Vient de paraître - Avis de passage, par Gil René Lenz
On a souvent plusieurs vies dans sa vie, en tout cas l’auteur de ce livre assurément, que je connus jadis parisien de souche ou presque, philosophe flâneur aux lisières de la ville et tant soit peu bohème, bibliophile accompli, tout ceci sous un patronyme irréprochablement hexagonal et puis qui nous revient avec ces textes de facture classique très XVIIème siècle – mais devenu entretemps allemand, ayant poussé le goût de brouiller les pistes jusqu’à changer tant de passeport que de nom et de pratiquer désormais l’art de la méditation à l’ombre de la Porte de Brandenburg...
On peut imaginer pire, comme exil. En voici pour preuve un florilège de quelques-uns des textes qui composent ce volume inattendu – Avis de passage, suivi de Chandelles, par Gil René Lenz (L’Harmattan, 2022).
A. B.
Ah ! Vie de Passage !
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En art on peut mentir, mais on ne peut pas tricher. Par exemple, s’il suffisait, pour écrire une bonne chanson, d’être un bon technicien, alors tous les professeurs de conservatoire écriraient des tubes comme ceux des Beatles, ne serait-ce que pour l’argent, auquel personne ne résiste. Mais ce n’est pas le cas.
Écrire un tube qui dure plusieurs décennies, une petite chansonnette – comme Sunny par exemple (de Bobby Hebb, 1966), une merveille de petite chanson –, cela n’est pas donné par la virtuosité computationnelle, mais par une sorte de chance, de faveur, bien peu technique. Et c’est cela composer : par grâce, envoûter, toucher les cordes sensibles, comme on dit, faire vibrer nos cœurs, nous ravir, forcer nos sentiments. C’est cela. Et c’est cela aussi que fait tel quatuor à cordes de Schubert ou de Beethoven, qui nous émeut ou nous fascine. Écriture virtuose ou pas, c’est cela la grande musique. Bach, Beatles, Beethoven, même combat. Pour écrire des chansons aussi convaincantes que celles de Cole Porter, de Joao Gilberto, des mélodies aussi belles que celles de Debussy, pour improviser comme Clifford Brown ou Paul Desmond, la seule façon de faire, c’est d’être musicien, « question non de technique mais de vision » [1].
Plus encore, une certaine intelligence est mauvaise à l’artiste. Savoir trop bien calculer, avoir la tête trop pleine, rend les esprits stériles et vains. En art les astucieux n’arrivent à rien ; en art on n’est jamais malin. Bach était-il intelligent ? Ou plutôt, avait-il vraiment besoin de cela ? Victor Hugo ne l’était pas [2], il se contentait de son génie, qui lui suffit toujours. On ne fait jamais une œuvre par calcul, mais en concentrant tous ses instincts, les meilleurs et les pires, sur ce qui nous appartient le plus et le mieux. Le trip précède la réflexion, de très loin. On ne décide jamais, en art, de devenir quelqu’un ; on continue de faire ce qu’on a toujours fait, on accepte sa nature comme son meilleur talent, on laisse se multiplier ce qui était déjà pléthore.
On ne décide pas de sa pensée ; ou bien nous la servons, ou bien elle meurt à soi-même. On ne s’invente pas, on répond de soi, c’est tout.
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À propos de littérature, connaissez-vous ce portrait de Balzac par Barbey d’Aurevilly ? « Son œuvre était un Oural de diamants où je me suis toujours plongé avec ivresse. L’homme, je le vis plusieurs fois : un soir au concert de Valentino, où, écoutant de la musique classique, il me parut nimbé ; il portait en effet l’auréole de son génie, c’est pourquoi la vulgarité de ses formes corporelles s’atténuait dans le rayonnement qui émanait de son glorieux visage. Je l’observai encore une autre fois, ayant pris place dans la diligence qui conduisait à Passy, où il habitait alors. Il regardait de son regard aigu comme un scalpel un bourgeois assis en face de lui. Il le disséquait, Monsieur ! Il s’était jeté sur cet homme pour absorber sa substance et l’analyser, avec une passion de succube avide. C’était admirable ! J’en fus médusé. Quel colosse !!! » [3].
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« À propos d’Alfred de Musset, Borel contait que Sainte-Beuve s’était un jour rencontré avec le père du jeune poète, et, l’ayant félicité des premiers et brillants succès de son fils, en reçut cette réponse :
‘Oh ! moi, tant qu’Alfred n’aura assassiné personne, je serai content de lui’ » [4].
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J’ai aussi été éduqué dans les cafés. Certains ouvriers moqueurs et futés, certains bourgeois hautains que j’ai rencontrés dans les bars, n’ont, par bonheur, avec moi pas toujours mâché leurs mots. Ils ont tiré le jeune homme un peu bête que j’étais, vers un peu plus de lucidité, de sagacité, de tenue, de rigueur. Qu’ils en soient ici remerciés.
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Vieilles églises, vous êtes les lieux où peuvent se dire et s’entendre à loisir les exagérations de nos cœurs et nos plus beaux mensonges. L’Église est l’institution respectable de nos délires de ravissement et de félicité. Il est bon qu’une telle institution existe. J’aime à allumer un cierge en pensant tendrement à mes morts. Et je n’aimerais pas que l’on veuille m’en empêcher.
Il est vrai que toutes les religions, du temps de leur pouvoir théocratique, se sont déshonorées dans les violences et dans les meurtres. Mais elles ont aussi, et toutes, vécu dans la poésie la plus belle, dans l’idée du caractère divin des choses et des êtres.
Je verrais bien, quant à moi, pour ce qui est de notre aujourd’hui, la consistance historique et positive de notre religion chrétienne ainsi : une religion heureusement morte, c’est-à-dire totalement pacifiée, faite seulement de rituels innocents ; une religion de la naïveté absolue devant les images, avec tous les arrangements que cette naïveté exige, et développée dans les limites d’une connaissance essentiellement poétique des textes.
La religion est le discours de l’exploration de notre innocence, de nos simplicités, de nos faiblesses, de notre besoin de réconfort. Pourquoi ne pas la laisser ainsi ? Il est parfois si doux – je le sais, ce n’est là que rêverie – de mettre un cierge dans une église, et de prier pour nos proches et nous-mêmes [5]. N’est-il pas vrai que nous soyons des êtres de besoin, que nous souffrions tous un peu de mélancolie, et que notre désir de réconfort soit insatiable ? « Je ne veux plus aimer que ma mère Marie », dit Verlaine [6].
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Je le trouve bien drôle ce thème religieux. Et même si j’en vois aussi le ridicule, il m’amuse. Sans doute parce qu’il est profond, impratique, gênant, rêveur.
Cependant, le plus originel n’est pas le religieux, mais la beauté des choses. Nous n’aurions jamais construit, jamais édifié de philosophie, de métaphysique, de théologie, de religion, si notre terre n’avait été une terre de beauté, si les montagnes, le ciel, les arbres, les animaux et nos contemporains ne nous avaient immédiatement convaincus. Notre admiration, notre enthousiasme devant les merveilles du monde, aussi sporadiques qu’ils puissent être aujourd’hui, ont jadis fait de nous, et immédiatement, des êtres pensants. Avoir foi en la création fut pour nous tous, dans notre enfance, une évidence. Presque toutes les choses que nous avons rencontrées nous ont formés, naturellement, immédiatement, le plus souvent sans difficultés et par évidence. Tous les enfants aiment leur monde et tous s’y ouvrent. Nous n’avons pas, dans notre enfance, choisi nos attraits et nos habitudes ; nous avons seulement fait nôtres les choses qui nous étaient données.
Nous ne pourrions pas être si facilement des consciences si le monde ne pouvait aussi aisément devenir nôtre. Mais il le peut. Nous sommes consciences à la mesure d’un monde qui de lui-même s’est toujours déjà fait nôtre. Nous sommes redevables à la beauté du monde…
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Cette délectable dette envers la beauté du monde, la religion l’a très bien remarquée, et s’en est emparée, et s’y est alliée [7].
Cela dit, au sujet de cette curieuse institution, de cette religion, une question pratique et malaisée demeure : que faisons-nous dans nos églises ? Car on s’ennuie parfois bien ferme dans ses maisons ouvertes à tous les vents.
Une fois notre église restaurée, rénovée, toute brillante comme un sou neuf, qu’y faisons-nous ? Une fois que monsieur le maire y a prononcé son discours, une fois que madame la pharmacienne y a organisé son festival de musique contemporaine, qu’y faisons-nous ?
La question est difficile. Disons que même les plus désorientés d’entre nous sentent, devinent qu’il y eut en ces lieux, dans ces petites églises qui souvent fleurent encore la prière, quelque chose comme une pensée d’intimité et de grandeur mêlées. Même les plus stupides d’entre nous, même les plus brutaux et les plus insensibles, sentent que l’on n’entre pas dans une église comme dans un Mc Do. De toutes ces grandes églises citadines, de toutes ces petites chapelles de campagne, il s’exhale encore quelque chose comme un parfum, celui d’une certaine grandeur de sentiments, rêvée au moins. C’est cette grandeur de sentiments que nous venons parfois chercher dans ces abris.
Pour donner, à ceux qui n’en ont pas une immédiatement, pour donner une idée de ce que cela peut être « une grandeur de sentiment », je dirais que ce plaisir pensant est exactement celui qui est le nôtre, lorsque, en vacances, après avoir gravi en compagnie quelque monticule rocheux, nous contemplons, ravis, une vallée ou une autre. Nous incarnons à ce moment-là une grandeur de sentiment. À ce moment-là, nous célébrons. Il n’est pas interdit de célébrer.
J’ajouterais ceci : toute femme, tout homme qui s’assied dans une église, commence à prier, malgré elle, malgré lui, sans le savoir, sans même s’en apercevoir, bêtement, gentiment. Car prier, c’est seulement se comprendre et se sentir comme celui qui est au monde, qui vit et pense dans un monde plus grand que lui, et qui s’en rend compte. C’est tout. Et c’est ce qui forme déjà, tout bêtement et sans prétention à l’au-delà, une grandeur de sentiment.
Nous ne sommes pas et ne serons jamais les maîtres absolus de nos destinées. Alors nous prions pour comprendre ce qui se passe. Nous prions, épouvantés ou émerveillés, pour comprendre le pouvoir des choses sur nous. Accueil, promesses et remerciements, mêlés d’inquiétude. Dans la prière, ce n’est pas le dieu qui fléchit, c’est nous-même, par un accroissement de conscience. C’est là la force du dieu : elle est entièrement nôtre [8].
C’est peut-être en donnant de la prière une version sage, sobre, minimale, que nous commencerons à redonner du texte à nos églises. Car nous avons la musique qui nous convient, ancienne et moderne ; nous avons la peinture qui nous convient, ancienne et moderne ; nous avons l’architecture qui nous convient, ancienne et moderne ; mais nous n’avons plus aujourd’hui, pour ce qui est des choses de la religion, de textes qui nous conviennent véritablement. Les vieux textes religieux ne nous enchantent plus qu’assez rarement, nous nous en méfions, et nous ne faisons même plus l’effort de les lire ; ils nous semblent à tous grevés d’amplifications, de tromperies, et parfois même de folies dangereuses. Nous ne savons plus les lire comme cela nous conviendrait. Nos missels anciens sont pleins de choses qui nous émeuvent encore – j’aime leur prose enfantine – mais nous en sentons vite le grotesque, nous n’y tenons pas longtemps. La Bible nous indispose et nous exaspère. Nous ne connaissons plus ces vieux livres, et nous ne voulons plus les connaître.
Une poésie toute simple, une poésie à la théologie un peu bête, et même naïve [9], ferait bien mieux l’affaire. Sommes-nous encore capables de cette simplicité, qui est à toute religion son origine ? Je ne sais pas. Je ne crois pas [10].
Dans ces conditions, direz-vous, pourquoi vouloir encore de cette vieille tradition ? Eh bien, parce que nous n’avons rien d’autre ! Et nous ne trouverons jamais rien d’autre, rien de comparable, si ce n’est de minables idoles, celles de nos vanités.
Bien sûr, nous pouvons aussi nous satisfaire de lire des textes poétiques, nous pouvons lire Horace, Hölderlin et Novalis, nous pouvons même lire Homère, Platon et les Stoïques, qui furent, eux aussi, des fondateurs de religions, et de très grandes religions. Mais, aussi excellentes soient-elles, ce ne sont là que des résolutions de particuliers. Il manque ici les sanctuaires, les images, la pompe et la communauté. Il manque la chaleur de nos contemporains, les chants et les bougies. Il manque de pouvoir tout partager, nos sentiments, nos peines, nos enchantements. Il manque un monde commun.
J’aime cette communauté de joies et de douleurs, ou plutôt son idée, car bien sûr, cette communauté n’est guère plus qu’une idée. J’aime que nos faiblesses et nos torts nous soient absolument communs, et qu’une grande tradition nous les rappelle artistement, à nous tous et sur le même ton.
Que nous ne soyons pas parfaits, que parfois même nous soyons des monstres, mais que, tout de même, la vie humaine soit élevée à la dignité d’une œuvre, dans son idée du moins, c’est ce que nous souhaitons tous un peu. Nous désirons tous nous fonder dans quelque grâce, dans quelque bienveillance. Ne dites pas non.
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La religion – c’est promis, après ces deux ou trois paragraphes, je n’en parlerai plus – la religion est quelque chose de tout simple, d’un peu bête, quelque chose d’affectueux, de charmant et d’invraisemblable. Laissons-la ainsi, dans ses beautés surannées et fabuleuses. Même telle qu’elle est, elle est encore tout à fait apte à répondre à nos attentes, dès lors que nous comprenons son caractère comme essentiellement poétique. Laissons-la pour ce qu’elle est, et comme elle est. Ne cessons pas de croire à ses histoires, à ses contes terribles et infernaux, ainsi qu’à ses chromos candides et adorables. Seulement, comprenons notre croyance comme poétique, comme un fonds d’images un peu désuètes, mais non pas caduques, comme une banque de tableaux dans lesquels il n’est pas interdit ni stupide d’aller piocher pour calmer sa colère, pour rêver de justice ou songer de nouveau à nos vies telles qu’elles devraient être, telles que nous voudrions qu’elles soient [11].
Les religions n’ont jamais eu raison ni dans leur politique ni dans les détails de leur philosophie, mais c’est là justement ce que nous ne leur demandons plus. Gardons leur savoir sentimental, leur savoir de l’âme, et prenons garde de nous moquer de leurs images. Ces vignettes nous montrent tels que nous sommes, impatients d’être aimés, pourtant pleins d’orgueil, prompts au désespoir, fragiles et périssables. N’est-ce pas là comme nous sommes ?
Accordez-vous parfois ce petit droit, le droit aux doux songes. Ne soyez pas si pudiques que vous vous interdisiez la religion, si belle parfois, et souvent si drôle, même si elle sait aussi dire la souffrance et le mal comme il faut qu’ils soient dits, de la façon la plus pathétique et la plus saisissante.
Il ne s’agit pas d’y croire mordicus, mais de voir et de comprendre que ses textes disent parfois quelque chose de démesuré, mais que nous rêvons, occasionnellement, littérairement, poétiquement, de sentir et d’embrasser.
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« Je n’ai pas la sainteté infuse avec la vie, mais j’ai la poésie pour condition d’existence, et tout ce qui tue trop cruellement le rêve du bon, du simple et du vrai, qui seul me soutient contre l’effroi du siècle, est une torture à laquelle je me dérobe autant qu’il est possible » [12].
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Un souvenir. J’étais tout jeune encore. Ma vie n’était pas drôle. C’était un matin de mars, un jour de neige. J’avais, au sortir du lit, tiré sèchement les rideaux de côté, et le jardin m’était apparu d’un coup dans sa blancheur laiteuse et scintillante.
Je suis descendu vers le parc en longeant les grilles.
Par un décret mystérieux, les passants se parlaient à voix basse. Il y avait là je ne sais quel agrément d’excellence, de perfection. On se croisait en souriant. Toute chose était exactement comme il fallait qu’elle soit.
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Nous sommes tous reconnaissants à nos proches, et plus encore – c’est ce que l’on dit, et qui renferme sans doute quelque vérité – à ceux qui nous ont donné la vie, à nos parents [13]. Mais nous sommes peut-être, étrangement, encore plus reconnaissants à ceux qui ne nous ont pas donné la mort.
J’ai été plusieurs fois épargné. Par exemple, j’ai croisé, il y a de nombreuses années, dans la montagne iranienne, un serpent noir, au corps large, vigoureux, très vif, bête sur laquelle j’avais, de loin, jeté des pierres – pour m’amuser ! ha, ha, ha ! – et qui s’est approchée de moi avec une vitesse folle, si folle que la fuite entre les rochers n’aurait eu aucun sens. Animal à qui j’ai parlé – je ne savais pas quoi faire –, alors qu’il s’était arrêté devant moi, stupéfait peut-être. Bête devant laquelle je me suis excusé, honnêtement, en reculant doucement.
Il m’a laissé partir. Qu’avait-il en tête ?
Je pense à lui parfois. Animal mort aujourd’hui, par la grâce duquel moi, je suis toujours vivant… Je lui sais gré de m’avoir introduit à une des plus grandes connaissances humaines, à la différence infinie, incommensurable, entre la vie et la mort. La mort de mes parents compléta plus tard cette brève leçon, mais il fut mon premier initiateur.
Sans doute aussi, ne m’a-t-il pas laissé la vie sans me confier un peu de sa nature. Depuis notre rencontre, je sens en moi comme un brin de sagesse, orientale, très ancienne, un flegme, un sang-froid, j’aime assez aller seul, je chemine en montagne.
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Nous avons, et tous, tant d’excellents motifs de désespoir, et tant de pensées qui nous font souffrir. Les amis quittés, par exemple, les amitiés rompues. Femmes et hommes, qui furent parfois des sœurs, des frères, amis qui m’ont accompagné dans ce défilé d’égarements et de vaines déambulations qui sont le lot de tous les jeunes gens.
Je nous revois, tels que nous étions. Les images sont là. Mais tout est discordant, équivoque, et souvent même adverse. Sans doute parce qu’il fallait, il fallait qu’on se laisse. Nous étions las de nous-mêmes et de tous. Nous devions nous fermer à ce qui n’était plus.
Elles sont toujours un peu bêtes ces histoires de passé. C’est comme une vie perdue, vaguement regrettée, et de laquelle demeure, caché sous les cartons, un album de photos, sur lesquelles on peut voir, dans la lumière usée de la vie révolue, soupirer des fantômes.
Nous devions nous quitter.
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La conversation est le plaisir des « souverains », des gens heureux, de ceux qui savent vivre, c’est pourquoi elle est si rare. Elle est la joie, dans l’instant même de sa profération, de ceux qui aiment à se satisfaire de ce qu’ils ont, la joie de ceux qui aiment à vivre réellement, de ceux qui n’ajournent plus. Elle se tient loin des jérémiades de ceux qui voudraient une autre vie, loin des discours informés de Ceux Qui Savent – et ce même s’il n’est pas interdit de connaître –, elle se tient loin de toutes les sciences et de tous les poisons mortifères qu’elles distillent dans les cœurs ingénus, loin de la haine de soi ou de sa surestimation [14]. Car dans la conversation celui qui sait quelque chose se plaira toujours à chercher ce qu’il ne sait pas encore, ce qu’il n’a pas encore suffisamment compris. Plutôt que de réciter son cours, plutôt que de faire la classe et de se payer d’éloquence, il préférera s’interroger, à haute voix, il préférera partager ses questions, faire des hypothèses, des propositions. La conversation est l’art d’être d’autant plus riche en idées que l’on est, quoique réaliste, pauvre en certitudes crispées. Elle est un peu comme une pratique de l’étonnement improvisé. La conversation est l’art de se libérer de soi, de ses savoirs certains, de ses enfermements. L’autre que nous y est la provocation, l’encouragement et la relance de notre imagination. On pourrait même dire que l’ami qui se prête à son exercice est, grâce à elle et pour nous, comme un nouvel engendrement, une renaissance spéculative. L’ami de passage ou de longue date y est celui ou celle qui apprécie, qui taquine, qui s’étonne, qui objecte, qui propose, qui reprend la parole et nous somme d’écouter, de saisir, m’entendras-tu bourrique ? C’est là une gymnastique de l’esprit, une hygiène de vie, qui nous rappelle au miel de l’affection, ou à son acidité, qui nous rappelle à nous-même et au relief de la pensée. Tantôt vigne amère à celui qui doit enfin déciller les yeux, tantôt merveille partagée et ressouvenir vivant du jardin d’Eden, la conversation nous rappelle ce que peut être l’effervescence du monde lorsque nous y vivons ensemble.
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Lorsque je suis avec des gens vifs, plaisants, avertis, j’ai toujours l’impression qu’il pourrait se passer quelque chose, que nous pourrions ensemble décider de quelque chose, nous lancer dans une entreprise, que nous pourrions faire de l’esprit lui-même une aventure.
Il y avait quelque chose comme ça dans les cafés jadis, et certainement y a-t-il aujourd’hui encore quelque chose comme ça, dans les bars, dans les lieux où l’esprit s’échauffe, et parfois s’enflamme. Car ce n’est pas seulement dans les écoles et dans les bibliothèques, mais c’est aussi dans les cafés qu’une nation naît à elle-même, qu’elle délit sa langue, qu’elle se fait un caractère, une personnalité, et même une littérature.
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Les bars, les brasseries. J’y ai passé une partie de ma jeunesse, qui fut, à leur image, assez tapageuse. Je ne connais pas de musique aussi rassurante, aussi chaude au cœur, que celle du brouhaha de cent conversations simultanées, pas de plus belle église que ce rassemblement de créatures pour qui vivre et parler est alors la même chose. Les bars sont nos véritables lieux de culte. Ils ont toujours été et demeurent, pour tous, une réserve d’humanité, ouverte, dispose et allègre.
Du moins tant qu’ils sont aussi fréquentés par les femmes. La femme rehausse l’homme, elle le civilise. Les cafés sans femmes sont des rendez-vous d’alcooliques et de miséreux. Les cafés où elles viennent sont des lieux de concurrence mâle et de conversation.
À la grande époque des boulevards, au milieu du dix-neuvième siècle, à Paris, au café Tortoni, les femmes représentaient la puissance du sexe et la garantie de l’esprit. Elles forment, partout où elles sont, dans les bistros, dans les brasseries, l’assurance d’une certaine tenue. Grâce à elles, le café a pu devenir ce qu’il est : le lieu de tous les rendez-vous, où l’humanité tout entière se mêle, se contrarie, s’approuve, le lieu de la confrontation sans colère ou de la confirmation plaisante.
Les cafés. Les grandes cités en ont toujours de merveilleux, de luxueux, de cocasses. C’est à ses cafés que très souvent on juge une ville, parfois même une nation. Ils sont les véritables centres de la vie civile.
Ils sont assurément, depuis trois siècles au moins, comparables à ce que furent pour nous jadis nos églises : nous nous y retrouvons tous ensemble, dans une communauté de pensée plus ou moins ordonnée, dans une communauté d’humeur, nous nous y rangeons par rang, de même richesse, de même statut, de même âge, exactement comme nous faisions naguère dans les églises.
Rien, dans aucune ville, le soir, n’égale ces assemblées tintamarresques dans lesquelles, comme par magie, nos solitudes cessent de nous peser, et même nous complaisent.
C’est pourquoi je n’ai aucune pitié pour les malheureux dès lors qu’ils possèdent encore un peu d’argent. Pour vivre, pour se frotter aux idées et aux autres, il suffit d’aller au café. On n’a pas le droit d’être déprimé tant qu’on a encore un peu de monnaie pour s’offrir un verre ou une tasse. Voilà ma philosophie de la vie.
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Histoire vraie. Un jour de fin d’été, en1938, rue de Flandres, à Paris, ma grand-mère et mon père, alors enfant, déjà à table, entendirent qu’on frappait timidement à la porte. On ouvre. Se tient là une jeune femme, forte, provinciale, souriante et inquiète. « Pardon de vous déranger pendant le repas, dit-elle. J’aimerais seulement parler à monsieur Lenz ». « Il n’est pas là, dit ma grand-mère, il est mort il y a quelques années ». La grosse jeune dame se met à pleurer. « Donne-lui un peu de soupe », dit mon père. On la prie de s’asseoir. Elle raconte son histoire, que sa mère vient de mourir, qu’elle lui a dit, sur son lit de morte, le nom de son géniteur, et que donc, elle est la fille de monsieur Lenz, le père de mon père, le mari de ma grand-mère qui, elle, trouve cette histoire d’un goût assez discutable, mais qui écoute la grosse jeune femme, Gaby. Durant la première guerre, les hommes restaient souvent stationnés plusieurs mois dans le même village…
J’ai passé, étant gosse, toutes mes vacances chez la tante Gaby, en Haute-Loire, à ravager les meules de foin, à rouler sur de mauvais vélos, à aller aux champignons avec les cousins, à jardiner avec l’oncle Perret, le mari de Gaby. Un jour, au jardin – il disait « à la terre » –, nous avons planté des arbres. Avec ma bêche, en creusant maladroitement le sol, j’ai découvert un nœud de vipères. L’oncle Perret m’a dit de me pousser. Avec sa pelle, en visant bien bas, il a coupé en quatre parties ce nœud de bêtes, que j’ai regardées souffrir un moment. Nous avons planté là un poirier. Les vacances ont passé.
Quelques années plus tard, la tante Gaby mourut. J’étais devenu un jeune homme assez agaçant. Un jour je reçus un paquet solidement ficelé. Je l’ouvris, pour en faire sortir, enveloppée, protégée, une poire, pleine d’arômes et des senteurs du jardin. Le meilleur fruit que j’aie jamais goûté.