Une approche critique du grand confinement
Pandémie Covid-19 de 2020-2021-20… Que s’est-il passé ? Que se passe-t-il encore ? Qu’est-ce qu’il aurait dû se passer ? Ces questions hantent l’ensemble des textes publié sous le titre Le grand confinement. Une approche critique de la pandémie Covid-19, ils sont en grande partie écrits par Alain Brossat et Alain Naze (mais aussi Denise Avenas, Ali Kebir, Sylvie Parquet et Sophie Tregan). Ces questions peuvent sembler aller de soi puisque personne ne niera que cette pandémie a été un événement, une effraction dans le cours dit « normal » des choses. Mais, le sous-titre le précise, il s’agit ici d’une approche critique. On peut la comprendre au sens de Kant. Quelles sont les conditions de possibilité qui ont rendu possible ce qui nous est arrivé ? Les questions ne portent donc pas sur l’origine du virus mais sur les conditions politiques que cet événement a révélées ou produites. D’où ce problème, qui est moins celui des auteurs que celui qui m’est venu à la lecture de ces essais et qui va orienter mon texte : L’événement révèle-t-il des conditions politiques qui lui préexistaient ou produit-il de nouvelles conditions ? La réponse semble entendue pour Alain Brossat puisqu’il déclare qu’ « avec la pandémie du covid a pris forme dans le Nord global (et tout autant ou davantage, on l’imagine, dans le Sud global) un nouvel âge de la biopolitique, une époque nouvelle dans l’histoire du gouvernement des vivants » [je souligne] (p. 29) Par quoi est marquée cette nouveauté des conditions politiques en temps de pandémie Covid-19 ? Dans le texte d’où est tirée la citation précédente, Alain Brossat désigne le tri, la sélection comme geste de cette nouvelle biopolitique, dont le corrélat est de laisser à l’abandon ceux qui ne seront pas sélectionnés, non prioritaires dans les soins (surtout les résidants des EHPAD) (p. 11). Cela me semble discutable.
En quoi le tri et la sélection seraient des nouveautés ? Le geste de la biopolitique, du biopouvoir est intrinsèquement sélectif, il est une gestion sélective qui opère par normalisations et sous immunisations (protection des parcours de normalisation, mécanismes de sécurité). Nous ne cessons d’être confrontés au geste de tri sélectif en fonction des normes, des conduites à assimiler. Les triés sont incités à se plier au tri, raison pour laquelle c’est une sélection puisqu’il faut faire en sorte d’être sélectionné. Le tri sélectif est tourné vers l’assimilation. En effet, un simple tri peut suivre la volonté de l’individu qui trie comme lorsque nous faisons le tri de nos habits alors que, par exemple, dans le tri sélectif de déchets nous sommes incités à adopter un comportement, à l’assimiler (de même qu’un.e étudiant.e cherche à être sélectionné.e dans une grande école en assimilant les normes attendues). C’est par ce geste (entre autres) que le corps social se conserve. Ce geste est donc enveloppé par les perceptions et catégories sociales normalisatrices (qui valorisent ou déprécient certains comportements, certaines populations). Les populations considérées comme ne pouvant pas être assimilables étant traitées différemment, voire exclues ou surveillées (si on considère qu’elles sont dangereuses pour le reste de la population).
J’avoue alors être surpris de lire sous la plume d’Alain Brossat que la crise pandémique « traduit la montée d’une approche de ce corps commun (la population) en termes de catégories, lesquelles ne sont pas seulement hiérarchisées, mais font l’objet de saisies ou d’épinglages rigoureusement opposées [...] apparition de ce geste barbare consistant à trancher dans le corps du vivant en opérant tris et sélections entre ceux que l’on soignera et ceux qui seront abandonnés au bord du chemin » (pp. 26-27). Je l’ai dit plus haut, l’approche du corps commun par des catégories sélectives n’est pas nouvelle. Et de quel corps commun est-il question ? Plus précisément : quel est ce « commun » ? Si corps de la population (du biopouvoir) il y a, je le vois plus comme une membrane en tant justement qu’elle implique, en son sens biologique, la sélection (ce qui est assimilable ou pas). Le tri dans les soins, à travers les moyens que certains ont d’être soignés et pas d’autres, de même que les abandons sociaux existaient bien avant la pandémie. Ce point est même reconnu par Alain Naze et Alain Brossat quand ils notent que « les gestes gouvernementaux courants [...] consistent à produire des divisions, séparer, opposer, hiérarchiser - comme c’est la fonction du racisme d’État » (p. 65). Nous ne formons pas un corps, nous avons à nous adapter à ce corps membranique. Le « commun » n’est pas une union ou un intérêt mais un « même » que nous avons à être pour que le corps se conserve (d’où le rapport à l’assimilation, à la normalisation, au racisme...).
Mais des vents différents soufflent dans ce livre. L’événement imprévu, excessif, de cette pandémie n’a-t-il pas révélé l’état dans lequel était l’institution hospitalière et plus largement celle de la santé publique en France ? Le nouvel âge de la biopolitique n’avait-il pas déjà commencé ? Sophie Tregan le rappelle avec force : la saturation des hôpitaux est « due à 30 ans de politiques néolibérales visant à démanteler le service public » (p. 188), « ce sont les politiques qui ont supprimé des lits dans les hôpitaux, des postes, restreignent les budgets. Ce sont les politiques qui n’ont pas anticipé, ou voulu anticiper la crise sanitaire dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Ce sont les politiques qui ont décidé de nous sacrifier au profit de la productivité, de l’économie, des dividendes : il est bien plus important de rassurer la finance que de sauver des vies. » (p. 196). Sophie Tregan rappelle qu’Emmanuel Macron en personne a reconnu dans son fameux discours du « nous sommes en guerre » que : « Ce que relève cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché » (p. 197) Pour rappel aussi : en décembre 2019, décision rare, plus de 1000 médecins-chefs de services hospitaliers avaient décidé de démissionner de leurs responsabilités, dénonçant l’effondrement du service public, en s’alignant sur les grèves de 250 services d’urgence commencées depuis 10 mois. De plus, le démantèlement libéral du service public hospitalier a trouvé ses garanties imaginaires dans les présomptions immunitaires de nos sociétés : « Les dirigeants de nos pays [...] n’imaginaient pas, en proie à leurs présomptions immunitaires, que jamais, ce "genre de chose" (l’épidémie en version Wuhan) ne pourrait arriver sous nos latitudes. » (Alain Brossat p. 238). Il y a là un préjugé géopolitique des démocraties occidentales qui est un prisme important, voire principal, de certaines analyses de ce livre, je vais y venir. En tout cas, tous ces points montrent en quoi les conditions étaient prêtes pour que l’événement de la pandémie fasse régner la panique comme que le dit justement Denise Avenas (p. 150) ou le naufrage (Alain Brossat p. 116).
Cependant, un autre argument de ce livre prétend expliquer, non pas pourquoi il y a eu cette panique, mais pourquoi il n’a pas été possible d’y faire face. Nos régimes démocratiques sur lesquels est indexé l’État de droit avec ses libertés fondamentales et ses droits de l’homme sont incapables de faire régner un état d’exception (dictature) pouvant répondre efficacement à la pandémie. Mais cet argument est, selon moi, plus problématique que convaincant. Alain Brossat et Alain Naze prennent aux mots, aux concepts, aux principes la démocratie « telle qu’elle s’entend elle-même » (p. 128). Ils ont tout à fait conscience que ce qu’elle dit d’elle n’est pas ce qu’elle est en pratique et qu’il y a un « continuum entre l’état de droit indexé sur la normativité démocratique et ce qui est censé en constituer l’antagonisme parfait - l’état de police, entendu comme État policier, autoritaire, dans lequel la loi est, en pratique [je souligne], ce qu’en dit et ce qu’en fait l’exécutif » (p. 77). Et si les démocraties ne disent pas ce qu’elles font c’est aussi et surtout pour se différencier et donner des leçons aux régimes non démocratiques. L’enjeu est géopolitique, « enjeu de guerre froide » (p. 170) avec la Chine, enjeu sous-tendu aussi par le mouvement de Hong Kong (p. 180). Dès lors, à quoi bon demander à ces États démocratiques de façade qu’ils disent qu’ils suspendent l’État de droit « en en justifiant la décision en rapport à la tyrannie des circonstances » (p. 79) et encore moins demander que cette suspension soit votée au parlement (Alain Brossat p. 110) ? N’est-ce pas ici enfoncer des portes ouvertes ? « Les démocraties ne peuvent pas sauter par-dessus leur ombre » (p. 129 et aussi p. 50) Il n’y a pas de peuple dans nos sociétés de normalisation, il n’y a que des populations : « Selon les conditions premières de ce type de régime (la démocratie), il existe toujours un peuple politique qui n’est pas soluble dans la population entendue comme ce dont les gouvernants, comme pasteurs, bergers plus ou moins compétents, ont la garde ou la charge ». (p. 76) J’ajouterais que c’est sur ce manque du peuple que prennent appui les partis nationalistes actuels mais, et c’est là où est la perversion, dans le diagramme des sociétés de normalisation, de biopouvoir : ce qui ne consiste qu’à faire peuple en parlant aux normaux et aux bien nés car ils aiment qu’on les aime... Peuple du même, du m’aime. Narcissisme immunitaire (p. 47) électoral.
C’est sur cette voie « du tout immunitaire qui tient lieu aujourd’hui de civilité démocratique » (Alain Brossat p. 99) que les analyses de Alain Naze et Alain Brossat auraient dû plus tendre. Ils ne sont pas sans savoir que Foucault a défendu la thèse que les droits fondamentaux démocratiques avaient pour fonction de masquer les mesures normalisatrices du biopouvoir, et c’est tout l’intérêt des analyses par Alain Brossat et Alain Naze de l’usage stratégique national-et-international du signifiant « démocratie » par les gouvernants. Les droits fondamentaux intègrent même ces mesures normalisatrices. On le voit bien avec la tentation d’inscrire l’état d’urgence dans la constitution mais aussi au travers des conflits récurrents entre la justice et la police (on l’a vu encore récemment). Le droit est plutôt à la croisée de la justice des droits fondamentaux et de la police : gestion des illégalismes. Dans une interview publiée dans Le Monde en février 1975 Michel Foucault déclarait : « Tout dispositif législatif a ménagé des espaces protégés et profitables où la loi peut être violée, d’autres où elle peut être ignorée, d’autres, enfin, où les infractions sont sanctionnées. A la limite [poursuit Foucault] je dirais volontiers que la loi n’est pas faite pour empêcher tel ou tel type de comportement, mais pour différencier les manières de tourner la loi elle-même » [1]. Si bien que la démocratie est en pratique fondamentalement policière (le syntagme « démocratie policière » apparaît p. 81). Cette démocratie policière est intérieure au biopouvoir, au geste de tri sélectif et donc au faire vivre et laisser mourir (tendance thanatopolitique). Son droit naturel est le droit à la vie et non les droits de l’homme. Mais ce droit à la vie est le droit d’une forme de vie majeure et en l’occurrence celle des formes normalisées, certes toujours en variation mais toujours aussi produites par le biopouvoir et productrice de ce dernier. Autant dire que l’impossibilité, voire le non sens, d’un état d’exception temporaire dictatorial (en son sens originaire romain) dans nos sociétés a pour cause cet état d’exception policier permanent. La police ne se réduit pas à l’institution dudit nom, il y a de la police où il y a de la sélection-protection normalisatrice, c’est-à-dire a peu près partout dans nos sociétés. La surface membranique du biopouvoir n’est pas le terrain dans lequel la verticalité dictatoriale peut pousser.
Pour mieux en saisir les raisons, et c’est là je pense ce qui manque le plus dans les interprétations proposées par Alain Brossat et Alain Naze, pourquoi n’avoir pas poussé plus loin l’analyse de l’idée de démocratie policière, une fois dit que ce n’est pas la démocratie d’un peuple, ni des droits fondamentaux ? (qui, quand ils sont invoqués dans nos sociétés sont surtout ceux de la liberté d’expression ou de circuler et moins de se loger ou de se nourrir correctement, ce n’est pas un hasard, la suite va le montrer). Je ne conteste pas qu’il faille parler de démocratie mais je m’oppose à l’idée qu’elle doive être seulement associée aux droits fondamentaux (même si c’est pour en montrer l’inanité et son usage stratégique discursif). La démocratie dont il aurait dû être question est celle qui a pour fond les libertés individuelles chères aux différentes formes de libéralisme. Ces libertés individuelles sont celles de la liberté d’indépendance. Je me table ici sur ce qu’en dit Benjamin Constant : la liberté individuelle « doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée » [2]. Et pour que ces jouissances soient garanties, il faut que les lois et des mécanismes sociaux les sécurisent. « Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées [3]. » [je souligne] Ainsi comprise, la démocratie est nécessairement policière mais aussi de marché (Alain Brossat p. 43) car ces jouissances sont évidemment et surtout celles d’acheter et d’entreprendre (sur cet aspect voir la note 48 d’Alain Naze et Alain Brossat pp. 170-171). Faut-il alors s’étonner d’entendre régulièrement, dans la bouche des hommes politiques, que la sécurité est la première des libertés ?
Michel Foucault va dans ce sens dans son cours Naissance de la biopolitique : « Le libéralisme formule ceci, simplement : je vais te produire de quoi être libre. Je vais faire en sorte que tu sois libre d’être libre. [...] Il faut d’une main produire la liberté, mais ce geste même implique que, de l’autre, on établisse des limitations, des contrôles, des obligations appuyées sur des menaces, etc. » [4] Or, si Foucault traite du libéralisme dans un cours qui devait être consacré à la biopolitique c’est justement parce que le biopouvoir est inséparable, dès sa naissance et en son geste, du capitalisme. La forme de vie normalisée inclut celle de l’agent rationnel (ou homo œconomicus) dont le libéralisme et les capitalistes ont besoin. Si bien que nos gouvernements jouent sur deux fronts : la production et l’immunisation des formes normalisées de vies (rapport donc à la santé) mais aussi la sécurité des jouissances individuelles que veulent les homines œconomici. La liberté est en effet « un rapport actuel entre gouvernants et gouvernés, un rapport où la mesure du "trop peu" de liberté qui existe est donné par le "encore plus" de liberté qui est demandé » [5]. Ce rapport est apparu assez nettement avec le gouvernement Castex. Ce gouvernement s’est ingénié à créer des mesures particulières, adaptées, variables pour que les limites des libertés des gouvernés ne leur soient pas trop insupportables (et qu’ils en réclament encore plus) et en faisant en sorte de ne pas s’exposer aux critiques de ne pas avoir assez protégé les individus contre la pandémie. L’ensemble des mesures devait aussi garantir la continuité de la conduction économique par la membrane sociale. Ces mesures ont dû prendre en compte les différences sélectives entre des formes de vies qu’il faut maintenir plus que d’autres, voire au détriment des autres.
Le geste de ce gouvernement des libertés individuelles, de cette démocratie de marché policière inclut aussi la mobilisation de la liberté-volonté, la responsabilités de chaque gouverné (et non pas seulement la liberté de leur indépendance privée). Ali Kebir a tenu à faire ressortir ce point : il faut « prendre la mesure de ce qui se joue dans le progressif engluement des libertés fondamentales dans le marais des mesures d’exception : elles ne sont pas seulement dissoutes comme telles, mais réutilisées à l’intérieur de dispositifs participatifs-communicationnels de contrôle des populations et de majoration de leurs forces (l’appel à fabrication de masques par les bonnes volontés citoyennes pour pallier les manquements de l’État bat son plein !) » (pp. 90-91) La démocratie est donc ici une technologie de pouvoir (Ali Kebir, p. 91) Certains économistes ont même proposé des modèles faisant de la politique une forme de marché comme le soulignait déjà en son temps Gilles Châtelet : « Dans ce modèle, les politiciens sont des entrepreneurs, des fournisseurs de biens et services politiques qui se disputent le marché des votes de citoyens-panélistes-consommateurs de ces biens et services politiques. Il suffisait d’y penser : tout comme la pression du marché contraint l’entrepreneur à maximiser les fonctions d’utilités de consommateurs, les politiciens et partis entrent en compétition pour satisfaire la demande de biens et services politiques » [6]. À coup sûr, le gouvernement Castex a dû jouir secrètement de son exercice en roue libre, avec les regards tournés chaque jour sur les chiffres qui montent, qui descendent, ô amour des belles courbes ! le président Macron s’est même pris de passion, paraît-il, pour l’épidémiologie. Et sûr aussi, qu’en lisant ces courbes c’est virtuellement sur les courbes des prochaines élections que ce gouvernement lorgnait. Cependant, à force de vouloir jouer les experts en bio-légalité, ce gouvernement s’est souvent pris les pieds dans son filet aux mailles variables, proposant des mesures contradictoires, incompréhensibles, avec comme conséquence une baisse de crédibilité.
Mais si biopouvoir et libéralisme vont main dans la main, leurs logiques ne sont, par contre, pas toujours compatibles. Le capital santé moyen de la population n’est pas nécessairement dans un rapport proportionnel à la santé du capital. Il y a deux pôles, dont un peut prendre le dessus sur l’autre. On peut convenir de parler d’État social quand c’est le pôle biopolitique qui l’emporte. C’est l’inverse depuis plusieurs années, je l’ai rappelé plus haut : démantèlement des services publics, démantèlement de l’État social : « Cette réorientation du gouvernement des vivants vers la conduite (la veille) des marchés est un tournant majeur dans la politique contemporaine qui correspond, plus ou moins, au démantèlement de l’État social » (Alain Brossat, p. 97). Chaque individu doit pouvoir jouir dans sa bulle et sa qualité de vie sera à la hauteur de celle qu’il pourra se payer. « La voiture comme habitacle étanche où se maintient une douce fraîcheur tandis qu’à l’extérieur règne une atmosphère moite et irrespirable, c’est la bulle non pas tout à fait du pauvre, mais de la classe moyenne, une bulle qu’elle ne quitte que pour en gagner une autre, le bureau, le restaurant à air conditionné... » (Alain Brossat et Alain Naze p. 185). Comme le souligne remarquablement Denise Avenas le « sans contact » n’a pas attendu le confinement, il est une tendance qui était déjà en cours. « Le "sans contact" est à l’ordre du jour, à la mode, le "déconfinement" ne l’abolira pas, et le covid ne fait qu’accélérer une tendance déjà en cours » (p. 155).
C’est donc la dispersion du « sans contact » qui règne, dans ces conditions comment pourrait fleurir une volonté générale ? Ce n’est pas la volonté générale mais la volonté de tous, c’est-à-dire selon Rousseau l’alignement de toutes les volontés particulières, qui ont poussé les gens à applaudir sur leurs balcons (car ils se sentaient menacés dans leur bulle par l’invisible danger qu’est un virus). « La majorité des gens qui sont à la fenêtre, nous ne les avons pas entendus pendant la grève des hôpitaux, nous ne les avons pas vus à nos côtés en manifestation pendant un an, lorsque nous scandions des slogans pour sauver des services publics, lorsque nous devions faire face aux gaz lacrymogènes, aux coups, aux insultes d’une police au service de l’autoritarisme » (Sophie Tregan p. 196). Il faut en conclure que le démantèlement de l’État social, la polarisation plus libérale que biopolitique, a en partie été rendu possible parce que ce gouvernement et les précédents ont pris appui sur ce désir de confinement (ou du sans contact) des libertés individuelles (Confinement, mon amour... Alain Brossat p. 61) qui n’a que faire de l’intérêt commun et de la solidarité, ceci bien avant le confinement imposé lors de la pandémie, imposition plus difficile à vivre pour ceux chez qui le confinement est un mode de vie moins bien établi (« Les conditions de confinement ne sont pas les mêmes en HLM à La Courneuve qu’à Neuilly et surtout ceux qui vont travailler et prennent le métro, on l’a assez entendu, sont les travailleurs les plus pauvres. » Sylvie Parquet, p. 207). Que peut alors valoir, contre ces désirs, celui de la politique ? Arendt « buta sur l’absence du désir de tous de "faire de la politique", d’aucuns préfèrent écrire des romans, peindre, faire de la musique, ou cultiver leur jardin... » (Denise Avenas p. 225) Difficile d’imaginer le soulèvement d’un peuple au nom de la volonté générale, seule la volonté de tous aurait pu le faire, en scandant : nous voulons des terrasses ! nous voulons des terrasses ! (Peuple des terrasses, Alain Brossat p. 105). Seul le « nous sommes en guerre » pouvait solliciter la volonté de tous pour que chacun veuille restreindre sa liberté.
Dès lors, il est bien difficile d’imaginer un dictateur capable « d’incarner la volonté générale dans la lutte contre le danger vital » (Alain Brossat, Alain Naze p. 80). Comment un centre peut-il émerger au sein de la dispersion ? La solution, la pire, serait de faire centre par identification à une identité nationale, ce peuple du m’aime dont je parlais plus haut, identité qui n’existe que parce qu’elle aime parler d’elle et surtout par haine de ce à quoi elle est censée s’opposer (peuple du m’haime). Mais est-ce le problème du rapport à un centre (« L’affrontement décisif se produit toujours, d’une manière ou d’une autre, au centre » Alain Naze, Alain Brossat p. 135) ou d’un polycentrage ? Polycentrage des gestes retentissants, résonant et persévérant différemment en plusieurs centres ou alors, chez les précaires de la bulle immunitaire ou de ceux qui ne les supportent plus et les font éclater, de nouvelles pratiques locales et solidaires faisant tâche d’huile. J’aimerais rêver qu’il ne soit même plus nécessaire d’ « aller récupérer la brebis divaguant au fond du karaoké où elle s’était, disons, "égarée" » (Alain Brossat, Alain Naze p. 178, ce livre ne manque pas d’humour ! Y est même osé Joséphine !). Mon rêve va jusqu’à imaginer des brebis qui inventeraient leurs chansons car le karaoké, c’est bien beau, mais c’est toujours la musique des autres ! Elles auraient de suite renvoyé leur Pasteur à ses études : à la seule prise en charge de la vie microbienne (et c’est bien utile en ces temps). Mais surtout, la brebis découvrirait qu’on l’a empêchée jusqu’à présent d’être l’animal politique qu’elle aurait dû toujours être. Elle pourrait même pressentir que jamais plus on ne la reprendra à s’égarer au fond d’un karaoké même quand la mer bergère l’appelle. C’est fini la mer, c’est fini, sur la plage le sable bêle comme des moutons d’infini.
Philippe Roy