Jan Patočka et les survivances de l’Europe
Conférence prononcée lors de l’UIE « Orient, Orientation, Désorientation » en septembre 2018 à l’Université Galatasaray à Istanbul. [1]
« Notre problème, c’est de nous orienter dans notre situation [2] ».
S’orienter, cela veut forcément dire s’orienter dans la situation qui est la nôtre. Et l’orientation et la situation sont des sujets importants dans l’œuvre de Patočka. C’est notamment dans le cycle des séminaires clandestins Platon et l’Europe de l’année 1973, qu’il les développe [3].
À y lire Patočka, philosopher, c’est penser la situation [4]. Sinon, s’il ne s’agit que de « se réunir pour parler de choses abstraites et sublime », c’est peut-être « bel et bon mais, quant à leur portée, ces discussions ressemblent le plus souvent à un simple passe-temps pour vieilles dames [5] ». Penser la situation, évidemment, il le faut à partir de la situation. La philosophie doit expliquer aussi sa propre possibilité, montrer à la fin d’où elle parle. Ou plutôt juste avant la fin, juste avant de montrer ailleurs.
Mais si la situation est celle du désarroi de la pensée, d’où se laissera-t-elle penser, par qui et comment ? La pensée de la situation qui veut constater un naufrage de la pensée, doit ou répondre à ces questions, ou rester une affirmation abstraite, suspendue dans le vide, non située. Or le constat de Patočka est justement que l’Europe est morte et que son histoire est terminée. Comment répond donc Patočka aux défis qu’on vient d’évoquer ? C’est cette question que j’aimerais poser dans le présent essai.
Avant d’en venir là, il faudra néanmoins brièvement dire ce que Patočka entend par l’Europe et par sa mort. Deux questions dont on ne pourra qu’esquisser les réponses en espérant que le développement ultérieur les éclaircira davantage. Il importe de dire tout d’abord que la crise de l’Europe (sujet hérité de Husserl) est dès le départ la véritable motivation pour l’interrogation de ce qu’elle était. Qu’est-ce qu’elle est ? Elle n’est plus elle-même, en tout cas. Ce qu’elle était, est, en elle, détruit, mort.
Pour en rendre compte il faudrait parler de l’Europe en un double sens ; elle était d’un côté une concrète formation historico-politico-géographique, de l’autre, elle était ce qui survivait en elle. Elle s’est formée à travers une succession de catastrophes [6]. Dans une espèce de transposition phénoménologique de la translatio imperii, on voit émerger l’Europe comme Saint Empire Romain Germanique après la catastrophe de l’Empire Romain qui émerge lui-même après la décrédibilisation de la polis grecque qui survient en réaction à la dissolution du monde traditionnel du mythe [7]. Chacune des susnommées catastrophes est d’une part destruction d’un dispositif où une idée de vivre-ensemble prenait corps, d’autre part libération de cette dernière idée qui lui permet de transcender son cadre matériel donné. Ainsi Patočka peut dire « [qu’] à travers les catastrophes […], l’héritage s’étend [8] ».
Europe était donc essentiellement une héritière, et cela dès son origine dans la polis grecque. Déjà là elle hérite du monde mythique, de ce qui n’avait pas été elle. En tant qu’héritière, elle était identifiée par son héritage et en tant que différente de lui. Par conséquent, mourir, c’est pour elle ne plus accueillir cette survivance, ne plus être un lieu de ce retour. J’essaierai de tirer de cette structure quelques conséquences pour la réflexion sur la situation de l’Europe, pour la possibilité de l’orientation [9].
Il faut remarquer que l’interrogation patočkienne de l’Europe, de ce qu’elle était et du monde posteuropéen se situe dans un dialogue avec la pensée husserlienne de l’Europe. Dans ce dialogue, Patočka se montre critique de l’universalisme naïf de son professeur fribourgeois comme l’a montré notamment Kwok-Ying Lau dans la conférence « La conception de Patočka de l’Europe, une étude interculturelle » [10]. Il relève surtout deux points :
• premièrement, suivant la critique patočkienne, la rationalité de l’esprit européen a beau lui être spécifique, elle ne peut pas fonder quelque suprématie que ce soit ;
• deuxièmement, si, pour Husserl, l’européisation des civilisations extra-européennes devait répondre à la perte du monde en l’unissant et en réalisant sa véritable communauté, elle est, pour Patocka, une « malédiction de l’esprit européen [11] ».
Du reste, Kwok-Ying Lau affirme que la conception patočkienne de l’Europe n’est pas eurocentrée puisque le soin de l’âme, qui est son cœur, est comparable avec la pensée non-européenne telle que (c’est l’exemple que l’auteur choisit d’exploiter) la doctrine morale et politique du confucien Mencius [12]. Bien que la comparaison soit intéressante, je crois que l’argument devrait souligner plutôt comment Patočka entend ce que c’est que d’hériter. J’y reviendrai brièvement à la fin du papier.
Revenons-en maintenant à la pensée en tant qu’elle ne laisse pas impensée sa situation. Il est d’emblée clair qu’une pensée puisse dire le désarroi où elle-même se trouve, elle ne peut pas le faire depuis son seul point de vue puisque c’est celui-là même dont elle constate l’infirmité. Elle ne peut pas non plus le faire de l’extérieur, sous peine d’oublier la leçon de l’Introduction à la Phénoménologie de l’Esprit, faute dont se gardera Patočka qui commente longuement ce texte dans son cours de 1949/1950 [13]. Entre ces deux écueils, la pensée qu’on cherche doit s’en tenir à une position ambiguë entre soi-même et une pensée autre. Il faut donc parler de l’altérité, de ce qui est autre que l’Europe. Faut-il chercher l’orientation en tournant notre regard vers l’Orient comme nous le suggère Kant [14] ? Cette suggestion, on la retrouvera dans les réflexions de Patocka sur les égarements de l’Europe au XXe siècle. Mais avant d’en venir là, il ne sera pas inutile de s’arrêter brièvement sur une autre solution que considère Patočka dans « La surcivilisation et son conflit interne » écrit dans les années 1950 [15].
Dans cet essai, Patočka distingue entre la culture, la civilisation et la surcivilisation. Tandis que la culture se distingue par sa particularité, la civilisation est essentiellement caractérisée par une tendance à l’universalisation. La surcivilisation se distingue par ce que les moyens qu’elle emploie pour se propager sont rationnels, sont des raisons qui s’imposent à l’autre par leur contenu même [16]. En devenant rationnelle et en employant son rationalisme pour s’universaliser, la surcivilisation atteint supposément une parfaite adéquation des moyens à leur fin. En effet, comparé à la force guerrière et au prosélytisme religieux, le rationalisme scientifique apparaît comme intrinsèquement adéquat à une propagation sans bornes, puisque l’universalité est enveloppée dans son essence même.
Il semblerait donc que rien ne peut empêcher l’universalisation progressive de la surcivilisation, or elle est scindée en deux et se présente d’un côté et de l’autre du Rideau de fer sous les espèces de l’Union soviétique et de l’Occident capitaliste, soit une « surcivilisation radicale » et une « surcivilisation modérée ».
La vérité de l’Europe n’est pas représentée par son identité profonde mais au contraire par une non-identité qu’elle contient dans son centre comme un mur. Cette scission signifie que le problème de l’humanité à l’âge planétaire n’a pas de solution sur le plan de la rationalité européenne moderne. L’écart intérieur signifie le péril en lequel se trouve l’Europe si elle ne parvient pas à libérer sa pensée de la métaphysique. Métaphysique, dit Patočka, est la prétention à l’accès directe à la réalité. Métaphysique est de chercher à déplacer le rapport au monde de la « sphère de la foi, de la résolution et de la décision » dans la « fiabilité objective » [17].
ill. Jan Patočka devant Mala Strana, un beau quartier pragois, avec la basilique Saint Nicolas
Passons maintenant des années 1950 à vingt ans plus tard. Si dans « La surcivilisation » Patočka constatait un péril pour l’Europe qui peut ou se dépasser ou périr, dans les textes de « Fondements spirituels de la vie contemporaine » à travers « L’époque posteuropéenne et ses problèmes spirituels » et « L’Europe et l’époque posteuropéenne » jusqu’aux Platon et l’Europe et les Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire [18], ce qui en appelle à une transformation radicale est un constat autrement plus grave : l’Europe est morte dans les deux guerres mondiales, « elle s’est détruite elle-même par ses propres forces [19] ».
C’est ici que l’on peut revenir sur les questions que j’ai mises en tête de ces réflexions. À partir de quel point de vue, à partir de quelle position un constat de la mort de l’Europe se laisse-t-il énoncer ? Qu’est-ce qui avère le constat de l’advenue d’un monde posteuropéen ? Si l’Europe en tant qu’entité géographico-politique a perdu son emprise sur le monde, peut-être n’était-ce que pour se voir revivre dans d’autres puissances mondiales ? L’Europe, on l’a vu, s’est faite et a été faite à travers des catastrophes successives et c’est grâce à cela qu’elle s’était d’emblée constituée comme un héritage et comme une héritière. La catastrophe européenne du XXe siècle, n’est-elle pas « simplement » un autre bouleversement intérieur à l’histoire de l’Europe comme histoire des destructions et des recompositions ?
Dans les « Fondements spirituels de la vie contemporaine », « L’époque posteuropéenne et ses problèmes spirituels » et dans « L’Europe et après », Patočka commence par un long commentaire du livre An Introduction to Contemporary History de Geoffrey Barraclough [20]. La thèse qui intéresse Patočka chez l’historien est la suivante : après la Deuxième guerre mondiale, dans les années 1960, on entre dans un monde radicalement différent du précédent.
Ce n’est plus le « concert européen » mais des constellations d’autres « colosses démographiques et politiques extra-européens » qui jouent le rôle décisif dans le monde [21]. Ceci, dit Patočka, en conséquence de la faillite de l’impérialisme européen qui s’est révélé être impraticable [22]. C’est encore ce projet de l’extension de l’Europe, celui-là même que l’on a rencontré dans les analyses de la surcivilisation des années 1950. Comme dans ce précédent cas, il y a ici un lien interne entre l’Europe et son élan d’extension mais contrairement à l’essai des années 1950 d’après lequel le lien consistait en ce qui était propre à toute civilisation, Patočka pense dans les années 1970 qu’il est plus spécifiquement lié à l’Europe. Pour comprendre ce lien qui, à travers l’histoire de l’Europe, devient son destin, il faut suivre la remontée aux origines de l’Europe qu’opère Patočka pour examiner la thèse husserlienne selon laquelle « l’Europe est une intuition » [23].
Ce mot d’intuition qui ne fait référence à rien d’autre qu’au moment socratique, appelle tout de suite des précisions. Il suggère qu’il s’agit là d’une origine unique, qui confère à l’Europe une identité univoque qui ne se soutient que par ce qui lui est propre. Il en va ainsi parce que l’intuition au sens platonicien n’a d’appui que dans l’idéalité de l’objet intuitionné. Une telle intuition aurait donc fondé une identité idéale qu’il s’agirait de préserver de toute contamination, l’extérieur de l’Europe n’étant qu’une contingence empirique.
Or l’intuition socratique n’a pas d’objet positif mais est une visée toute négative comme une liberté par rapport à toute donnée [24]. Le sens positif de cette intuition est la cohérence possible d’un comportement fondé dans cette liberté. Dès lors, le sens s’émancipe de la réalité objective donnée et devient historique. L’existence humaine qui se passe fondamentalement dans le domaine du sens, entre alors dans l’histoire. Le sens ne peut plus être garanti par la seule tradition mais est toujours problématique et soutenu par le travail réflexif de recherche d’un fondement (« la philosophie est en quête de fondation [25] » dit Patočka).
Dans Platon et l’Europe, en 1973, Patocka interprète cette liberté comme un rapport au monde comme totalité non-totalisable, « totalité non additive mais englobante » pour reprendre le mot de Paul Ricoeur [26]. Le monde est ce qui n’est jamais donné en personne mais est donné ensemble avec chaque donation dans le monde comme une visée de la connexion de toutes choses. Dans chaque donation, la co-donation du monde est ce qui est caché, ce qui s’y dissimule, l’inépuisable mouvement de l’apparaître débordant sans cesse tout apparaissant donné ou possible [27]. C’est dans cet écart que jaillit la liberté.
Sur la base de ces quelques brèves remarques, on peut distinguer cette intuition fondatrice de l’identification plutôt idéale qu’historique. Formulons à ce propos, deux observations. La première porte sur l’apparition même du monde. C’est le mythe qui présente pour la première fois le monde comme un tout, fondamentalement transcendant tout étant apparaissant en son sein, c’est le mythe qui oppose le monde commun comme connexion totale de toutes les choses aux mondes privés [28]. C’est cette apparition mythique que la philosophie parvient à réinterpréter comme un problème et non plus comme une réponse. De ce qui asservit les humains aux dieux, elle transforme le mythe en une possibilité de se saisir de l’existence en assumant sa problématicité. L’humain ne peut jamais saisir la totalité du monde – condition impossible d’une fondation absolue du sens – mais il peut être en rapport au monde, réaliser ce rapport en s’efforçant de maintenir une attitude d’examen critique du sens qui n’est ni donné avec l’évidence dans ou avec les choses dans le monde, ni octroyé aux humains par la surpuissance divine du tout du monde mais qui se fait historiquement dans leur écart. Cet examen critique incessant est appelé par Patočka : le soin de l’âme.
Dans cette apparition mythique, il ne s’agit pas d’un mythe précis, d’une origine identifiable. Au contraire, la « vérité du mythe [29] » traverse des mythologies différentes. Elle ne fournit donc pas à la philosophie un fondement ultime mais est une origine trouée, qui ouvre la philosophie à un sentiment mystérieux de l’appartenance problématique au monde. La philosophie qui réfléchit cette origine n’est pas renvoyée à un ensemble des premières évidences mais se voit transie par un mystère qu’elle dépasse en dégageant une possibilité de la clarté mais qu’elle ne peut jamais tout à fait contenir et qui, donc, la surpasse à son tour.
Si la première observation regardait en amont, la seconde regarde en aval du moment socratique. L’univocité de son sens est contestée par l’opposition des deux philosophes (« deux frères ennemis ») qui présentent deux façons différentes d’envisager le soin de l’âme, à savoir Platon et Démocrite [30]. Les deux mettent en lumière selon Patočka le lien essentiel entre la compréhension du monde et de l’âme, mais tandis que pour le premier la conception ontologique se rapporte à la formation de l’âme comme à sa fin, pour Démocrite c’est au contraire la purification de l’âme de toute croyance non fondée qui est la condition de la connaissance objective de l’univers [31]. De ces deux penseurs ou de ces deux conceptions, c’est la seconde qui anticipe le développement de la science objectiviste et son geste qui entend rabattre l’intériorité psychique à son fondement objectif. Dans « L’Europe et après », c’est l’aspect démocritéen et l’aspect platonicien du soin de l’âme qu’il faut tenir ensemble et c’est parce que l’aspect démocritéen l’emporte que la philosophie se meut en science objectiviste et l’Europe en complexe technologique [32].
On pourrait alors croire que le moment socratique est à l’abri de l’ambiguïté qu’on vient de relever, que c’est par la suite que l’opposition de Platon et de Démocrite introduit l’ambiguïté qui fait bifurquer le chemin. La voie s’ouvre au recouvrement progressif du soin de l’âme par la connaissance des moyens de la domination du monde allant de pair avec l’oubli de l’historicité.
Or cette ambiguïté se redouble au sein même de l’œuvre de Platon. Il n’y a donc pas seulement une opposition entre Démocrite et Platon. Il faut également en voir une à l’intérieur même de la pensée de Platon qui élabore d’une part le programme du soin de l’âme et qui préfigure d’autre part son oubli en formulant une doctrine métaphysique [33]. Tout se décide, d’une certaine manière, dans le soin de l’âme platonicien. Tel que Patočka l’expose dans Platon et l’Europe, il est structuré en trois plans [34].
• Premièrement, le plan onto-cosmologique tire conséquence du fait que l’âme est ce à quoi apparaît le monde. Il s’agit de prendre soin de cette manifestation de la totalité du monde. De toujours mettre en évidence la différence entre le monde comme ensemble de l’étant et le monde comme un tout transcendant cet ensemble dont la cosmicité « dépasse toutes celles qui se prétendent exhaustives [35] ».
• Deuxièmement, le plan politique, l’héritage de la mort de Socrate ; la polis traditionnelle met à mort celui qui vient la questionner, elle se condamne alors elle-même puisqu’elle préfère commettre l’injustice plutôt que de se laisser mettre en question. Ce qui devient alors une question philosophique est la possibilité d’une polis où un philosophe peut vivre [36], c’est-à-dire d’une polis capable de faire face à la critique du philosophe qui dit, pour citer le mot de Marc Crépon, que « rien dans les relations morales ou politiques ne va de soi, que dans leur évidence immédiate n’est rien qui ne demande une explication [37] ».
• Troisièmement le plan psychologique, un examen continuel de soi-même, de l’âme comme lieu même de la manifestation. Il est la condition et la forme même des deux plans précédents dans la mesure où ils supposent une critique incessante de la cohérence et de l’évidence de nos opinions. Sur ce plan, le partage platonicien entre doxa et épistémè ne signifie pas qu’il faut abandonner la doxa et se placer sur le sol ferme de l’épistémè mais l’obligation d’un travail au sein de la doxa qui incombe à tout un chacun. « Toute vérité, écrit Patočka, commence comme une erreur au moins partielle [38] ». Ni dans l’âme elle-même ni ailleurs n’est aucune dernière assise pour appuyer cet examen autre que son exécution même [39].
Loin d’être un système métaphysique, le soin de l’âme postule un idéal de la « vie dans la vérité », de la vie tournée entièrement vers la clarté. Or, que le soin de l’âme reste tel ne va pas de soi. Son principe, sa raison et sa mesure doivent, sur tous les trois plans susnommés, résider dans la formation de l’âme comme le lieu de la manifestation et comme ce qui est par conséquent capable de vérité. Si telle est l’intention profonde de l’œuvre de Platon, il faut reconnaître, dit Patočka toujours dans Platon et l’Europe, que Platon lui-même n’est pas toujours à la hauteur de cette dernière et qu’il subordonne le soin de l’âme à un étant objectif, à savoir l’Idée. Le principe de l’apparition de l’étant ne serait pas dans l’appartenance problématique de l’humain au tout du monde mais « un étant supérieur [40] ». C’est alors que « l’idéal philosophique de la vie dans la vérité prend ici la forme d’un idéal métaphysique [41] ». Si donc Patočka dit à la fin du 4e séminaire du Platon et l’Europe que « l’Europe en tant qu’Europe est née du thème du soin de l’âme. Elle a péri pour l’avoir laissé de nouveau se voiler dans l’oubli [42] », il semble que ce péril est présent dès le début dans le renversement du soin de l’âme en métaphysique.
L’appréciation du terme de la métaphysique dans le corpus patočkien connaît une trajectoire assez tortueuse et il n’y a pas de place ici pour la suivre en détail. Je me contenterai donc de signaler qu’elle n’est pas toujours négative. C’est notamment dans le Platonisme négatif [43] de 1953 qu’elle reçoit une signification positive sous condition que l’Idée soit comprise comme une abréviation du mouvement du transcender et ne soit pas hypostasiée comme un étant positif, comme l’explique par ailleurs Renaud Barbaras dans la première étude du Mouvement de l’existence [44]. En revanche, son évaluation apparaît décidément négative dans l’essai sur la « surcivilisation » (la suite du Platonisme négatif) où il s’agit de dépasser toute pensée métaphysique qui, feignant de s’y opposer, serait secrètement nihiliste [45].
Pour en revenir au séminaire Platon et l’Europe qu’on a principalement suivi dans ce qui précède, la faute de la métaphysique y ressemble à ce qu’on lui reproche dans « La surcivilisation et son conflit interne », à savoir qu’elle soumet l’apparaître et donc les trois moments de sa structure, le sujet, autrui et le monde, à un étant objectif. L’étant objectif que l’on peut saisir, que la pensée peut épuiser et pour ainsi dire dominer. C’est-à-dire que si le soin de l’âme engageait le sujet dans un jeu où le monde, inépuisable, était tantôt adversaire, tantôt partenaire, la métaphysique serait la tentative d’une emprise théorique sur le monde.
On peut donc après cette longue digression revenir sur le sujet de l’élan de l’universalisation de la civilisation européenne. À la lumière des développements précédents, on peut voir, il me semble, le rapport qu’il y a entre le renversement de l’idéal de la « vie dans la vérité » en « idéal métaphysique » et le renversement du soin de l’âme en « souci de la domination du monde [46] ». D’un côté la métaphysique prépare par son objectivisme le déplacement du point d’équilibre de la pensée dans la sphère des moyens. De l’autre, en tant qu’elle est une pensée de l’ordre universel du monde, cet ordre doit tendre à se réaliser, le rapport au monde comme un tout englobant se renverse alors dans une prétention à devenir le tout du monde.
Cette façon très générale de formuler ce lien se laisse spécifier de plusieurs manières plus ou moins spéculatives dont la plus poussée me semble la tentative des 5e et 6e « Essais hérétiques » où la multiplication toujours plus grande des connaissances objectives due à l’orientation unilatérale de la pensée scientifique mène à la spécialisation de toutes les activités et par conséquent à une toujours plus grande dépendance du dispositif technologique complexe [47]. L’existence de ce dernier est l’ultime stade de l’objectivation généralisée de l’étant. La tendance de ce dispositif à sa réalisation la plus pleine passe par l’accumulation maximale de l’énergie, et détermine alors par la suite le vingtième siècle comme un siècle de la guerre [48], la guerre étant « la plus grande entreprise de la civilisation industrielle [49] ».
La tentation pour le soin de l’âme de se ranger sous l’égide de l’étant (qui correspond à son renversement en « idéal métaphysique ») apparaît alors comme nécessaire puisque inscrite dans l’origine même de l’Esprit européen. Il est tentant de penser que ce dernier doit aller jusqu’au bout pour épuiser les conséquences de cet égarement, s’en libérer et tout à fait le dépasser, mais Patočka ne tire à ma connaissance jamais explicitement cette conclusion hégélienne : dans l’histoire telle que Patocka la voit, rien n’est jamais acquis une fois pour toute, y compris son historicité même. La mort de l’Europe qui est l’issue de son expansionnisme, n’est-elle pas un reflet, une répétition de la condamnation divine qui frappe la polis grecque qui a mis à mort Socrate et révèle ainsi qu’elle « est dans le mal » comme en parle Patočka dans le 5e séminaire du cycle Platon et l’Europe [50] ?
Mais revenons au commentaire de Barraclough des trois essais du début des années 1970 que l’on a déjà mentionnés [51]. Patočka y esquisse un mouvement historique qui va de la Révolution industrielle à l’impérialisme et de l’impérialisme aux deux Guerres mondiales. Ces dernières auraient scellé la faillite finale de l’impérialisme européen, en même temps que la mort de l’Europe et sa sortie de l’histoire. Il aurait semblé que le devenir-le-tout-du-monde est devenu l’unique façon d’être historique pour l’Europe, étant donné que le souci de la domination du monde aurait barré le chemin au soin de l’âme.
À l’issue de la Deuxième Guerre mondiale émerge « un monde post-colonial, formellement européanisé, mais dont le contenu est nouveau, non-européen. C’est un monde où l’Europe a cessé de jouer le rôle déterminant sur le plan du pouvoir comme dans la sphère culturelle, et où, à côté des deux superpuissances, commencent à entrer en scène d’autres colosses démographiques et politiques extra-européen [52] ». J’aimerais maintenant comparer cette façon d’appréhender la situation avec celle que l’on a vue dans « La Surcivilisation et son conflit interne ». Le trait dominant n’est plus l’antinomie qui oppose la version modérée et la version radicale de la civilisation rationnelle. Désormais le plus important semblerait être que l’Europe est devenue monde, le monde étant européisé, mais qu’elle perd en même temps son pouvoir. En outre, de cette Europe devenue monde, du monde européisé, on apprend qu’il ne l’est que formellement, tandis que son contenu est foncièrement différent. Patočka pense d’abord aux États-Unis et à l’Union Soviétique. Bien qu’ils « vivent du moins à partir d’idées et des motifs produits par la dialectique de la décomposition de cette substance [européenne] », ils sont « eux-aussi aliénés à l’égard des grandes traditions de l’Antiquité et du christianisme [53] ». Du reste, de nouveaux pouvoirs mondiaux prennent l’aspect européen en adoptant sa technologie et son organisation mais se nourrissent intérieurement de substances historiques toutes différentes. En un mot, advient un monde posteuropéen. Monde qui dans ses formes extérieures peut conserver des éléments propres à l’Europe mais qui a une signification et un sens nouveaux [54].
J’aimerais insister sur ce paradoxe : une généralisation de l’Europe et en même temps l’extinction de sa vie intérieure. Cette généralisation – qui « apparaît aujourd’hui comme un fait incontournable [55] » – est de prime abord matérielle, Patočka parle de la technologie et des techniques de l’organisation. C’est comme si l’Europe, dans son effort pour devenir monde, répandait sur tout le monde son corps démesuré. Et comme si, en même temps, l’esprit de l’Europe ne suffisait pas pour animer ce corps monstrueux. L’aspect que son propre corps donne à voir à l’Europe est alors le spectacle d’une aliénation, d’une dépossession de soi. Ce n’est pas seulement la technologie mais également des idées qui ne sont plus à elle. Parlant du marxisme qui paraissait être encore un candidat possible d’un prolongement de l’esprit européen, Patočka commente ainsi la série « Marx, Lénine, Staline, Mao » : « l’assimilation de ces systèmes de pensée se fait, non seulement en fonction de la situation historique momentanée, mais en harmonie avec les traditions indigènes et les thèmes déjà propres aux collectivités concernées [56] ». Commentant la révolution en Chine, il se demande si « à travers l’habit moderne ne transparaît pas l’antique « universisme » chinois [57] ». « Les géants émergents ne sont pas des nouveau-nés, enfants du XXe siècle [58] », dit-il encore.
Que voit donc l’Europe quand elle contemple son énorme corps devenu monde ? Serait-ce trop osé de dire que de contempler son propre corps dont on est dépossédé, qui n’est plus à nous, que l’on reconnaît comme ce qui était à nous mais qui ne l’est plus, c’est contempler notre propre cadavre comme dans la scène où l’esprit demande étourdiment à la Mort : « qui êtes-vous ? » ; et elle ne fait que lui montrer du doigt solennellement le cadavre gisant sur le sol ? En cela, on voit l’Europe en train de comprendre sa situation non dans le regard porté sur sa division interne comme dans l’essai sur la surcivilisation mais dans le regard tourné dehors. C’est finalement l’image que renvoie à l’Europe l’Orient qui lui fait comprendre la nouveauté du monde pluriel posteuropéen où elle entre et doit apprendre à s’orienter.
S’il est vrai que l’Europe est morte dans le même moment qu’elle est devenue monde, on peut justement s’interroger s’il y a entre ces deux faits un autre lien que l’épuisement de ses ressources matérielles. Ce lien est sans doute la pensée erronée du monde comme totalisable. Si l’Europe a été dans son essence logos et ratio, l’émergence d’une universalité capable de « faire du monde un monde un [59] », de réaliser un monde commun, cette capacité était également frappée par l’ambiguïté fatidique que l’on a suivie. Devenue une prétention à la domination du monde, elle s’est vidée de son sens initial.
Pour conclure, je vais maintenant revenir à la problématique du départ. Dans ce qui précède, j’ai exposé quelques éléments que Patočka utilise pour rendre compte de la situation de l’Europe. C’était cependant autant d’éléments objectifs mis en place pour comprendre une réalité qui ne se laisse pas entièrement objectiver. En effet, la situation comporte toujours un aspect objectif mais également un aspect subjectif, à savoir l’attitude que l’on prend vis-à-vis d’elle [60]. L’attitude qu’assume le sujet dans et par rapport à sa situation, participe à la constitution de cette dernière. Il s’agit d’une part de sa disposition affective et de l’autre part sa conscience plus ou moins juste de la situation. La réflexion sur la situation la modifie en même temps qu’elle réfléchit sur elle. Loin d’être une neutre contemplation, elle est une véritable « action intérieure [61] ». C’est grâce à ces considérations que Patočka peut affirmer dans Platon et l’Europe que le chemin du philosophe en dehors de la grotte platonicienne et son retour sont en réalité « un seul et même mouvement [62] ». « Nous philosophons dans la caverne, dit-il, et la philosophie que nous nous efforçons de formuler dans l’élan qui nous fait quitter la caverne, fait elle-même partie de la caverne [63] ». Il n’y a aucun dehors de la situation où la philosophie peut s’établir, impassible [64]. Elle ne peut que s’employer à modifier la situation dans un va-et-vient entre son intérieur qui nous engloutit, et sa limite extrême d’où elle puise sa lucidité, et ainsi répondre à l’urgence qui nous opprime.
Et c’est ici qu’on revient pour la dernière fois au soin de l’âme. « Le soin de l’âme, qui est à la base de l’héritage européen, n’est-il pas aujourd’hui encore à même de nous interpeller, nous qui avons besoin de trouver un appui au milieu de la faiblesse générale et de l’acquiescement au déclin [65] » ? L’importance que notre auteur accorde à ce phénomène si européen qu’il se confond avec Europe même, nous pousse à nous demander encore une fois si malgré la critique de l’eurocentrisme husserlien, Patočka n’y succombe pas lui-même.
En effet, Patočka accorde résolument à l’idée du soin de l’âme une signification universelle tout en insistant sur son origine particulièrement européenne (bien que « trouée », on l’a dit, par son encadrement dans le monde antéhistorique et non-européen du mythe). Malgré cela, c’est la façon dont il interprète la notion d’héritage qui me semble délivrer cette idée du soupçon de l’eurocentrisme. D’une part, dans le monde posteuropéen dont l’avènement est affirmé par Patočka le plus résolument, l’Europe n’a plus aucun privilège par rapport à cet héritage. D’autre part, hériter, ce n’est pas passivement accepter ou d’être assimilé par quelque chose d’étranger. C’est d’accueillir une survivance en devenant autre que soi-même mais aussi devenir soi-même en pouvant réfléchir sa propre vie grâce à l’écart qu’introduit à l’intérieur de notre propre vie cet héritage. « Répéter, écrit Patočka, ne signifie pas refaire ce qui a été là déjà une fois. Répéter signifie revendiquer le même en des guises nouvelles, dire le même avec des mots nouveaux, par des moyens nouveaux. Nous devons dire ce qui est toujours à nouveau et toujours différemment, mais ce que nous disons doit être toujours le même [66] » !
Adam Pasek
BIBLIOGRAPHIE :
BARBARAS, Renaud, Le Mouvement de l’existence, Chatou, Les Editions de la Transparence, 2007.
BERNARD, Marion, Patočka et l’unité polémique du monde, Louvain-La-Neuve, Peeters, 2016.
CHVATÍK, Ivan (éditeur), Myšlení Jana Patočky očima dnešní fenomenologie, Praha, OIKOYMEH, 2009.
PATOČKA. Jan, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, trad. par Erika Abrams, préface de Paul Ricoeur et postface de Roman Jakobson, Lagrasse, Verdier, 1981.
PATOČKA, Jan, Platon et l’Europe. Séminaire privé du semestre d’été 1973, trad. par Erika Abrams, Lagrasse, Verdier, 1983.
PATOČKA, Jan, Liberté et sacrifice. Ecrits politiques, trad. par Erika Abrams, Grenoble, Millon, 1990.
PATOČKA, Jan, Sebrané spisy vol. 2, Péče o duši II. Stati z let 1970—1977, nevydané texty a přednášky ze sedmdesátých let, texte établi par Ivan Chvatík et Pavel Kouba, Praha, OIKOUMENH, 1999.
PATOČKA, Jan, Sebrané spisy vol. 3, Péče o duši III. Nitro a svět, nepublikované texty ze 40. let, texte établi par Ivan Chvatík et Pavel Kouba, OIKOUMENH, 2002.
PATOČKA, Jan, L’Europe et après l’Europe, trad. par Erika Abrams, postface de Marc Crépon, Lagrasse, Verdier, 2007.
PATOČKA, Jan, Sebrané spisy vol. 8/1, Fenomenologické spisy III/1. Nitro a svět, nepublikované texty ze 40. Let, texte établi par Ivan Chvatík, Jan Frei et Jan Puc, Praha, OIKOUMENH, 2014.
RICOEUR, Paul, « Jan Patočka et le nihilisme », in : Esprit, no. 166 (11), novembre 1990, pp. 30—37.
Photographie en tête d’article : Occupation de Prague en Août 1968.