Recension - « Changer d’histoire »
A propos de Jean-Louis Tornatore, Pas de transition sans transe. Essai d’écologie politique des savoirs, Éditions Dehors, 2023.
Comme d’autres, le livre de Jean-Louis Tornatore peut se lire et être mis au travail depuis différents lieux ou postures pratiques et intellectuelles. Ici, depuis l’anthropologie et l’anticapitalisme, tels seront mes points d’ancrage ajoutés à celui d’être orphelin de révolution non advenue, il le sera comme une contribution à la constitution ou au réglage d’une boite ou d’un répertoire de gestes tactiques ou stratégiques, de soustractions et de bifurcations, à la hauteur de nos urgences, participant et alimentant une échappée vers « autre chose que le capitalisme » (Lordon cité p. 20) et tentant l’esquisse d’une « théorie cosmopolitique » (p. 17) qui nous empuissante pour imposer silence à la « rengaine néolibérale » (p. 13). Une béquille vers l’inconnu, ce sera là, au risque d’un malentendu peut-être, le système de coordonnées dans lequel nous tenterons de l’installer [1].
L’auteur propose de lire son livre comme « un puzzle pragmatiste » (p. 47), fait de pièces qui seraient les chapitres, « courts et moins courts » (p. 47), jouant avec les écritures et leurs rythmes différents. L’assemblage se veut ouvert et pourrait appeler de nouvelles compositions dont la forme varierait en fonction de celles déjà là et qui elles-mêmes se verraient affectées dans la leur par les nouvelles arrivées. Comme un à-venir pour un programme plus vaste de spéculation sur « les possibilités de changer le monde ou, si l’on veut de changer d’histoire » (p. 17) – une histoire profane pourrait-on dire, incertaine et stratégique [2] –, un programme dont le nom ou la ritournelle serait « pas de transe sans une écologie politique des savoirs et inversement » (p. 17). Mais un programme qui relève plus de la proposition d’une ligne de fuite, ou d’un dé-striage, que de la projection temporelle.
1. De ce puzzle, l’auteur propose un ordre de lecture laissé à l’appréciation du lecteur, appelant finalement recompositions, démontages, et remontages. S’y exercer et succomber à la tentation disciplinaire pourrait ainsi nous conduire à monter ensemble le chapitre portant sur « Les jeux de la transe : échappées anthropologiques », le premier, et un autre, plus loin, le onzième, « Les voix de l’imagination ». D’abord parce que la transe est un phénomène dont l’anthropologie a fait un objet, lui attribuant parfois une centralité dans son administration des différences. Aussi évidemment parce que cela fait la matière de ces chapitres. On pourrait avoir le sentiment, les pages tournées et le livre refermé, d’y trouver quelque chose comme une tentative de mise au point ou de réglage de ce que serait le rite et la transe sous le rapport de la tradition disciplinaire à laquelle se rapporte l’auteur – même s’il se fait l’impression d’y être un intrus parce qu’anthropologue de l’ici et pas de l’ailleurs, vieille histoire de légitimité. Le sentiment du lecteur discipliné est d’abord de familiarité et les pages emplies de connaissances : Mircea Eliade et la transe comme technique de l’extase, Claude Lévi-Strauss et sa théorie du rite pur, encore Roger Bastide et son schéma évolutif, Bertrand Hell et la catégorie avancée de « théâtre vécu », Charles Stépannoff et le chamanisme comme expression d’une faculté inhérente à la nature humaine, Ernesto de Martino et la crise de la présence au monde… Mais en rester là serait se tromper ou faire exercice de cécité partielle. Articuler les deux chapitres, exercice singulier mais expérience reproductible, c’est se trouver face à l’enjeu politique posé par l’auteur de la puissance dominatrice de la raison venant domestiquer la force des états émotionnels pour dénier leur statut de forme de pensée, produisant des absences d’existence – comme celle des portées épistémologiques et politiques des expériences extatiques y compris dans l’exercice de l’anthropologie –, ou encore réduisant l’imagination à une seule dimension contemplative. Bref se trouver face à l’organisation d’une perte dans nos expériences du monde avec laquelle il va s’agir de composer.
2. On l’aura compris, la discussion menée des différentes théorisations anthropologique du rite et de la transe ne s’inscrit pas dans un pur espace académique qui viendrait faire départage de leurs capacités d’explication ou de leurs apports respectifs d’intelligibilité. Plutôt que sous cet horizon, le livre s’écrit « sous la conjoncture », comme aurait pu dire Louis Althusser, c’est-à-dire à partir d’un moment et d’un problème politiques spécifiques, depuis l’intérieur d’une conflictualité et d’un affrontement, en vue de changer la situation ou bien l’influencer, en tout cas pour y produire un effet et y prendre places politique, théorique et épistémologique [3].
L’instruction de ladite conjoncture se fait en « trois phénomènes » (p. 17). Le premier désigné sous la catégorie disputée d’anthropocène vient mettre en forme la condition actuelle de l’humanité et son horizon d’existence, l’incertitude de l’habitabilité de la Terre, un système de causalité. On comprendra que l’auteur préfère faire travailler d’autres catégories : capitalocène, plantationcène, ou encore chtlulucène de Donna J. Hararaway. Le développement de formes de résistances qui se concentrent sur le refus d’aménagements imposés est le second trait conjoncturel. Elles viennent faire travailler, dans des espaces oppositionnels, la dimension insurgente de la démocratie, la question du pluriversalisme comme forme contre-hégémonique de la globalisation, encore celle de la définition de ce qui doit être gardé et ce dont on peut se détacher. Et se construire avec elles. Puis il y a l’entrée en scène des « survivants » du colonialisme, les peuples autochtones, alliance de l’insurgeant et du vivant, et avec elle la possibilité d’une histoire renouvelée de l’anthropisation comme d’une inspiration pour les Occidentaux qui pourraient y trouver éventuellement des philosophies qui ouvriraient des voies nouvelles sans céder à l’hypostase, à la réification ou encore à la célébration hors-sol des cosmologies des premiers peuples, sorte d’esthétisation d’une politique qui alors n’en est pas une.
3. A revenir sur l’affaiblissement des intensités et des surfaces de nos expériences du monde, il faudrait sans doute croiser là avec l’idée de perte ontologique à l’œuvre chez Agamben et celle de la séparation [4] auxquelles, paradoxe sans doute, l’anthropologie, en tant qu’elle est annexée par l’académisme, ne semble pas devoir échapper, incapable qu’elle est de faire expérience de pensée avec la densité des mondes qu’elle explore (p. 15) et mono-équipée par l’invention du concept de culture – manifestation d’un rapport entre discours et pouvoir – dans la production de l’autre, du point de vue de notre réalité, par différentes opérations de réductions et généralisations, comme un objet sans subjectivité émettrice de la vérité du monde. La production du silence et de la surdité pourrions-nous dire, mais ce n’est pas le propre de l’anthropologie. Il nous faut alors monter les chapitres troisième, neuvième et quatrième. Et déjouer les garde-fous que se donne l’académisme pour que l’anthropologue ne se voie pas réputé plongé dans la culture des autres, et qu’il s’aligne sur la neutralité axiologique et la distance.
On peut là penser à un renouage avec l’œuvre de Robert Jaulin, même s’il n’est pas cité, sa critique d’une ethnologie qui traiterait les civilisations comme des objet inertes et, se posant dans une posture d’observation extérieure, se risquerait à leur imposer les catégories de la société de l’ethnologue, s’équipant de procédures pseudo-scientifiques qui fonctionnent comme des mythes. Mais aussi, réfléchissant sur son « terrain » tchadien et son initiation chez les Sara, à sa lecture de cette dernière comme tout à la fois un partage d’univers, un espace de communication et d’alliance et un acte politique [5]. On sait le prix payé par Jaulin dans le déroulement de sa carrière pour avoir fait praxis de telles positions.
La transe serait, pour Jean-Louis Tornatore, le moyen de la rencontre avec les autres, dans un programme de l’anthropologie qui conjuguerait une primauté du sensible, une amplification de la conscience, une capture où tout se vaut, une privation volontaire du sens de l’orientation (p. 81). Elle se voit là comprise comme ce qui autorise une amplification de la perception. Au prévisible procès en proximité qui empêcherait de bien voir ou d’une possible culpabilité de manque de neutralité, l’auteur oppose le pragmatisme, principalement celui de William James (chap. 4), requérant les argumentaires de l’impossible bornage de la science par une question de méthode, de l’inachèvement du monde qui a besoin d’hypothèses et de croyances pour advenir [6], de la conscience comme mode de connaitre, enfin l’impossible saisie de la réalité en l’absence d’un surgissement de l’expérience. C’est là ouvrir à d’autres usages qui viennent augmenter la réalité. Autrement dit l’une de taches de l’anthropologie serait de repeupler autrement le monde, d’instruire des compagnonnages où s’articulent des différences plutôt qu’elles ne s’additionnent, de faire expériences de pensée avec les « conceptions indigènes » (p. 128) et la densité des mondes. Tim Ingold, sur lequel Jean-Louis Tornatore revient à plusieurs reprises, définit l’anthropologie comme la pratique de philosopher avec les gens [7]. C’est alors le chapitre « Écologie des savoirs » qui s’avance.
4. On l’aura compris, ce serait une erreur de considérer la catégorie de transe comme une catégorie descriptive, plutôt elle pointe l’horizon et les contours d’un problème comme celui d’une ambition politique soit la reconfiguration du rapport entre les êtres, la fin conjointe du capitalisme et du colonialisme et pour cela la nécessité de faire entrer l’occident en transe, métaphoriquement et pratiquement, l’engageant dans un entremêlement du sentir et du penser, le frottant à d’autres régimes d’intelligibilité, à leur hauteur et par altération. Le faire est aussi revenir sur des formes d’éradication et d’invisibilisation de configurations de savoirs produites par l’imposition d’une forme de rationalité qui s’est construite comme hégémonique, c’est accorder un droit de parole à leurs efficaces et donner place et à-venir à ce qui a été éliminé par les bifurcations de la modernité. Pas d’insurgence sans résurgence écrit l’auteur.
Là l’anthropologie, transformée en un art de la transe qui vient reconfigurer des structures de signification, pourrait être une « force de transformation » (p. 37) contribuant à la reconfiguration des relations entre les êtres, contre l’État capitaliste et la monoculture des savoirs. L’auteur, au début de son texte, proposait cinq dénouements pour se débarrasser du monde de l’anthropocène : juridique, politique, temporel, technique, cognitif. Ce livre est une contribution importante à ce dernier et, avec d’autres, une tentative d’interruption de l’ordre brutal de processus véridictionnels. Changer d’histoire(s).
Noël Barbe
Laboratoire d’anthropologie politique (CNRS-EHESS)