Recension - Pouvoir destituant. Thèmes, Figures, Généalogies
Ce volume regroupe des textes écrits à l’occasion de cet ouvrage, mais aussi des textes moins récents (convoqués à titre de « matériaux »), ainsi que des « conversations ». La diversité de ces textes et entretiens permet de saisir quelque chose de la dimension non figée de la notion de « pouvoir destituant », à la fois à travers les angles d’approche multiples adoptés par les contributeurs, mais aussi en appréhendant les conceptions, parfois divergentes, de cette notion, qui se font jour dans les conversations, mais encore à travers une saisie des évolutions temporelles relatives à l’élaboration de cette idée de « pouvoir destituant ». Disons d’emblée que l’intérêt central de ce livre réside sans doute dans le fait que ce qui se donne à lire ici se présente moins comme une somme homogène que comme un espace ouvert de réflexion. On n’y pratique pas le raccourci, qui permettrait d’effacer ou de taire les difficultés présentées par cette notion, on en fait un lieu de discussion – qu’il s’agisse de la nomination même de cette notion (« pouvoir destituant », ou « puissance destituante » ? [1]), ou encore de ses implications politiques concrètes. Nullement tenu en lisière, le lecteur lui-même se trouve impliqué dans cette réflexion, parfois enthousiasmé par une proposition, parfois conduit à nuancer cet enthousiasme, et, chemin faisant, peut-être conduit à une certaine perplexité. Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que cette manifestation d’honnêteté conduisant le lecteur à envisager ce champ du « destituant » comme un chantier ouvert. L’avant-propos (p.7) l’indique clairement :
« Nous voulons donner vie à une sorte de glossaire conceptuel, sans pour autant occulter les impasses, les déraillements, les faux pas de cette recherche, voué à dessiner une carte, toujours in progress, jamais finie, qui permettrait de s’orienter dans le corps de cette notion ».
Le propre du « pouvoir destituant » consiste à échapper au couple « constitué »/« constituant ». Dès lors, il s’agirait de défaire le constitué, sans que ce geste ne dégénère en la constitution d’un nouveau pouvoir (le risque, pour l’insurrection, par exemple, de se nier dans le pouvoir constituant d’une révolution) :
« Le pouvoir destituant est une notion qui rejette la séparation traditionnelle entre un pouvoir transcendant, constituant, qui pénètre le monde et qui, en se déployant, établit un ordre nouveau, et un autre pouvoir, constitué, juridico-policier, appelé au contraire à préserver l’ordre établi. Dans son exercice, le pouvoir destituant révèle la fausse opposition entre pouvoir constituant et pouvoir constitué, en montrant plutôt leur implication dialectique destinée à protéger dans tous les cas la logique de la souveraineté, du sujet, de la violence » (Avant-propos, p.8).
Si, donc, le pouvoir destituant est « ce qui matérialise l’événement de la politique », c’est qu’à l’écart du constituant et du constitué, il se définit comme ce geste de refus, par lequel « le cours normal de l’histoire est rompu » (Avant-propos, p.8-9). La grève, à cet égard, constitue une telle suspension, faisant du travailleur un « désœuvré », celui qui fait « un pas en arrière », qui prend ses distances à l’égard « de la souveraineté – matérielle, psychologique, symbolique – du travail » [2]. Par cet arrêt, il réclame une autre façon de vivre, déjouant ainsi la logique du Capital : « tout destituer et avant tout soi-même » [3]. Le lien est ainsi établi entre destitution politique et destitution existentielle. De cette manière se profile une subjectivité destituée/destituante, Alain Brossat allant jusqu’à considérer « l’autodestitution » comme « un préalable à toute espèce de destitution », sans quoi le « sujet destituant » risque fort de se muer en un « souverain de substitution » [4]. La difficulté, logique, à penser un sujet autodestitué, pourtant capable d’un geste de destitution est pointée ici comme une forme d’aporie : « […] comment donc une puissance destituante pourrait-elle se former, là où le sujet destituant a d’emblée entrepris de s’autodestituer, c’est-à-dire comme Kafka, de toujours préférer en fin de compte, les plaisirs ou les conforts du renoncement aux bénéfices de l’accomplissement ? » [5]. À Défaut de pouvoir dépasser cette aporie, Alain Brossat propose de « l’examiner sous ses différentes facettes » : « toute proposition destituante suppose la composition d’une force, toute force destituante est autoinstituante » [6]. La réflexion s’achève sur la notion de « représentation » : si la représentation requiert des « sujets puissants », comment « comprendre [le fait que] le processus de destitution de la représentation qui s’est poursuivi avec tant d’ardeur et d’inventivité dans le domaine des arts (littérature, musique, peinture…), au cours du siècle dernier, en Occident, est demeuré en panne dans le domaine de la vie politique » [7] ?
Cette question d’une destitution de la représentation, on la retrouve dans les propos de Paolo Virno, faisant valoir la « foule », contre le « peuple » : à la suggestion qui lui est adressée, dans la discussion, selon laquelle le nom de Ben Laden, outre le fait de constituer « une invention de la démocratie libérale » (la construction de l’ennemi), a aussi connu une phase où il aurait « représenté la révolte des masses arabes, de cette foule sans nom, sans visage », sans souveraineté » (p.190), Paolo Virno défend l’idée que Ben Laden, comme son exécution, n’ont pas grand-chose à voir avec le « destituant ». Son objection repose précisément sur une critique de la représentation :
« Je pense […] qu’Oussama Ben Laden représentait, s’il représentait quelque chose, une continuité, au-delà de la limite ultime, après la fin du temps imparti, de la notion de peuple contre la notion de foule. […] Dans une révolte, la foule, avant de se dresser contre le souverain, se dresse contre le peuple. Dans la foule, la relation prévaut sur les termes corrélés, d’où l’impossibilité, pour elle, d’être représentée. C’est pourquoi la révolte des uns contre l’Un, de la foule contre le peuple, a eu lieu au Maghreb, contre Ben Laden, contre cette figure incarnant la continuité, au-delà du temps limite, de la catégorie de peuple » [8].
La dimension destituante des Printemps arabes aurait donc relevé d’une capacité à se tenir hors du champ du représentable – y compris sous la figure de Ben Laden –, c’est-à-dire en se révélant affaire de foule plutôt que de peuple. Paolo Virno tente ainsi de montrer que Ben Laden demeure dans le diagramme d’un geste souverainiste, et qu’ainsi, ni son nom, ni sa construction par les démocraties libérales n’en font un élément d’un dispositif destituant :
« […] étant donné que le pouvoir destituant signifie […] un geste nocif pour la souveraineté et ses dispositifs, qui, en quelque sorte, tente de le supplanter, un geste destituant est un geste radicalement antimonopoliste, sans aucune prétention quant à la gestion différente de ce monopole particulier, qui vaut davantage que n’importe quel autre monopole : le monopole de la décision politique » [9].
Toni Negri, concernant cette critique de la « représentation », va proposer de substituer le concept d’ « expression » (registre spinozien), dans sa logique des « multitudes », à celui de « représentation » : il s’agirait certes de sortir d’une subjectivité individualiste (la « singularité » s’y substituant), mais en ayant comme horizon, malgré tout, « un projet constituant », certes « très ouvert », résultant d’une multiplicité, mais sortant résolument du champ du destituant. Au fond, il s’agirait de s’appuyer sur une forme d’autodestitution (à travers le concept de « multiplicité »), pour au fond, constituer, organiser. Negri s’exprime ainsi :
« Le commun qui organise la multitude est […] une matrice que les singularités expérimentent et expriment (au sens que ce dernier verbe prend dans cette nouvelle philosophie d’inspiration spinoziste : expression veut dire production et mise en forme de l’être). Le problème de l’organisation devient alors le dispositif même de notre existence commune » [10].
La difficulté, ici, au regard de la question du destituant, c’est que si quelque chose est effectué du côté de la défection à l’égard d’un sujet tout-puissant (nulle transcendance ne vient ici dicter des formes d’organisation), l’horizon des singularités, pensées comme multitudes, demeure cependant l’organisation, autrement dit une actualisation d’un pouvoir constituant.
Dans le même ordre d’idée, du moins du côté de l’affirmation d’une nécessaire « organisation » des luttes, on peut évoquer les propos de Rossana Rossanda, qui, à l’interrogation relative à un « pouvoir destituant », répond :
« Sans organisation, rien ne se fera. C’est une question de rapports de force. Par exemple, même lors des printemps arabes, il n’y avait pas d’organisation qui soit vaguement à la mesure du pouvoir. Et c’est peut-être aussi pour cela qu’ils ne sont pas allés jusqu’au bout. Bien sûr, je sais qu’avec une organisation on crée une structure verticale. Mais sans organisation, j’en suis convaincue, on ne trouve pas de solution » [11].
Ces mots indiquent clairement une recherche d’efficacité politique, et dénient au « pouvoir destituant » la moindre capacité en la matière, en renonçant à « l’organisation ». La difficulté pointée est claire, mais, dans ce volume, on entend aussi que, sans recourir pour autant à la moindre « structure verticale », il y a possibilité d’interroger, dans le champ du destituant, la notion de « transcendance », mais cette fois déconnectée de l’idée de « pouvoir transcendant » (synonyme de « pouvoir constituant »). C’est ainsi que Paolo Virno va en venir à définir la notion de transcendance, non comme un lieu contenant nécessairement en lui la restauration d’une position (décisionniste) de surplomb, mais comme un excès, dessinant les limites de notre action :
« La transcendance devrait évidemment être définie comme un comportement matériel, comme un hors de soi dans le monde. […] la transcendance ne signifie que cela, que je mets l’accent sur les limites de mon champ d’action. C’est une notion très plate, qui ne prévoit pas de transcendance politique ou de geste constituant, au contraire, elle fait elle-même partie du processus destituant » [12].
Ainsi entendue, la transcendance s’avère une dimension motrice pour un pouvoir destituant, ne restaurant pas le principe directeur d’une « organisation » (maintien, dans ce cas, de la forme constituante et souveraine de la transcendance), mais ouvrant sur un « au-delà » du « contexte », permettant au pouvoir destituant de ne pas se résorber dans une forme de nihilisme, d’inaction par simple non-préférence :
« Mettre l’accent sur les limites de mon contexte veut dire mettre l’accent, du moins sur le principe, sur son au-delà, et cet aspect me semble très vraisemblable, concret et pas encore préjudicié. Il peut prendre une forme constituante et souveraine, mais il peut être un moteur extraordinaire pour le geste destituant. Extase constitutive ou destituante » [13].
Bien d’autres éléments de discussion et thèmes auraient pu être évoqués ici, de l’idée d’un « cinéma destituant » [14] à celle d’une « destitution du moi » [15], en en passant par la belle interrogation critique de Georges Didi-Huberman quant à la notion de « pouvoir destituant », se demandant notamment si les « gestes inventés » ne sont pas toujours, au fond, des « gestes remémorés » [16], et j’en oublie, tant le recueil est riche. Le lecteur s’apercevra, en avançant dans sa lecture, combien, plus que des réponses, c’est un foisonnement de questionnements qu’il récolte – non pas que son itinéraire aura été vain : en circonscrivant un champ de questions, ce livre balise le champ exploratoire de la notion de « pouvoir destituant ». Le domaine reste à arpenter.
Alain Naze