Usages politiques du corps / Political Uses of The Bodies Actes de l’Université d’été de Korça (Albanie) 25-31 août 2014

, par Orgest Azizaj


L’Université internationale d’été Usages politiques du corps / Political Uses of The Bodies, s’est déroulée entre le 25 et 31 août 2014, à Korça, dans l’est de l’Albanie, à quelques kilomètres de la frontière gréco-macédonienne, un des points les plus « chauds » de celle qu’on commençait d’appeler « la route des migrants », venus du Moyen-Orient vers l’Europe qui les refusait et ressortait à leur encontre le vieil arsenal des barbelés frontaliers. Elle fut organisée à l’initiative de l’association philosophique française Ici et Ailleurs. Association pour une philosophie nomade (www.ici-et-ailleurs.org), en collaboration avec l’Université Paris 8, Vincennes-Saint-Denis, la National Chiao Tung University de Taiwan, l’Université de Porto, la Faculté de Sciences Sociales de l’Université de Tirana, l’Institut d’Anthropologie du Centre des Etudes Albanologiques de Tirana, et avec le soutien du Ministère albanais de la Culture.
L’activité à Korça s’inscrivait ainsi dans une longue suite de rencontres similaires organisées par l’association Ici et Ailleurs, dans le cadre d’un réseau informel d’échanges philosophico-politiques, dont les partenaires principaux gravitent autour de l’Université Paris 8 (France), celle de Porto (Portugal) et celle Chiao Tung, à Taiwan : considérées comme des formes de rassemblement et d’intervention autour du nœud d’une problématique géophilosophique, où le déplacement des gens et du lieu des travaux, au-delà de tout tourisme académique, ne va pas sans un déplacement conjoint des coordonnées ordinaires des problèmes traités, le réseau et l’association en question ont organisé des rencontres de philosophie autour des notions de « stasis/guerre civile » à Taiwan (2004), le concept des « frontières » à Chypre (2005), « le différend culturel » (Chilhac, France 2007), la « Biopolitique et subjectivité » (Hsinchu, Taiwan 2009), « peuples et populismes » (Tirana, Albanie 2012). Ces rencontres se sont poursuivies, après Korça, par un colloque autour de « Critique et autonomie » à l’Université de Galatasaray (Turquie 2014), une université d’été autour de « L’inconscient colonial » (Trentels, France 2016), tandis qu’une prochaine se prépare, qui devrait avoir lieu en 2018 en Turquie, autour du sujet Orients/(des)orientations : de la géophilosophie.
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L’argument scientifique de l’Université d’été de Korça, où étaient présentés certains des attendus principaux de l’activité et quelques-unes des pistes que l’actualité, selon nous, imposait dans toute leur urgence et acuité à une pensée qui refuse de se laisser enfermer dans l’académisme de la simple érudition, argument qui a servi aussi de présentation pour l’appel à contribution, était le suivant :
« Cette université d’été vise, à travers la mise en évidence des dispositifs politiques d’instrumentalisation du corps, à mettre l’accent sur la puissance de résistance des corps, leurs usages contre-politiques. Le projet est donc centré sur l’actif plutôt que sur le réactif ; sur le projectif plutôt que sur le descriptif. C’est ce recentrement projectif, dont l’analyse est un moyen, qui pourrait orienter l’ensemble des échanges. Ce questionnement se fera dans un sens radicalement pluriculturel, ouvert à des concepts du corps et du soin multiples et différenciés, par la diversité aussi bien d’origine que d’acculturation des différents intervenants et participants. La dimension comparatiste y sera donc fondamentale. La question spinoziste de ce que peut le corps engagera ainsi à renouveler les problématiques éthiques.
« La question des politiques migratoires en sera un objet commun, avec les processus de discrimination dont elles sont vectrices : les enjeux contemporains du marquage des corps, leur dimension juridique et punitive et, en particulier la biométrie, devront y être abordés. Les échanges d’informations concernant les données biométriques entre compagnies d’aviation et gouvernements, mais aussi idée d’une carte biométrique des individus pour l’accès aux services sociaux, seront analysés, dans leurs enjeux de pouvoir comme dans la manière dont leur repérage s’offre à l’intervention critique. Le corps, cible d’abus politiques massifs tels que l’universalité de la torture dans la diversité de ses pratiques, est aussi la cible de ce qu’on appelle la "gestion des ressources humaines", dont la visée est d’intervenir au plus secret, depuis les projets d’"évaluation" des enfants afin d’y détecter le délinquant en herbe, jusqu’à la double face de cet usage politique ultime qu’est le suicide au travail. Si ce questionnement ne prétend pas faire l’économie de la pensée foucaldienne, il n’en demeure pas moins intégralement ouvert à des pensées médicales, philosophiques et politiques qui lui échappent, quels qu’en soient les continents d’origine.
« Plus généralement, il conviendra de considérer l’immense investissement techno-scientifique du corps (de la diététique et la médecine « méliorative » au mixage entre électronique et neuronique), qui bouleverse le statut même de ce qu’on croyait être un « corps » (humain, vivant), jusqu’à prétendre en rendre le concept obsolète. La dérégulation y engendre de nouvelles formes de normativité. Dans cette configuration s’intègrera la question du genre, et les processus de différenciation ou de domination qui y sont liés, par la biologisation du féminin en particulier. Mais aussi le rapport structurel et subjectivant à la question de la norme, et aux régimes de pouvoir qu’elle induit par la racialisation des corps et les modalités politiques de sa réfutation. Dans cette perspective critique, les usages esthétiques du corps permettront d’aborder les usages politiques de l’art. Puissance du corps comme force de résistance, et pouvoir sur le corps comme instrument de manipulation, y seront interrogés. Cette question relie notre statut biologique aux processus linguistiques de subjectivation et d’acculturation, et peut, par là, donner prise à la légitimation des diverses formes de pouvoir autant qu’à la dénonciation de leurs abus.
« A ces usages politiques appartiennent évidemment les revendications liées à la jouissance, à un usage des plaisirs, dont les revendications homosexuelles sont emblématiques. Par opposition à la manière dont ceux-ci deviennent instruments de manipulation économique, à travers l’extension de la mass-médiatisation du sport, ou des réseaux de prostitution. Enfin, il serait souhaitable d’aborder la question de la place du corps dans l’environnement, des pouvoirs économiques qui s’y exercent et des revendications politiques qui en sont le lieu. »

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Les textes sélectionnés pour la présente publication ne sont naturellement qu’une partie des conférences et interventions qui ont eu lieu tout au long des travaux de l’Université d’été ; plus encore, ils ne donnent qu’une idée très partielle des différentes activités et des multiples formes d’intervention et de participation pendant les six jours qu’ont duré les travaux : conférences, individuelles ou en groupe, ateliers, performances, projections et séances de débats ont mobilisé plus d’une soixantaine de participants, venus de plus de dix pays (depuis Taiwan, la Corée du Sud ou la Chine, jusqu’à la France, la Turquie, le Portugal ou le Brésil).
Une dimension particulièrement prégnante, et importante pour le bon déroulement de l’université d’été, était son enracinement dans l’environnement et l’implantation d’une partie des activités dans différents points de la ville, ouverts au public local. Ainsi, le psychanalyste et photographe français Jacques Gayard, qui avait visité l’Albanie communiste en 1974, dans le cadre de son engagement militant au sein de l’extrême gauche, a exposé pour la première fois après 40 ans, dans un musée du centre-ville, un ensemble de photographies – prises pour l’essentiel « à l’écart » des visites officielles, dont une partie à Korça même. L’exposition, gratuite et ouverte à tous pendant toute la durée de notre présence, a été l’occasion de découverte d’une autre image de la ville pour le public, de rencontres avec l’auteur et d’échanges autour des expériences et les vécus du passé. De même, dans les « séances du soir », les participants multinationaux de l’Université d’été, chacun à partir de son horizon culturel et politique, étaient invités à se confronter à une suite de reprises des problématiques historiques et politiques locales, en rapport avec le sujet de la rencontre : une projection du film documentaire Ekuinoks, suivi d’une longue rencontre-débat, dans le Théâtre de la Ville, avec le réalisateur Kujtim Çashku, également co-fondateur du Comité albanais de Helsinki pour les droits de l’homme en 1989, et président de la première école de cinéma dans l’Albanie post-communiste, l’Académie du Film « Marubi » ; une conférence-débat, de plus de trois heures, avec le publiciste et un des rares intellectuels indépendants albanais de référence, Fatos Lubonja, homme de combat et ancien déporté dans les camps communistes, autour du thème de l’engagement politique aujourd’hui ; une rencontre avec les jeunes réalisateurs Erjona Çami et Elton Baxhaku, qui faisait suite à la projection de leur film documentaire SkaNdal, retraçant l’histoire de la formation et des activités du mouvement LGBT en Albanie.
Last, but not least, la quotidienneté flâneuse dans les rues de cette paisible ville de l’est, un peu oubliée des nouveaux flux des temps post-communiste – qui vont plutôt vers l’ouest et la mer – et dont les habitants restent attachés à l’ancienne appellation de « petit Paris » (Korça a été en effet « ville autonome » sous administration française après les Guerres balkaniques et la Première Guerre Mondiale, et elle accueillait l’unique Lycée français du pays) ; les visites dans la zone industrielle du temps socialiste, à moitié abandonnée, et construite en partie avec l’aide chinoise, jusqu’à l’exploration de la cuisine locale, et l’équilibre difficile qu’il a bien fallu trouver, dans ce coin des Balkans, entre les carnivores enthousiastes des très réputées « kërnacka » (boulettes de viande) et les végétariens, au sens large, nettement minoritaires – tout ceci donc contribuait aussi à cimenter ce qu’avec les mots de Jacques Rancière on pourrait appeler un « partage du sensible » : la production en commun d’une sensibilité d’hétérogènes, où se joue à chaque fois le pari de la consistance d’une communauté de corps pensants. Corps dont l’être-pensant s’effectue comme être commun radicalement dans-le-monde, les yeux fixés, ensemble, dans ses failles.
Orgest AZIZAJ