Comment changer les termes de la conversation sur Hongkong ?

, par Hon Manki


Un des termes qu’on emploie souvent dans une conversation sur Hongkong, c’est les Hongkongais. Dans cet exposé, j’essaie de dessiner trois fonctions de cette identité qui s’inscrit dans un appareil de ce que j’appellerai l’identitéisme.

Commençons par nous rappeler : l’identité hongkongaise est un produit de la colonisation britannique. L’empire chinois Qing a perdu deux guerres contre l’Empire britannique et s’est vu forcé de laisser coloniser une partie de Hongkong depuis 1841 et tout Hongkong depuis 1898. On ne distinguait pas les Hongkongais des Chinois. C’est au cours de la colonisation que le discours identitaire hongkongais se met en place, ce qui a pour effet principal de lutter contre le discours patriote communiste de l’anti-colonisation. Je ne présente pas les détails sur la généalogie de l’identité hongkongaise parce que la question « d’où vient l’identité hongkongaise » importe probablement moins que la question « vers où elle nous mène ».

Le problème de l’identité hongkongaise est qu’elle est reprise par la machine discursive des puissances occidentales comme les Etats-Unis et transformée en arme contre la Chine. « Une arme » n’est en rien métaphorique, parce que l’identité hongkongaise, telle qu’elle est revendiquée et mise en avant par les médias occidentaux, s’inscrit dans un schéma antagoniste - la Démocratie contre la Dictature - et prépare la guerre. Pour cet effet même, l’identité hongkongaise est une question vague de reconnaissance. Tout le monde peut s’y reconnaître, les capitalistes, les travailleurs, les jeunes étudiants, même les Chinois qui viennent de la Chine continentale, à condition qu’ils se résignent au schéma de la lutte à mort entre le démocratique et l’autoritaire et qu’ils se mettent du côté du Bien.

La guerre commence par la discrimination et le discours de l’identité hongkongais nourrit une discrimination contre les Chinois qui passe par la langue. Avec le discours qui cherche à fonder l’authenticité de la langue cantonaise hongkongaise, la différence linguistique n’est pas considérée comme une différence régionale qui n’est rien d’autre qu’une différence, une de plus, une différence tiède à la dimension d’habitude et tout à fait franchissable comme celle entre pain au chocolat ou chocolatine, mais comme une différence bien chaude, qui aggrave, qui stigmatise et qui est infranchissable – noli me tangere – on cherche la pureté, la sainteté de la langue. Les mots mis à part, l’usage du mandarin se laisse aussi stigmatiser. Avant de prendre une anecdote comme exemple, rap-pelons que le mandarin est la langue commune à l’oral dans la communauté chinoise qui se parle non seulement en Chine continentale, mais aussi à Taïwan, à Singapour, en Malaisie, etc. Voici l’anecdote : dans une interview récente sur une radio de Hong Kong, une enseignante exprime la peur de la disparition de la langue cantonaise qu’elle éprouvait dans le train à Hongkong parce qu’elle entendait les gamins causer en mandarin. Si c’était une autre langue que les gamins parlaient ? Aurait-elle peur, cette enseignante ? Quelle langue est identifiée au prestige social ? Quelle langue est identifiée comme une menace ?

Je ne dis pas que toutes les identités préparent la guerre. Je dis que l’identité hongkongaise s’inscrit dans un programme de marché et de guerre promu par la Démocratie, et qu’elle est militarisée et enfermée dans son hégémonie illusoire ou réelle par l’appareil d’identitéisme.

L’identitéisme relève de la présentabilité et de la profitabilité. On se demande si une identité est présentable et profitable dans le cadre de la guerre contre la Dictature, le Diable. C’est une affaire de marketing ou de masquette-ing (identité comme masque et étiquette) - notion cosmétique, c’est-à-dire que l’on crée des problèmes là où il n’y en a pas et on propose des prétendues solutions avec un prix qui coûte un bras. Masquette-ing de guerre. Mais pourquoi le profit et la guerre sont-ils liés ? Loin d’être capable de fournir une analyse entre les deux, je me contente de dire un fait banalisé. La condition de la liaison entre le profit et la guerre est peut-être que l’industrie militaire profite actuellement d’ investissements colossaux. En 2023, la dépense militaire des Etats-Unis coûte environ 800 milliards de dollar, ce qui fait des Etats-Unis le champion du monde dans le domaine de la dépense militaire, et la Chine demeure à la seconde place avec 230 milliards de dollars, un peu plus d’un quart du budget militaire des Etats-unis. Souvent, on ne sent pas ce que représente un billion, alors je vais vous présenter une mesure en temps : un million de secondes ça fait 11 jours, et un milliard de secondes, 31,5 ans.

Avec l’identitéisme, les identités ne fonctionnent pas seulement comme une arme pour la guerre, mais aussi comme un tapis qui cache les problèmes. L’identité hongkongaise et son arrière-fond de la guerre entre la Démocratie et la Dictature cachent bien des problèmes, comme le racisme institutionnel et l’esclavage moderne à Hongkong.

A Hongkong, en 2021, il y a 7,4 million habitants et 450000 sont helper philippines et indonésiennes. Helper, c’est déjà une tournure trop jolie. En cantonais, on dit 外傭 ou 工人, que je traduirais par domestique. Elles habitent avec la famille qui les embauche. Elles s’occupent de tout à la maison, font le ménage, font les courses, font à manger, font du baby-sitting ou accompagnent les personnes âgés. 70% des domestiques travaillent six jours sur sept, plus de 11 heures par jour et 30% travaillent plus de 16 heures par jour. Elles gagnent 22HK (2,5 EUR) par heure, alors que le SMIC est 40HK (4,6EUR) à Hongkong. Elle gagnent donc un peu plus que la moitié de SMIC, ce qui est reconnu par la loi. Parfois, elles sont maltraitées et harcelées sexuellement par leur patron. Cet esclavage moderne qui fait partie de la norme à Hongkong est balayé sous le grand tapis de l’identitéisme hongkongais.

Sous le régime de l’identitéisme, la troisième fonction de l’identité est de justifier la pensée et le regard des autres. Pour penser, faire entendre une pensée et être visible et audible, il ne suffit pas d’argumenter, mais avant tout présenter telle ou telle identité. L’identité devient une certification, une pièce à montrer avant de prendre la parole, avant de penser. A cet usage, l’identité fonctionne comme pièce d’identité. Par exemple, au début de la guerre en Ukraine, dans une épisode de « Lage der Nation », le plus grand podcast politique en Allemagne, on a interviewé un journaliste pour avoir son avis sur la guerre. Avant de dire quoi que ce soit et de nous livrer son analyse, le journaliste déclare que son père est russe et sa mère ukrainienne.

Résumons : l’identitéisme fait d’une identité une arme, un tapis et une pièce d’identité. Il nous reste à nous poser la question : que faire avec les identités ? Il ne s’agit peut-être pas de moraliser et de militariser les identités, mais de les laisser administrer à fond, comme le suggère The Crossing, film de Bai Xue, sorti en 2018.

Peipei, l’héroïne du film, jeune lycéenne, partage sa vie entre Hongkong et Shenzhen. Les deux villes sont proches. Si on part du centre-ville de Hongkong, on peut arriver à Shenzhen en moins d’une heure avec un train direct. Peipei habite à Shenzhen avec sa mère qui vient de la Chine continentale, pas avec son père qui, travailleur dans un port, habite à Hongkong avec sa famille à lui. Soit dit en passant, c’est une situation familiale assez courante : un homme hongkongais prend une mai-tresse chinoise continentale. Chaque jour pour aller à l’école et pour rentrer, Peipei traverse la frontière et la douane - oui, entre Hongkong et Shenzhen se trouve une frontière administrative où il faut montrer sa pièce d’identité, comme à l’aéroport. Un jour, Peipei est prise dans un trafic de iPhone qui consiste à acheter les iPhone à Hongkong, passer la douane et les revendre à Shenzhen. Peipei n’est ni acheteuse ni revendeuse, elle traverse juste la frontière avec des iPhone dans son sac à dos, et gagne, pour chaque iPhone transporté, une somme de frais de livraison.

Dans le film, l’identité est réduite à la dimension administrative. Dans deux moments du film, Peipei montre sa pièce d’identité juste pour avoir un boulot. Une fois, c’est pour un job au resto au début du film, l’autre fois c’est pour le trafic des iPhone. L’identité demeure une fonction de l’administration, de l’enregistrement, comme un papier à remplir. Elle apparaît beaucoup moins importante que le travail, l’aventure, l’amitié, l’amour et le rêve des personnages. La puissance de ce morceau d’aventure de Peipei que le film nous livre ne prend pas racine dans son identité.

La question de l’identité n’occupe pas la place centrale dans le film. Même si Peipei vit entre les deux villes, entre la Chine continentale et Hongkong, entre le mandarin et le cantonais, elle n’est pas obsédée par la question de l’identité. Elle ne se pose à aucun moment la question de l’identitéisme : suis-je hongkongais ou chinoise ? Bien sûr, elle est sûrement travaillée par la question de la différence, ce n’est pas le bout de l’identitéisme que le film a pris pour poser la question. Dans le film, on n’est pas sous l’emprise de l’identitéisme. Au contraire, il y a des mouvements d’amitié, d’amour et de curiosité, dans une aventure du trafic de iPhone, même si ces moves prennent racine dans le sol de consommation, de l’argent. Certes, Peipei fait le trafic pour pouvoir payer le voyage au Japon avec sa meilleure amie. On pourrait dire bon, aller au Japon, faire du tourisme, s’enfermer dans la contemplation de la neige comme sa meilleure amie le prétend, rien d’intéressant. Mais, quand Peipei doit répondre à son amoureux qui veut savoir pourquoi elle veut tellement regarder la neige, elle dit : « parce que je veux bien savoir comment ça se sent, le froid ». Une phrase de curiosité d’enfant en quête d’une sensation et qui s’oppose à toutes les interprétations consuméristes possibles qui exprimerait plutôt la force de stimulation de l’anticipation.

Alors que l’identitéisme nous impose l’obsession de trouver une place et la contemplation d’une identité présentable, Peipei nous propose des mouvements et la dimension de la sensibilité. Le film ne tombe pas dans la piège que tend la question de l’identitéisme - « qui suis-je ? » - et prend une position pragmatique : Que sent-on ? Comment sent-on ? Comment se sent-on autre ? Peipei ne demeure pas une spectatrice qui occupe une identité et contemple la neige. Elle se déplace pour sen-tir le froid, pour s’ouvrir la peau, et nous la suivons.

Hon Manki  [1]

Notes

[1Philosophe, vit actuellement à Berlin.