Faire peuple de tout bois – Meet John Doe, de Franck Capra
Sous l’apparence de la comédie légère se dessine dans Meet John Doe une construction narrative très raffinée, qui nous conduit au cœur de la complexité du problème.
En effet, on peut faire une double lecture du film. On peut dire qu’il fait résolument et jusqu’au bout l’éloge du quelconque, de ce « personne », ce M. Personne qui émerge au hasard ou presque parmi d’autres M. Personne - qui, précisément, jetés dans la misère et le vagabondage, minés par la faim, ne sont plus des personnes humaines - pour devenir cette sorte de « tout », cet homme-peuple dans lequel la multitude va se reconnaître et auquel elle va s’identifier. Celui qui, jusqu’au bout, et envers et contre tout, va demeurer cet homme-peuple dont l’énergie, l’intelligence et la probité résistent aux pièges que lui tendent les élites corrompues.
Mais aussi bien, on peut voir à l’inverse ce film comme une fable sur les pouvoirs modernes qui s’affrontent pour la fabrication du peuple de leur convenance (pouvoir journalistique, pouvoir de l’argent, pouvoir municipal, législatif ou gouvernement représentatif...), étant entendu que ce peuple ne saurait être qu’un artefact, puisqu’il n’y a, en vérité, pas de peuple - il n’y a que des gens, de la population, des milieux sociaux. Il n’y a pas de peuple, au sens politique du terme, mais il y a du « populaire » composé de toute une poussière d’humanité, et c’est la mise en forme ou la manipulation de ce populaire par les élites qui constitue l’objet de « la politique ». Cette masse ne saurait en aucun cas être autonome, il faut que survienne un événement extérieur à son existence, qui la « convoque » pour qu’elle commence à avoir des idées sur la vie commune et à se mobiliser.
Ce qui est très fort, c’est que le film ne tranche pas du tout entre les deux options, que sa narration installe une parfaite indétermination entre les deux... Par exemple, dans la scène où les gens de la bourgade viennent à la rencontre de John Doe et lui expliquent comment, grâce à lui, ils ont commencé à se parler et à être solidaires, les deux interprétations sont possibles : un peuple émerge, même si c’est sur un mode un peu mièvre (les bons voisins, mais attention, on est à Hollywood !), un peuple populaire (les petites gens) dont au fond John Doe n’est que la surface de réfraction. Il n’a pas vocation à devenir leur chef, dans un mouvement charismatique ou autoritaire. Mais aussi bien, cette scène peut être vue comme une pure et simple pantalonnade, un grand moment de mystification : Norton, l’instigateur de toute l’imposture « John Doe » est dans la coulisse, le mauvais génie dont le sombre calcul surplombe toute l’opération, prêt à tirer le meilleur parti de ce moment imprévu.
De même, la fin, remarquablement ouverte : Willoughby a fait échouer le complot des factieux, mais après ? Le système représentatif bipartiste peut reprendre ses droits, système légitimé par l’usage, certes, mais système fondamentalement oligarchique - ou bien une nouvelle légitimité populaire est-elle en train de se former « autour de » John Doe ?
Si l’on choisit la seconde option, on peut dire que le film est une satire, assez féroce, des dérives du populisme de manipulation pratiqué par une fraction des élites bien décidée à renverser le système constitutionnel pour s’installer au pouvoir, en copiant la stratégie nazie. Ce scénario a un fondement historique – ce genre de tentation a existé aux Etats-Unis dans les années 1930, et c’est à cette actualité encore brûlante que le film fait allusion, le patron de presse est bien une sorte de Hitler. Le pouvoir de la presse, qui se branche directement sur l’opinion comme un shoot de mauvaise drogue, qui échappe à tout contrôle, qui attise les pires travers de la démocratie du public est ici violemment pris à partie – est visée la presse Hearst, la presse de caniveau placée sur le même plan que la propagande totalitaire. Donc, dans cette veine, même s’il censure les élus faibles, influençables et corruptibles (le maire...), le film est assez conservateur : il oppose, en creux au moins, les formes politiques légales, celles de la démocratie de représentation, celles de l’institution, de l’Etat de droit aux manœuvres putschistes du tycoon Norton.
Mais si l’on suit l’autre fil de lecture, alors ce qu’on découvre, c’est une sorte de célébration, archi- ou hyper-ranciérienne des puissances du quelconque. Tout se joue, si l’on veut, sur le nom. John Doe, le nom inventé par Ann Mitchell, la petite journaliste jamais à court d’expédients, c’est le degré zéro du nom propre, c’est le neutre et même l’insignifiant par excellence, « the name of the average man », le nom de l’homme ordinaire, tellement ordinaire qu’il en vient à signaler l’insignifiance, le presque rien, et qui tend vers personne...
Le nom qui va d’ailleurs échoir à un individu socialement déclassé, clochardisé, sans attaches, sans ressources, un SDF à ce point dissocié, désaffilié, qu’il tend aussi, socialement, vers le rien – littéralement, il ne tient plus sur ses jambes, il défaille à la vue d’un sandwich, un évanouissement qui est le premier pas vers sa disparition, sa mort d’inanition.
Mais, et c’est là que le film recèle une sorte de pépite philosophique, quelque chose va se produire qui va dérégler le mécanisme d’élimination de ce corps encombrant, ce déchet de la grande dépression. Ce quelque chose, qui se joue dans la scène du « casting » organisée par la jeune journaliste, c’est l’apparition d’un visage qui se trouve en l’occurrence être celui d’une star masculine du cinéma hollywoodien de l’époque, qui n’est au départ qu’un pur et simple accessoire de la machination intéressée imaginée par la jeune femme (« le physique de l’emploi »), mais qui va, à l’usage, devenir le vecteur du dérèglement de cette mécanique assez sordide – le faux suicide, annoncé pour la nuit de Noël, du faux chômeur John Doe.
Double dérèglement : d’une part parce que ce visage, la jeune femme va apprendre à le voir avec les yeux de l’amour et que la montée de l’affect amoureux va saturer la machination (devenue conspiration une fois que le patron de presse s’en est emparée) et d’autre part parce que le public populaire, lui aussi, va « tomber amoureux » de ce visage, au point de s’y retrouver, de s’identifier à ce corps perdu, ce qui est, à proprement parler l’opération par laquelle le public disparate (celui de la radio, du journal) se transforme en peuple. Double opération, à la clé de ce dérèglement, donc : formation d’un couple ( d’une communauté des amants, pour parler comme Blanchot), formation d’un peuple, non pas sociologique mais politique. Ce qui est intéressant ici, c’est la façon dont le visage vient, en plein contraste avec le nom, présenter la singularité pure et insubstituable qui est la condition nécessaire et suffisante pour qu’il se passe quelque chose qui se mette en travers du destin – la crise de 1929 et son coût humain comme figure du Destin, du Terrible.
La jeune fille, quand elle met en place son dispositif de capture du corps dont le sacrifice est fallacieusement annoncé (on rapprochera ce motif de celui de la pièce de théâtre de Nikolaï Erdman, Le suicidaire, une satire virulente de l’esprit de la NEP, aux premiers temps de l’URSS), se croit maîtresse du jeu, un jeu très cruel et sans scrupule – il consiste à élire un corps et un seul, pour le « sauver » très provisoirement, tout en rejetant à la rue tous les autres. Mais en vérité, elle se piège elle-même, puisque dès que le visage de Willoughby apparaît, elle est prise ; elle croit avoir trouvé, mais c’est elle qui est trouvée, elle croit avoir pris, mais c’est elle qui est prise, elle est déjà amoureuse, mais l’amour l’a précédée, elle ne le sait pas encore, et pourtant c’est déjà toute sa vie à venir qui se trouve sous emprise, soumise à une bifurcation dont elle ignore le principe, retournée comme un gant...
Pour qu’un événement prenne corps – un événement continu, comme un vent qui se lève, la formation d’un peuple, il faut un visage. Je ne sais pas si c’est du Lévinas, cela fait un moment que je ne me suis pas plongé dans Lévinas, mais ça y ressemble un peu...
C’est important, ici, cette affaire de visage : on voit bien en effet qu’il suffit qu’un visage intéressant (signe visible de l’apparition d’une singularité) apparaisse pour que tout le dispositif « policier » soit perturbé. En effet, ce qui caractérise le grand corps dégingandé qui va avec ce corps, c’est qu’il ne peut jamais rester à la place qu’on lui assigne, il est imprévisible, il gagne en autonomie... et par cette imprévisibilité, la politique revient, sous la forme des comptes qui ne tombent pas rond, sous la machination de l’apprenti dictateur. « John Doe » , le hobo, c’est un corps qui est sans cesse en train d’organiser ses lignes de fuite hors de la toile d’araignée où tente de l’enfermer le tycoon.
A ce propos, et pour poursuivre de manière un peu débridée, on remarque qu’autant le peuple de petits boutiquiers et de bons voisins que présente le film est un peuple tout à fait mièvre, un peuple taillé à la mesure du conformisme hollywoodien, un peuple capable de faire masse (la grande convention dans le stade) mais vraiment pas « surrectionnel », autant la plèbe, elle, ayant ici le visage du hobo est une figure beaucoup plus prometteuse. Il y a bien sûr Willoughby/Doe qui tente de composer avec la société et le pouvoir pour des raisons multiples (il est amoureux, pas seulement pris dans les jeux de pouvoir), mais sans jamais se renier comme hobo, et tout en étant périodiquement repris par la nostalgie de sa vie errante le long du rail (Jack London : Les vagabonds du rail – une grande mythologie américaine, avec ses charges poétiques, politiques, libertaires, anti-étatiques, anti-disciplinaires... Comment comprendre quelque chose au roman culte de Kerouac, On the Road, si on se réfère pas à cette généalogie ?).
Willoughby est donc dans le film une figure caractérisée de la plèbe, ce qui se manifeste, entre autres, par le fait qu’il ne dépose jamais complètement sa colère, qu’il explose au lieu de plier, à la fin, mais aussi par le fait qu’il n’entre jamais vraiment dans la peau du parvenu/combinard qu’il pourrait devenir, comme c’est le cas dans d’autres films dont la thématique est proche – All the King’s Men (Les fous du roi) de Robert Rossen, A face in the Crowd (Un homme dans la foule) d’Elia Kazan... Mais ce qui est intéressant, c’est que le caractère indomptable et ingouvernable de la plèbe est souligné par la présence de son double, son ami et compagnon de vagabondage qui le suit comme son ombre pour l’inciter à prendre la tangente, qui cultive son éthique de la fuite et de la marginalité et avec lequel le faux John Doe se retrouve à deux reprises on the road again...
Ce qui est intéressant et qui renvoie sans doute à des contraintes hollywoodiennes, c’est l’absence de la classe ouvrière, du prolétariat, dans ce peuple, absence mal masquée par l’apparition du peuple de pacotille dont je parlais plus haut, et la surexposition de la plèbe en la personne du hobo. Bien sûr, cela tient en partie à la richesse dramatique de ce personnage, à son côté pittoresque et poétique (un « vagabond céleste ») , mais ce n’est pas seulement cela : il est, d’un point de vue social, « le dehors », le point de fuite, il désigne une immense hétérotopie.
Or, le cinéma de Capra, sous les dehors de la comédie, ne cesse de nous présenter des hétérotopies, notamment des hétérotopies communistes plus ou moins camouflées - un appartement communautaire peuplé par une tribu d’originaux allergiques au travail et à l’argent, un milliardaire qui distribue sa fortune aux chômeurs, une cité idéale dans un lieu inaccessible du Tibet...
Willoughby et son ami, on n’a pas là seulement l’autre radical du capitaliste prédateur et mégalomane ; c’est aussi un peuple dont la rencontre avec la masse populaire reste infiniment problématique, bien sûr, mais une figure du peuple irréductible aux conditions du système, des appareils de pouvoir, des systèmes disciplinaires. C’est, si on veut, la veine libertaire du cinéma de Capra. Je ne sais pas si l’on peut parler ici de « populisme » , mais si c’est le cas, c’est plutôt d’un populisme à la Laclau qu’il s’agirait – le désignant de la possibilité d’un peuple politique.
Le populisme radical du film de Capra consiste à montrer comment un peuple politique, imparfait comme tout peuple politique, mais un peuple clairement distingué du peuple social (la population qui est un élément passif alors que le peuple politique est passé du côté de l’actif) surgit à partir de rien. Ici, pas du tout d’un événement qui en serait le support, pas même un « incident » comme le suicide par le feu du marchand ambuland Mohamed Bouazizi, juste une pauvre petite machination destinée à sauver un emploi de journaliste... on est vraiment dans l’infime et aux antipodes de la lutte des classes. Et pourtant, c’est de ce tout petit calcul que va, de fil en aiguille, surgir un peuple. Par la transfiguration du nom (le nom de ’rien’ qui devient le nom de ’tout’, du tout de l’espérance populaire) et la conjonction entre ce nom et un visage.
Ce populisme vient nous rappeler plusieurs choses. D’une part que la politique est, encore et toujours quelque chose qui met en jeu la présence et qui a besoin de corps, pour ne pas parler d’incarnation. La politique pour autant qu’elle consiste à donner consistance à un peuple, à faire apparaître un peuple – ce qui n’en est pas la pire des définitions. Mais aussi bien, on le voit sous nos yeux, même la politique la plus anti-populaire qui soit a besoin de corps, de montrer des corps ou un corps et de produire des agrégats autour de lui... Ceci étant dit pour mettre un bémol sur le motif en vogue de la politique par Internet, par pure activation et multiplication des réseaux, etc.
D’autre part, voici que montre le film : ce besoin de corps et de visage, cette relation apparemment nécessaire qui s’établit entre l’un (l’Un, l’unique) et la multitude ou le nombre (on pourrait discuter ce présupposé, d’ailleurs – Anonymous - « Nous sommes légions » et portons des masques, ce qui n’est pas incompatible avec le fait de « faire corps »), en tout cas, cette promotion de l’Un/multitude, cela n’est pas équivalent à une politique héroïque. L’Un n’a pas nécessairement figure de héros, John Doe est tout sauf un héros, il n’aspire pas au sacrifice, à la belle mort, il n’est pas un guerrier, il est toujours dans son rôle de « porte-parole » à contre-emploi, jamais ses faiblesses ne le quittent et sa propension la plus constante, c’est au fond de prendre la tangente, de chercher son salut dans la fuite – ce qui est assez deleuzien et parfaitement conforme à son destin de hobo. Le hobo est l’antihéros par excellence, il est la multitude, c’est à peine s’il a un nom, il n’existe que dans son appartenance à la fraternité mouvante des vagabonds. Même sa colère « homérique » à la fin ne fait pas de lui un héros, juste un homme épris de justice et ennemi du mensonge.
On peut appeler bien sûr ce genre de personnage un « héros ordinaire », le type de personnage que promeut de plus en plus intensivement, au temps de la disparition des héros classiques, l’industrie hollywoodienne... Mais, bien sûr, quand le mot héros est accolé à l’adjectif « ordinaire », son sens vacille...
Cependant, ce qui compte ici, c’est que l’accent est porté sur le fait que John Doe persiste à être, jusqu’au bout, un plébéien (il ne s’adapte pas aux mondes d’en haut qui s’ouvrent à lui, il ne « joue pas le jeu ») et il demeure totalement rétif à la dimension aristocratique du héros traditionnel (qui s’élève au-dessus de la condition des humains ordinaires.
C’est comme plébéien qu’il agrège un peuple autour de lui – il ne sait pas faire des discours, il n’a pas de belles manières, il est empoté (la scène avec la mère de son amoureuse), bourru, etc. Par quelque trait, évidemment, ce peuple lui ressemblera – c’est le peuple des laissés-pour-compte de la crise, des farmers criblés de dettes...
Le populisme du film consiste à mettre l’accent moins sur les traits ordinairement célébrés de la vie démocratique – le sentiment de l’égalité, les libertés individuelles... que, spécifiquement sur les puissances du populaire dans leurs relations avec le « jeu » entre le « rien » et le « tout », entre l’ « Un » et le « multiple ». La question des conditions de la démocratie (de l’institution démocratique) reste en arrière-plan dans le film. Ce qui en est le vrai sujet, c’est la poussée d’un peuple politique, son ascension et les menaces qui pèsent sur celle-ci. Ce qu’il nous raconte, donc, de ce point de vue, c’est une histoire de toujours, même si y sont en question les dispositifs les plus contemporains du pouvoir, la presse, la radio, les puissances d’argent...
Cette histoire de toujours, c’est celle de la formation d’un peuple singulier qui n’est le peuple de toujours, c’est-à-dire de l’éternel retour, qu’à la condition de cette extrême singularité – peuple des esclaves révoltés rassemblés autour de Spartacus, peuple des paysans souabes qui prennent les armes avec Thomas Münzer, peuple des plantations rassemblé autour de Toussaint et Dessalines... Peuple qui résiste aux appareils de capture, aux machines de guerre déployées contre lui – et y succombe. C’est cela que raconte le film : comment naît un peuple, comment il grandit et meurt. Mais c’est une comédie : donc John Doe ne finira ni sur un croix ni contre un mur – et pourtant, qu’elle est sinistre, cette scène du meeting où le peuple de John Doe, manipulé par les agents de l’apprenti dictateur le renient et l’outragent – comme le Christ...
Qui es-tu, demande à Willoughby, le monstre de la caverne ? « Outis ! », répond celui-ci, personne, juste un hobo qui passe... et sur ce hobo, sur ce « personne », un peuple s’édifiera. Un peuple voué, à la fin du film, à être normalisé par le New Deal rooseveltien, alternative enviable au complot fascistoïde de Norton, mais un peuple qui, dans l’instant de son éclat ascendant, aura eu, du moins, le mérite d’exister, fût-ce comme une étoile filante...