propagation continue, rampante, qui vient recouvrir par normalisation-universalisation différents champs de nos existences et les cultures de sociétés autres (génocide culturel, diagnostiqué déjà par Pasolini, la pensée de ce dernier nourrissant la réflexion d’Alain Naze dans plusieurs de ses pages). L’espace-temps de ce progrès est surfacique, couverture grandissante, globalisante, continue et homogène. Il étend son présent. D’où l’appel d’Alain Naze à la discontinuité, à l’arrêt, aux brèches autant par nos pratiques, nos relations que par notre pensée puisque l’image de la pensée est aussi celle où se joue la politique. On ne pense la brèche qu’en l’effectuant dans la pensée. « Si pratiquer une brèche dans le présent est bien notre objectif, alors il faut nécessairement adosser notre réflexion à une pensée discontinue du temps [14]. » C’est ce que fait admirablement ce livre : il perfore tout en repérant par où passe la surface à perforer. Il fait ce qu’il dit : il perfor(m)e. Par ailleurs, on ne résistera pas à ce pouvoir de normalisation en prenant une forme à son image, par exemple par d’autres identités catégorielles (comme « gay »...). « Seule une communauté hétérogène (et donc toujours à venir) pourra faire que l’homosexualité cesse de désigner une simple identité relative à l’orientation sexuelle et redevienne politique [15]. » Il y a brèche parce que sont libérées de nouvelles formes de vie. « Plutôt que de restreindre le champ de l’homosexualité aux formes compatibles avec les relations sociales existantes, il s’agirait d’élargir les formes sociales de relations pour faire une place aux relations entre personnes dites de même sexe. Dans ces conditions, c’est l’ensemble de la société qui pourrait profiter de cet enrichissement [16]. »
Cependant, en posant comme projet de libérer de nouvelles formes sociales de relation, tout en réservant cette libération à des personnes dites de même sexe, Alain Naze n’est-il pas en train de substantialiser, non pas ces formes, mais le type d’individu qui serait sujet à les créer ? Pourquoi des relations entre personnes de sexes différents ne seraient-elles pas créatives ? Foucault n’a-t-il pas montré que le dispositif de sexualité avait prise sur les relations hétérosexuelles et qu’ainsi le modèle familial nucléaire, le couple, ne leur est pas consubstantiel. Alain Naze le souligne quand il dit que « la forme sociale du mariage hétérosexuel [...] constitue un appauvrissement [...] de toutes les formes de relations sexuelles » [17]. Je n’apprendrai pas à Alain Naze qu’à la même époque que les mouvements de libération homosexuels des mœurs, Ferré l’hétéro clamait dans certaines de ses chansons : « te marie pas » ou « quand je vois un couple je change de trottoir » (époque dite de la libération sexuelle). Enfin si, comme il l’écrit dans la note 92, l’homosexualité non substantielle « concerne tout le monde, et pas seulement les gays », pourquoi parler encore d’homosexualité ? Est-ce parce que l’ordre temporel entre l’acte sexuel et son image, constitutif du désir homosexuel serait inversé comparé à celui constitutif du désir hétérosexuel comme il le souligne, Foucault à l’appui, dans les dernières pages de son livre ? Foucault défend en effet que « c’est le souvenir plutôt que l’anticipation de l’acte qui importe avant tout dans les relations homosexuelles » [18]. Cela prêterait tout de même à discussion, à moins d’entendre que l’homosexualité non substantielle viserait non pas des désirs propres à des personnes de même sexe (Foucault, ici, semble toutefois ne pas aller dans ce sens) mais qu’elle pourrait concerner n’importe quelles personnes dès lors qu’elle désignerait un certain régime de désir (il y aurait du désir homosexuel). Ce régime homosexuel de désir ne serait-il pas redoublé avec le souvenir de ce désir-par-le-souvenir homosexuel qu’Alain Naze (via Foucault) nous fait partager à la fin de son livre ? Ce serait soutenir une nouvelle fois que ce livre n’évoque pas le passé avec regret mais un passé qui suscite du désir, pour nous, maintenant. À ce présent sans passé qui inexorablement continue sa route, substituons les passés des actes déroutants qui viennent d’arriver, à la ligne déjà tracée substituons la dérivation.
Et qu’il soit dit en refermant ce livre que rien n’est perdu.
Volet π :
Il en est de certains livres comme de certaines formes de beautés, qui, ne se livrant pas dès l’abord, ne laissent pas de valoir comme une promesse certaine de bonheur. Le livre, important, qu’a patiemment porté Philippe Roy [19], relève bien de cette catégorie d’écrits, dont le paysage ne se révèle au voyageur, dans toute son ampleur et ses surprenantes beautés, qu’au prix d’une marche confiante, au milieu de contrées parfois déroutantes. On ne comprend pleinement le rôle essentiel de ces lieux se découvrant progressivement qu’une fois parvenu au sommet de la montagne, ou plus exactement ici, au dernier palier de l’immeuble (ajoutons que les étapes précédentes ne sont néanmoins pas dépourvues de somptueux aperçus), dont on n’oubliera qu’il n’est que provisoirement le dernier, les paliers de cet immeuble semblant innombrables. Les splendeurs du point de vue, en cela, sont inséparables du chemin les ayant préparées, puisque ce n’est pas alors un simple spectacle qui se dévoile aux yeux du voyageur, ce dernier étant lui-même imbriqué dans la fibre de ce qui se donne alors à voir, ou plutôt à expérimenter : « Les paliers n’avaient rien d’une représentation : ils n’étaient pas des grilles de lecture ou des quadrillages qui servaient à représenter ce qui se présentait. Les paliers se présentaient avec ce qu’ils présentaient, car ils intégraient en leur sein leurs subjectivités et leurs gestes constituants. Ils intégraient producteurs et mode de production » [20].
C’est à une véritable expérience de pensée que nous convie Philippe Roy à travers ce livre, au moyen de l’exploration des différents paliers d’un immeuble, dont on comprend qu’il est le monde lui-même, à condition de bien voir que cet immeuble déborde la simple présentation de la « mondanité », pour s’ouvrir également à l’exploration de la chair affective et de la mémoire-profondeur, au virtuel. Le lecteur n’est donc pas du tout face à une simple présentation du monde, mais bien en présence de la possibilité d’éprouver un monde aucunement posé à titre d’objet face à un sujet percevant et/ou connaissant, mais bien un monde que nous n’habitons pas sans qu’il nous habite lui-même en retour. Pour le dire sans détour, c’est l’expérience du « physico-mathématique » que nous effectuons ainsi, entendue comme expérience du caractère inséparable de la pensée et de la nature, expérience diagrammatique de gestes. C’est bel et bien une intempestive Naturphilosophie qui se déploie ici, reprenant le geste de Schelling, notamment lorsque ce dernier écrivait : « La nature doit être l’esprit visible, et l’esprit la nature invisible. […] identité absolue de l’esprit en nous et de la nature hors de nous » [21]. Ainsi, il n’y aurait pas d’abord « le monde », donné à notre perception, puis le monde transformé par le filtre de la connaissance scientifique, et incompatible avec quelque expérience que nous puissions, existentiellement parlant, faire de ce monde. Il convient d’abord de se défaire de l’idée naïve d’une perception qui serait toute positivité, actualisation sans reste, puisque « […] le fantôme, le virtuel, habitait tous les paliers » [22]. Ce n’est que de cette façon que nous pourrons comprendre que les paliers inférieurs (le niveau 0 est celui dit de « l’arpenteur ») sont inclus dans les supérieurs, et par conséquent que la montée au sein de cet immeuble n’est jamais que la saisie, à un autre palier, selon un autre point de vue, mais aussi selon une autre manière, de la « nature » elle-même. Dans ces conditions, le « physico-mathématique » révèle son unité, en ce que les formules mathématiques par lesquelles s’éclairent certaines conceptions du monde ne sont au fond que les résultantes de gestes de pensée, d’intuitions nous reconduisant au pré-formel. Les informations propres au palier 0, par exemple, semblent incompatibles avec celles de paliers supérieurs – et c’est en cela qu’on tendra à faire du palier de l’arpenteur celui de la simple perception vécue de la réalité. Or, si l’on comprend la pensée comme geste, alors on commence à saisir que la vue propre à un palier supérieur n’est qu’en apparence en rapport de contrariété avec la perception du palier 0 – il y a en fait simple opposition, interne à la pensée d’entendement, dans un sens hégélien, le palier 0 recélant en effet aussi sa propre négativité.
Si le virtuel habite ainsi tous les paliers, on comprend que c’est une expérience de cette dimension fantomatique de la réalité qui conduit, à chaque fois, à passer à un niveau supérieur. Dans le cas de l’arpenteur, sa pratique d’arpentage le conduisait à prendre la mesure de planches, comme si l’existant se réduisait à ce mesuré. Or, ayant l’habitude de doubler le parcours AB du chemin en sens inverse (BA), pour le plaisir de s’assurer de l’égalité du nombre de pas, un jour, oubliant d’arrêter son décompte au point B qu’il venait d’atteindre en partant de A, il continua, passant de 20 (longueur de la planche), à 21, jusqu’à 40. Il venait ainsi, l’air de rien, de faire l’expérience de la planche « en bloc » [23]. Notre arpenteur devait par conséquent articuler ces deux expériences, celle de la planche mesurant 20, et celle de la planche « en bloc », « mesurant » 40 – il s’agissait en fait pour lui de faire coexister ce qu’il jugeait incompatible, à savoir la succession (de la planche mesurée sans prendre en compte les orientations) et la coexistence (la planche donnée « en bloc » avec ses deux sens). Il n’y parvint qu’au moyen de ce qui échappait à sa perception, à partir de ce centre d’indifférence « 0-milieu » [24] : « Il comprenait que c’est depuis ce milieu neutre, logé en ce 0-milieu qu’il venait de débusquer, que la planche se donnait en bloc » [25]. Mais si ce 0-milieu ne faisait pas face à l’arpenteur, il lui fallait donc comprendre que ce qu’il « percevait à l’extérieur venait de l’intérieur [, que] [l]e bloc était la projection de son “prendre sur soi”, tenant ensemble les deux sens de l’arpentage. […] Il découvrait maintenant qu’il participait à ce qu’il percevait » [26]. Il ne s’agirait évidemment pas de conclure ici à un biais dans la connaissance, du fait d’une projection subjective – c’est l’indissociabilité de la pensée et de la nature qui s’éprouve bien plutôt en cette occasion. Dès ce premier palier, Philippe Roy nous fait ainsi saisir quelque chose de la manière dont on peut passer d’un palier à un autre : une expérience de pensée (ici, celle du « 0-milieu ») conduisait l’arpenteur à envisager « une autre personne incluse [en lui], mais vivant sur un autre étage » [27].
Ces histoires d’arpenteur pourraient nous conduire à reproduire l’image des mathématiques enrayant le récit, empêchant la prolifération des histoires, à la manière dont Jean Lévêque, dans son livre Récit, désir et mathématiques pouvait interpréter Les gommes, livre d’Alain Robbe-Grillet nous mettant aussi en présence d’un arpenteur. Le livre de Philippe Roy, lui, en arrive en tout cas à des conclusions diamétralement opposées. Pour Lévêque, l’effet majeur des mathématiques consisterait à gommer les récits, et les désirs qui leur sont liés, ce qu’effectuerait notamment, de son côté, et à sa manière, le Nouveau roman, à travers des récits qui seraient vidés de toute consistance, dérisoires, et n’en conservant plus que l’enveloppe, exsangue. Selon Lévêque, Les gommes constituerait par excellence le roman de l’impossibilité de tout récit, l’auteur n’ayant plus, selon lui, d’autres ressources que celle de « présenter des segments de trajets, puis renverser le sens d’un mouvement, de manière à n’obtenir qu’une opération blanche », la conséquence en étant que « la seule histoire à raconter sera donc celle d’une main qui efface au fur et à mesure qu’elle écrit », et quand un tel effacement n’est pas possible, « une attente nous est demandée pour que la somme des mouvements puisse bien s’annuler » [28]. On voit que pour en arriver à une telle interprétation des mathématiques, il faut que Jean Lévêque en vienne à ne pas effectuer l’expérience de la « planche en bloc », autrement dit, il faut qu’il en vienne à interpréter les mouvements AB et BA uniquement comme ce qui doit être reconduit à un simple jeu à somme nulle : « Rien ne se perdait, rien ne se créait » [29], écrivait Philippe Roy pour caractériser le palier de l’arpenteur, avant son « expérience » du centre d’indifférence. L’erreur de Jean Lévêque serait en fait de considérer que les signes mathématiques, pour être tracés, nécessiteraient qu’on oublie toute histoire, les mathématiques se ramenant pour lui à un « apprentissage contradictoire, puisqu’il [impose] à la mémoire de ne plus fonctionner pour se souvenir, mais bien pour se restreindre à la courte ligne d’écriture, qui fondée sur la validité inscrite de la précédente, tracera la légitimité de sa proche négligence » [30]. Au fond, pour Lévêque, si le récit devient impossible sous le coup des mathématiques, c’est qu’elles destitueraient les arpenteurs, par suppression d’éléments encore mesurables, les mathématiques sécrétant un espace ne se heurtant plus à aucune extériorité.
Si cette référence, un peu longue, et extérieure au livre de Philippe Roy, présente un intérêt, c’est en ce que, par contraste, elle peut faire saisir quelque chose de ce qu’effectue L’immeuble du mobile. Là où Jean Lévêque reste prisonnier d’une conception des mathématiques comme sciences purement formelles, sans points de contact avec la mondanité, Philippe Roy, lui, parvient à nous faire entendre la rumeur du monde sous les signes mathématiques. C’est ainsi, par exemple, qu’aux simples tracés, qu’aux simples trajectoires, sera préféré sur un certain palier le terme de « chemins », pour désigner les « phases » permettant de déterminer les états des quantons (sachant que la nature du quanton, ne répondant pas aux déterminations mondaines, ne pouvait être traité par la « subjectivité mondaine ») : « Le quanton était comme le promeneur qui imagine tous les chemins possibles et qui passe ainsi par tous les chemins. Il diffuse ainsi sa présence. Ces chemins avaient pour le quanton-promeneur-imaginant plus ou moins d’importance, plus ou moins d’intensité » [31]. C’est en vue de subjectiver le palier 2 (la mobilité dans la membrane l’exigeant, devant être pensée comme « présence et diffusion », et non pas à partir du geste d’un « localiser » [32]) qu’est ainsi substituée une « possibilité imaginée » (les chemins), au simple « accomplissement » de déplacement (les tracés). A rebours de la position de Lévêque, Philippe Roy réintroduit ainsi, bel et bien, le désir dans l’ordre du physico-mathématique, et, indéfectiblement, y réinjecte du récit : « Envoûtés, nous parlions maintenant d’imagination et de désir. Cela nous paraissait nécessaire pour bien épouser la présence du quanton. Il passait par tous les chemins comme quand, partant d’un début et d’une fin donnés, nous imaginons de multiples histoires les reliant, par lesquelles nous passons toutes, formant une grande histoire embrouillée, la fin étant imprégnée de la puissance désirante de chaque histoire qui y mène […] [33] » .
L’espace des mathématiques n’est donc pas cet espace homogène et privé de monde que dit Jean Lévêque, puisqu’il est toujours déjà, pour Philippe Roy, celui du physico-mathématique – ce pourquoi les récits y sont si peu chose impossible que le Horla, cette création de Maupassant, est pleinement chez lui dans cet immeuble, à chacun de ses paliers.
Hantant l’immeuble, le Horla est aussi bien en nous, d’après cette logique selon laquelle nous serions habités par cet immeuble que nous habitons. Le Horla serait donc, dans l’usage qu’en fait Philippe Roy, ce qui passerait par tous les centres d’indifférence de l’immeuble, à tous les paliers. Qu’est-ce à dire ? « Insaisissable », le Horla ne serait donc pas ce qui viendrait fonder la consistance des paliers, mais plutôt ce « dont dépend[r]ait l’avoir lieu des paliers » [34]. Le passage d’un palier à un autre s’effectuant en effet grâce aux différents centres d’indifférence successivement découverts (0-milieu, verticale, trou, etc.), ces derniers relèvent bien d’une présence fantomatique, puisqu’ils ne sont pas visibles. En écho à la nouvelle de Maupassant, Philippe Roy peut donc écrire : « Le Horla existe par des gestes […] il hante l’environnement et le corps […] [35] » - tout comme « Horla » avait été « le nom propre d’un appel, un cri silencieux dans l’oreille secrète du narrateur », dans la nouvelle - il semblait bien être, dans le cadre de notre expérience de l’immeuble, de la nature de ce « 0-milieu » nous ayant fait effectuer le premier saut, vers le premier palier, autrement dit, de la nature de ce qui n’est « pas quelque chose du palier 0, pas même le rien », autrement dit, le virtuel lui-même, dont chaque palier est l’avoir-lieu de ses événements (« […] il le crie… nous entendîmes… le virtuel… c’est lui qui appelle… le virtuel… ») [36].
C’est donc lorsqu’on s’ancre dans un centre d’indifférence que l’on devient le Horla, que « [l]a distinction entre le virtuel et l’actuel s’atténue par intensification de la transparence » [37], et c’est donc ainsi que le Horla se fait sujet (non substantiel) du virtuel, autrement dit « sujet de la subjectivation intensive en tant qu’affect du plan » [38]. Il n’est donc pas étonnant que nous ayons le sentiment que la science physique contemporaine ait divorcé d’avec toute forme d’expérience empirique du monde – c’est que nous oublions constamment la part virtuelle événementielle, temporelle, mémorielle traversant toutes nos perceptions actuelles, et sans laquelle, pourtant, l’arpenteur n’aurait jamais pu être inquiété, au palier 0 de son arpentage. Quant à cette inquiétude, elle n’est autre que l’appel retentissant du Horla c’est-à-dire de l’événementialité : il lui arrive quelque chose comme il arrive des choses dans la nature et la pensée. D’où la proposition dans ce livre d’une conception du temps liée au virtuel et aux modes gestuels de subjectivation (affection de soi par soi du virtuel).