Quand Maxime Rodinson calait devant la spiritualité politique et réglait ses comptes avec Michel Foucault (et la philosophie en général)

, par Alain Brossat, Alain Naze


En marge de la parution de Interroger l’actualité avec Michel Foucault. Téhéran 1978 / Paris 2015 (à paraitre en mars aux éditions Eterotopia), Alain Brossat et Alain Naze publient le texte qui suit sur le site Entre les lignes entre les mots.

Le refus décidé de prendre en compte la spiritualité politique, dans l’analyse des situations où les facteurs religieux sont indissociables des enjeux politiques, s’identifie distinctement chez un historien marxiste comme Maxime Rodinson, spécialiste de l’islam et des civilisations arabes. C’est la raison pour laquelle nous choisissons de privilégier son approche du religieux, pour autant qu’elle constitue un témoignage probant du réductionnisme opéré en la matière par l’orthodoxie marxiste en général (à commencer par Marx lui-même), avec certes d’heureuses exceptions [1], et non sans susciter, au demeurant, de vigoureuses lignes de fuite hétérodoxes [2].

C’est à propos des événements iraniens de la fin des années 1970, du soulèvement populaire qui entraîne la chute du Shah à l’instauration du régime théocratique de l’Ayatollah Khomeiny que Maxime Rodinson va rompre des lances avec Michel Foucault et ses « reportages d’idées » réalisés in vivo à la fin de l’année 1978 [3]. Ceci avec une constance qui le fait revenir à la charge à plusieurs reprises et en profiter pour élargir le propos et dire le fond de sa pensée à propos des rapports de la philosophie (des philosophes) à la politique, du marxisme et, donc, de la religion en général comme dans ses formes pratiques.

On a donc là une scène où un marxiste (ou post-marxiste) spécialiste reconnu du monde arabo-musulman, contempteur notoire de l’idéologie sioniste et de la politique néo-coloniale de l’Etat d’Israël, « élit » en quelque sorte Foucault comme cet adversaire privilégié dont l’intervention inopinée dans ce qui constitue son propre domaine de spécialité va être l’occasion de quelques utiles mises au point. Mais, toute critique ayant ses prémisses, faisons un bref détour par un texte dans lequel, curieusement, Rodinson met son autorité au service d’une célébrité à laquelle, idéologiquement, tout l’oppose…

Dans sa préface à l’édition française du livre de Bernard Lewis Les Assassins – terrorisme et politique dans l’Islam médiéval, Rodinson opère d’emblée un forçage à la fois occidentaliste et moderniste de ce qui constitue l’objet de l’étude de Lewis, l’histoire d’une secte religieuse rattachée au chiisme et de son implication dans l’histoire du monde persan et arabe aux XIIème et XIIIème siècles [4]. A partir de ce que Lewis établit, concernant les modes d’action de cette secte, mais aussi de ses fondements religieux, Rodinson en arrive en effet à définir ce mouvement comme « Internationale terroriste ». Il en vient de surcroît à poser, d’autorité, que « le mouvement nizârite dit des Assassins, le grand mouvement ismaïlien du sein duquel il se détache sont du même type [c’est nous qui soulignons, BN] que les grands partis européens de l’époque contemporaine ». C’est que, dit-il, en marxiste orthodoxe, « les mêmes conditions qui définissent la structure des uns et des autres provoquent la répétition de péripéties substantiellement analogues » [5].
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Notes

[1La guerre des paysans en Allemagne (1850) de Friedrich Engels constituant la plus notoire d’entre elles.

[2Ernst Bloch, Walter Benjamin…

[3Ces reportages, publiés à l’époque dans le quotidien italien Corriere della Sera, sont disponibles dans les Dits et Ecrits de Michel Foucault.

[4Bernard Lewis, Les Assassins – Terrorisme politique dans l’Islam médiéval, avec une préface de Maxime Rodinson, traduit de l’anglais par Annick Pélissier, Berger-Levrault, 1982. On pourrait, dans des termes forcément anachroniques, qualifier ce livre comme une histoire politique et idéologique de la secte, pendant les deux siècles où son activité s’est déployée dans tout le Moyen-Orient. La notion même d’ « Islam médiéval » a un parfum de projection de l’histoire ouest-européenne sur un « espace-autre » (Foucault). Sur l’enjeu du « forçage » par captation « occidentaliste » (plutôt qu’« orientaliste », ici), Rodinson et Lewis semblent ici à l’unisson. La façon dont ils « modernisent » les enjeux de l’histoire de la secte en en plaçant le récit sous le signe de ce mot puissant et puissamment moderne par excellence, « terrorisme », produit un effet de domestication du lointain et de l’hétérogène. Ce sont deux versions du modernisme comme préjugé ou présomption qui se conjuguent ici : celle du postulat universaliste du marxisme (le marxisme comme science universelle), celle du récit occidental des aventures de la Déraison dans les civilisations autres.

[5Ibid. p. 9.