Le différend culturel

, par Alain Brossat


[Nde : Pour accompagner l’annonce de notre prochaine Université d’été, et témoigner d’un certain esprit de suite, voire d’un entêtement revendiqué, nous publions ci-dessous l’intervention d’Alain Brossat à la toute première rencontre organisée par Ici et Ailleurs. C’était à Chilhac, en 2007.]

Nous avons tenu à placer cette université d’été sous le signe d’un concept un peu plus exigeant que la thématique très générale de la relation qui s’établit, sur toutes sortes de plans, entre culture et politique – le différend culturel, donc. Mais d’emblée, ce choix nous fait entrer dans le sujet d’une manière plus abrupte que nous l’aurions souhaité – puisqu’il s’avère que cette notion, empruntée, bien sûr, au livre de Jean-François Lyotard qui porte ce titre, est à peu près intraduisible dans les langues que pratiquent les uns et les autres des participants à cette université et dont le français n’est pas la première langue. C’est la raison pour laquelle le terme français a été conservé dans la traduction anglaise, et que les traducteurs allemand, chinois (etc.) de Lyotard se sont cassés la tête pour trouver le terme adéquat qui restitue au plus près le concept qu’il forge.
C’est qu’en effet, en inventant ce concept, Lyotard procède par différenciation : en opposant ce qui fait la singularité du différend à tout ce qui peut être subsumé sous des notions comme conflit, dispute, désaccord et, singulièrement, litige. Il y a différend lorsqu’aucune espèce d’instance arbitrale ne peut s’interposer entre deux parties en conflit et lorsqu’aucune des ressources du langage ne permet de rétablir des conditions d’échange, de négociation, de communication entre ces deux parties. Il y a différend lorsque s’opposent, non seulement des types de normes, des législations mais des archétypes de la loi ; il y a différend lorsque se confrontent et s’affrontent des genres de discours hétérogènes.
Ainsi, il y a différend (et c’est le cas pour ainsi dire chimiquement pur, davantage qu’un simple exemple, à partir duquel s’édifie toute la réflexion de Lyotard sur ce motif) lorsque nous, qui ne doutons pas de la réalité de l’entreprise d’extermination des races dites inférieures par les nazis, nous heurtons au scepticisme ou à l’argumentation perverse du négationniste ; celui-ci nous somme de présenter les preuves tangibles de cette entreprise – les chambres à gaz. Or, le propre de celle-ci est, précisément, d’inclure l’effacement aussi complet que possible de ses traces, de programmer l’impossibilité pour le monde d’après d’agencer un récit "sur pièces" de ce qui s’est accompli ou plutôt perpétré autour des chambres à gaz. Et donc, pour "donner satisfaction", si l’on peut dire, au négationniste, il faudrait que soit en mesure de témoigner un survivant de la mise à mort industrielle, quelqu’un qui soit sorti vivant de la chambre à gaz – ce qui est par définition impossible. Et donc, nous qui savons que l’extermination a bien eu lieu sommes confrontés dans ce cas-là au redoublement de l’épreuve du désastre, à son prolongement infini, puisque nous sommes ici dans l’impossibilité absolue d’apporter les "preuves" que réclame, de mauvaise plutôt que de bonne foi, le négationniste.
Entre sa position, parée d’une sorte d’alibi positiviste – je ne crois à la réalité que de ce dont des preuves d’existence documentaire irrécusables me sont présentées – et qui est, en vérité, celle d’un destructeur de réalité (ou, comme le dit Hannah Arendt, de transformateur de la réalité en opinion) et ma position propre (qui considère comme essentiel pour le présent que puisse s’établir un récit véridique de ce que fut l’entreprise d’extermination raciale conduite par les nazis), entre les deux positions en présence ici s’établit un véritable différend, et non pas un simple litige ou une simple différence d’appréciation.
Ce qui en effet singularise la situation dont il est ici question, c’est l’impossibilité du recours à une instance qui s’établirait dans la position du juge ou de l’arbitre, doté de l’autorité incontestable permettant de nous départager. En effet, pour pouvoir le faire, il faudrait que cette autorité dispose, elle, des moyens d’une connaissance irrécusable dont on sait qu’elle est, par définition, impossible – cette connaissance ne peut être, dans ce cas, que directe, celle d’une victime, donc – et toutes les victimes sont mortes, dès l’instant où elles sont entrées dans une chambre à gaz. Un litige, de quelque nature qu’il soit, grave ou léger, peut être tranché par une instance arbitrale : un tribunal, un congrès de savants compétents, une assemblée tribale, etc. Mais ici rien de semblable, car aucun témoin direct ne peut se présenter à la barre du tribunal de l’Histoire et dire : j’y étais, j’ai vu, j’ai suffoqué avec les autres et me voici pour établir le procès-verbal détaillé de ce qui s’est passé entre le moment où le convoi n° tant s’est présenté sur la rampe d’Auschwitz et le moment où ceux qui le composaient se sont envolés en fumée...

Lyotard montre, par ailleurs, que cette notion de différend trouve bien d’autres champs d’application dans les sociétés modernes. Il expose la façon dont les employeurs et l’Etat d’un côté, les salariés de l’autre non seulement s’opposent à propos du droit du travail, en entendant les clauses sur des modes constamment divergents, mais, plus radicalement, sont installés à ce propos dans une situation de différend infini ; cela va se manifester en pleine lumière dès lors que se présentent des projets des règlementation du droit de grève, comme on l’a vu tout récemment encore, en France, dans le domaine des transports : pour les salariés de ce secteur, le droit de grève n’est effectif que pour autant qu’il est un droit d’entrave, quand les négociations ont échoué, les salariés ne peuvent espérer se faire entendre qu’à la condition de recourir à la grève comme moyen de perturbation de la vie sociale et économique ; tandis que l’autre partie insistera, elle, sur le "droit" de tout un chacun à se déplacer, à se rendre à son travail, des entrepreneurs à se livrer à leurs activités économiques, etc. Sur le fond, rien ne peut concilier les deux "droits" qui se font face et ce sont donc en dernière instance les rapports de force qui tranchent – ce qui s’est tout récemment manifesté, en France, par le vote d’une loi statuant sur l’instauration d’un "service minimum" dans le secteur des transports.

Le concept du différend (et non pas simplement la notion de différend), tel que l’a élaboré Lyotard, nous est précieux, car il nous permet d’amarrer une critique des utopies légères et passe-partout de la communication qui spéculent sans fin sur le devenir-fluide de toutes les modalités relationnelles, sociales, économiques, linguistiques, culturelles, etc. Le concept du différend est un antidote philosophique aux concepts porte-manteaux de l’interculturalité, du métissage culturel, de l’âge de la communication (etc.), car il attire notre attention sur le fait qu’il ne suffit pas que soient définies des normes communicationnelles ou des règlements discursifs pour que puissent s’établir, entre les uns et les autres, des accords raisonnés. Le simple fait que, dans le contexte de la globalisation, les circuits d’intégration communicationnels ne cessent de s’allonger (pour parler dans la langue de Norbert Elias) ne comporte aucune garantie automatique en terme d’amélioration d’une compréhension effective et d’un partage entre les uns et les autres. Il ne suffit pas de disposer des mêmes outils (l’Internet) de communication et d’un espéranto commode (l’anglais) pour s’entendre sur ce qui importe vraiment. On serait plutôt porté à soupçonner que ce sont les occasions et les formes du différend qui ont tendance, dans ces espaces liquides, à se multiplier et à se diversifier. D’une certaine manière, cette université d’été pourrait être considérée comme un laboratoire dans lequel nous procéderions, à ce propos, à une sorte d’expérimentation sur nous-mêmes autour de ce motif, comme Pasteur expérimenta sur lui-même le vaccin contre la rage...

Ceci étant dit, il n’est pas sûr que la notion de différend culturel, telle que nous l’avons mise en avant un peu imprudemment peut-être dans notre programme, soit tout à fait conforme au concept élaboré par Lyotard. En effet, les situations qu’il décrit apparaissent d’autant plus frappées du sceau d’une inquiétante étrangeté qu’elles se situent dans un même espace et mettent aux prises des "proches", des gens qui parlent la même langue, vivent selon les mêmes normes, partagent une même Histoire, etc. Il est important que la querelle autour du révisionnisme en Allemagne et du négationnisme en France ait mis aux prises, dans les années 1980, avant tout des "gens du même monde", des historiens, des universitaires – et c’est précisément cette proximité qui rendait ces débats si explosifs. Ce que nous serions portés, en première approche, à désigner comme "différend culturel" serait d’une espèce sensiblement différente : des situations de radicale incompréhension, souvent accompagnées de violences, surgissant lors de la rencontre entre des individus ou des groupes relevant de cultures ou de "mondes" que séparent de considérables écarts normatifs. Prenons un exemple simple, que j’emprunte au beau livre de l’historien Nathan Wachtel, La Culture des vaincus : au cours de la conquête des terres andines par les Espagnols, un prêtre catholique présente une bible à un dignitaire inca, lui faisant savoir qu’il contient la parole de Dieu. Celui-ci retourne dans tous les sens cet objet qui ne fait pas sens pour lui, en tant que livre, sa civilisation ignorant l’écriture, le porte à son oreille dans l’espoir d’entendre la parole promise et n’entendant rien, dépité, jette le livre à terre. Sur ce, scandalisés par ce sacrilège, les soldats espagnols se jettent sur lui... On pourrait dire qu’on a assurément affaire ici à un cas classique – et dramatique – de "différend culturel" : la question n’est pas tant que les Espagnols et les Incas n’auraient pas de langue commune et échoueraient pour cette raison à "communiquer" ; ils disposent, dès l’époque où se situe cet épisode, d’interprètes connaissant les langues respectives du vainqueur et du vaincu. Le problème est bien davantage que les uns et les autres pensent, évaluent les situations, jugent et agissent selon des codes, et pas seulement des normes, qui sont absolument hétérogènes et qui, eux, ne "communiquent" pas. On est donc typiquement dans une situation où, non seulement parler ne suffit pas mais où, plus abruptement, parler ne sert à rien, voire aggrave le désaccord. Dans la situation évoquée par Wachtel, les cultures et les civilisations qui se rencontrent là pour la première fois se tiennent, du point de vue de leurs fondements, à des années-lumières les unes des autres et les processus d’acculturation sont à peine engagés. C’est sur ce fond d’hétérogénéité radicale que surgit le différend.
Le contexte dans lequel nous vivons aujourd’hui est tout autre. En effet, ce qu’il nous faut concevoir, c’est la possibilité, a priori impensable et même choquante, de la démultiplication des occasions et figures de différend à l’époque du tout communicationnel, à l’époque de la multiplication non seulement des "échanges" culturels, mais des formes d’hybridation multiples qui se célèbrent conventionnellement sous les noms d’interculturalité et de métissage culturel. Ce qu’il nous faut bien concevoir, si nous voulons regarder en face la réalité présente ou, plus fortement, l’époque, c’est l’intrication de ces deux phénomènes : le resserrement continu des réseaux d’interaction entre différentes cultures et civilisations, l’émergence d’une sorte de "culture mondiale" (au sens où l’on parle de "mondialisation" et de musique mondiale, world music) en cours d’homogénéisation et l’ouverture, dans ce processus même, d’une multitude de brèches béantes en forme de clashes et de décrochages à l’occasion desquels revient en boomerang la figure non pas seulement du "malentendu" entre sensibilités culturelles différents, mais bien du différend entre des dispositions ou des conduites, un différend qui souvent, apparaît si radical, si abyssal que le plus commode est encore d’en décréter l’origine immémoriale et de la rapporter à des essences. N’ayons garde d’oublier que l’époque de la globalisation, plus ou moins perçue en forme de fin de l’Histoire se nomme aussi bien comme âge du retour en force du motif du choc des civilisations, comme si, au fond, l’on avait affaire, ici, aux deux faces d’une même médaille. Comme me le faisait judicieusement remarquer Orgest Azizaj, le défi qui nous est ici lancé est celui qui consiste à penser la coextensivité de deux "discours d’époque" – celui qui s’est agencé autour du nom de Francis Fukuyama et de son livre sur l’heureuse fin démocratique de l’Histoire, et celui qui a pour emblème le livre de Samuel Huntington sur le choc des civilisations.
Ce qu’il nous faut donc concevoir, c’est ce processus de diffraction du différend, sous ses formes souvent les plus radicales, dans les conditions mêmes d’un devenir lisse et apparemment homogène des conditions culturelles "mondialisées".

L’une des raisons pour lesquelles nous, Européens de l’Ouest nous sentons rassurés et soulagés la première fois que nous débarquons dans une grande ville d’Extrême-Orient, au Japon, à Taïwan ou à Hong-Kong, c’est que nous retrouvons immédiatement les signes et marqueurs superficiels de la "culture mondiale", au sens le plus extensif du terme, lesquels vont s’interposer entre nous et la redoutable épreuve de l’immersion dans une civilisation tout autre. Portés par le flux tiède de cette sorte d’espéranto culturel qui est celui de la globalisation, nous succombons à une douce euphorie – pas du tout Lost in Translation, mais au contraire, portés par les pictogrammes du métro, rassurés de nous retrouver en un monde peuplé des tous ces produits standardisés qui nous sont familiers, ravis du bon effet de nos trois mots d’anglais, voici que nous nous détendons tout à fait : ce n’était donc que cela l’épreuve de ce lointain "extrême" ! Et puis, que l’expérience se prolonge au-delà des dimensions de la brève plongée touristique, et voilà que commencent à se multiplier, dans les circonstances de la vie les plus banales, ces moments de vertige et de désarroi, ces micro-expériences à l’occasion desquels nous allons nous persuader que, résolument, nous ne comprenons rien, rigoureusement rien, au monde dans lequel nous sommes immergés – et ceci pour la bonne et simple raison que, pour parodier une formule célèbre de Mai 68, sous l’élément liquide de la globalisation culturelle se maintient à peu près intact le granit de l’hétérogénéité des codes et des normes culturelles. Nous avons ici parmi nous un ami, belge d’origine, qui vit et enseigne au Japon depuis des décennies, dont la compagne est japonaise et qui parle japonais à leur petite fille... – eh bien, aujourd’hui encore, cet ami très cher n’est pas toujours certain d’avoir employé la formule de remerciement appropriée ou d’avoir employé le terme convenable, pour dire, tout simplement, à un champion de sumo – « merci, cher Maître... »

L’homogénéisation normative à marches forcées à laquelle on assiste actuellement (dont, par exemple, la préparation des JO de Pékin est, à l’échelle d’un pays de plus d’un milliard d’habitants, un laboratoire parmi d’autres) a pour contrepartie, paradoxale en apparence seulement, le durcissement des situations dans lesquelles le différend va opérer un retour en force, et ce, aussi bien à l’échelle du "détail", microcosmique, qu’à celle des grandes religions ou des civilisations. Ou, plus exactement, c’est souvent sur un mode "infime", à travers des "détails", que va se manifester chez nous, dans nos métropoles, ce retour strident du différend au cœur même des processus d’homogénéisation des normes. Martine Lefeuvre-Déotte a repéré ce phénomène, il y a quelque temps déjà, à l’œuvre dans les procès pour excision, en France. On l’a vu revenir au galop lors de l’affaire du "foulard islamique" ou d’autres "problèmes de société" ayant trait aux croyances, aux mœurs, au mode de vie... Ces différentes affaires qui tendent aujourd’hui à se cristalliser autour des relations crispées établies entre la modernité occidentale et un certain Islam ou islamisme (voir la vitesse foudroyante à laquelle l’affaire des caricatures de Mahomet est devenue un feuilleton mondial) montrent qu’en dépit des apparences, l’homogénéisation normative est un processus accidenté et périlleux, un processus surtout qui a ses bénéficiaires et ses laissés pour compte, sans que l’on puisse réduire ce mode de différenciation à une simple opposition entre modernistes éclairés et traditionalistes obscurantistes.
Cette remarque vaut aussi bien pour le domaine du mode de vie que pour celui de la politique ou encore la culture entendue comme mode de consommation des produits culturels. Ainsi, pour certains, la globalisation démocratique, c’est l’air de la liberté qui se respire à pleins poumons après une longue nuit vouée à la dictature ; mais pour d’autres, c’est l’invasion étrangère et le chaos de la guerre civile ; pour certains, l’entrée dans l’âge de la "société liquide" (Z. Bauman) ouvre de nouveaux champs de possibles, pour d’autres cela se manifeste comme une violente agression mettant en péril leur identité ; pour les uns, l’expansion sans fin de la sphère culturelle ouvre l’accès à une sorte d’âge de l’insouciance esthétique, pour d’autres, c’est l’abonnement perpétuel à la télé poubelle et à la musique de salle de bain. C’est l’inégalité même, souvent brutale, de ces effets de l’homogénéisation normative qui va remettre en selle le différend à propos du plus futile comme de l’essentiel : j’ai toujours un peu de mal à admettre, vivant et travaillant en banlieue parisienne à forte composante immigrée, que regarder quelqu’un dans les yeux, surtout quand on lui parle, puisse être compris comme une agression ou un défi ; selon le code de civilité qui m’a été inculqué dans ma jeunesse, ce n’est qu’une marque de politesse ou d’intérêt. Détail, direz-vous. Mais qui s’inscrit exactement dans la même logique de réémergence du différend, aujourd’hui mondial, à propos de ce qu’il en est, à proprement parler, de la démocratie : slogan publicitaire des nouveaux Croisés pour les uns, horizon indépassable de notre âge historique pour les autres, comme la révolution ou le communisme l’était pour d’autres encore (voire les mêmes) il n’y a pas si longtemps.

Le trait spécifique de la conjoncture dans laquelle la multiplication des différends se présente comme une sorte d’effet secondaire de la globalisation, de dégât collatéral de la mondialisation, c’est l’hyperpolitisation des enjeux culturels – le mot culture étant entendu ici dans son sens le plus extensif, mode de vie, questions de l’art, pratiques religieuses, etc. Ce sont des systèmes normatifs, des systèmes d’inscription de la loi, des dogmes, des modes d’appareillage de la vérité, des régimes de vérité (etc.) qui se heurtent de plein fouet – et pas seulement des opinions et des intérêts – lorsqu’est prononcée la fatwa contre Salman Rushdie, à l’occasion de la publication des Versets sataniques ou de l’affaire des caricatures de Mahomet ; mais aussi bien lorsqu’un Premier Ministre japonais, soutenu par une partie de son opinion, se rend au sanctuaire Yasukuni pour y honorer les morts de toutes les guerres "nationales" japonaises, y compris, donc, les criminels de rang A pendus à l’issus du Procès de Tokyo, et agit ainsi partant du principe selon lequel "la manière dont nous [Japonais] honorons nos morts ne regarde que nous" ; tandis qu’à l’inverse de vastes secteurs des opinions chinoises du continent, sud-coréenne, taïwanaise, vont s’offusquer de cette démarche, assimilée à une provocation nationaliste, néo-impérialiste, sur fond de négationnisme historique.
On voit bien, à la succession même des exemples qui me viennent ici à l’esprit, combien des enjeux proprement historiques, politiques, au sens courant, peuvent se trouver étroitement intriqués à d’autres, religieux, esthétiques, culturels, dans ces situations mêmes où le différend se cristallise indifféremment sur un enjeu de mémoire historique, un point de sensibilité religieuse, une pratique rituelle, etc. L’essentiel est bien ici la récurrence de ces situations conflictuelles dans lesquelles parler ne sert à rien ou bien, pire, comme le dit Hobbes, dans un passage du De Cive, parler revient à emboucher les trompes de la discorde. L’essentiel, c’est aussi – et en ce sens, le 11 septembre 2001 n’est que la projection sur grand écran, sur écran mondial, du Différend historique de l’époque présente, celui qui prend forme dans le monde d’après la disparition de l’Empire soviétique et de la structure bipolaire et agonique de la puissance – la prolifération de ces situations dans lesquelles un plébéien, un serviteur, un offensé, un damné de la terre, un vaincu de l’Histoire (etc.) connaît l’épreuve de l’impossibilité de présenter le litige qui l’oppose aux maîtres, aux patriciens, aux vainqueurs (etc.) dans un espace public où puissent intervenir une délibération à ce propos et se dessiner les conditions d’une réparation, puisse être amorcée une procédure de Justice. Dans ces conditions, celui qui fait cette expérience éprouvante – présenter une plainte devant le tribunal de l’opinion publique mondialisée et le jury des Nations unies assemblées ne sert à rien – se convainc aisément que parler ne sert à rien, car il s’avère que les supposées "valeurs universelles" auxquelles fait nécessairement référence le dépôt d’une plainte par un offensé contre un offenseur ne sont qu’un avantageux drapé déposé sur un ordre du monde immuable. C’est l’expérience que font les Palestiniens, en tant que peuple et nation depuis plus d’un demi-siècle et la question qui va alors tout naturellement se poser à tous, en tant que question première de l’époque, peut-être, sera inévitablement : sur quoi enchaîne donc l’épreuve du différend, lorsque celle-ci tend à devenir in-terminable, se répète sans fin, devient le tissu le plus palpable de l’expérience historique ?
La réponse est évidemment dans les journaux, elle s’impose à nous chaque jour : sur un nouveau désordre du monde que parvient de moins en moins à endiguer le programme de pacification démocratique annoncé à coups de trompes comme la Bonne nouvelle de l’ère inaugurée par la chute de la Carthage soviétique...

Un simple mot pour conclure : selon que l’on se réfère à l’ouverture du livre de Lyotard sur le paradigme terrible de la chambre à gaz ou bien à d’autres passages de son maître-ouvrage, on sera porté à considérer l’expérience du différend de manière très contrastée : soit comme relevant de la catégorie de l’exception, le paroxysme d’incompatibilité des positions en présence, d’in-communication et d’incompréhension qui se présente avec la figure du négationniste en quête de la "preuve" imprésentable du crime pouvant apparaître comme une situation-limite, rare, exceptionnelle, émergeant dans le contexte "extrême" des phénomènes totalitaires et des crimes génocidaires. Soit, tout à l’inverse – et je ne vous cache pas que c’est ma propre position –, on considérera l’expérience du différend comme une récurrence si fréquente dans nos existences mêmes, en tant qu’elles sont si peu exceptionnelles et si bien protégées, qu’on peut dire sans risque qu’elle est un élément qui structure nos existences, au même titre que la rencontre de la Loi, la découverte de l’injustice, celle de la jouissance associée aux mal infligé à autrui, etc. Au fond, je dirais que l’expérience du différend, que ce soit dans le domaine politique, culturel, religieux, etc., nous la faisons ou nous l’approchons dès lors que s’impose à nous, dans une situation conflictuelle, la certitude immédiate et absolue que parler ne sert à rien, ou, pour parler en pseudo-lyotardien, phraser le désaccord ou l’opposition des points de vue ne permet d’escompter aucun rapprochement tant sont hétérogènes les genres de discours, les figures de la loi, les régimes de vérité ou, plus simplement, les champs d’expérience qui y sont impliqués. A ce titre, le champ opérationnel dans lequel se déploie le concept du différend est infini, bien loin de coïncider simplement avec l’extrême du désastre génocidaire. Apprendre à vivre le différend, c’est peut-être apprendre à vivre tout court…