From Everywhere to Nowhere
La Haute-Loire est « connue » pour les lentilles vertes, la verveine et Laurent Wauquiez (à lire de gauche à droite, du plus glorieux, au plus honteux).
Autant dire que depuis mon enfance, lorsque que je disais à mes camarades de la petite couronne parisienne que j’avais passé mes vacances en Haute-Loire, ça ne leur disait pas grand-chose. « Et dans quelle ville ? c’est pas une ville ? un village ? un hameau, c’est quoi un « hameau » ? On me taquinait, j’étais allé dans un lieu où on ne va pas, qui n’avait aucun intérêt. On passe ses vacances dans le sud, à la plage, ou alors autant rester au Pré. J’ai compris plus tard que si beaucoup restaient au Pré, dans les briques rouges, ce n’était sans doute pas parce qu’ils n’aimaient pas la campagne.
Silcuzin était un jardin secret qu’il fallait mériter, les six heures de route paraissaient interminables. A chaque trajet, je vomissais mon petit-déjeuner, une première partie vers Cosne-sur-Loire, une autre vers Nevers. Mon père avait eu la bonne idée de mettre des coings dans sa vieille Audi A80 pour la « parfumer », mais n’avait pas jugé utile de les retirer après qu’ils aient pourris. Mes parents me distrayaient comme ils pouvaient en inventant des histoires sur le paysage, les centrales nucléaires étaient des « gros fumeurs », les rangées de platanes étaient gouvernées en concurrence par le « roi des corbeaux » et la « reine des pies ».
Leurs amis et eux passaient beaucoup de temps à retaper notre maison (auparavant étable). Il fallut de longues années pour qu’elle ait à peu près l’apparence qu’elle a aujourd’hui. Je n’ai pas souvenir que cela me gênait, je m’amusais dans le jardin avec mon voisin Etienne, mon aîné de six mois tout pile. Nos parents nous amenaient pour faire des balades en nous portant sur leurs épaules lorsque nous traînions trop. En hiver, ils nous tiraient sur des luges jusqu’à ce que nous soyons assez grands pour les suivre à ski de fond. Silcuzin était alors un grand terrain de jeux dans lequel nous pouvions nous aventurer librement. Nous jetions des boules-de-neige sur le tracteur de notre voisin avant de partir à toute vitesse pour éviter ses grognements sur les petits cons de parisiens. Silcuzin n’est pas un terrain de jeux pour tout le monde.
Mes parents recevaient beaucoup d’amis qui venaient d’un peu partout, ce qui créait un certain étonnement chez les locaux. Certains, qui pourraient être issus de romans de Seignolle, avaient des regards désapprobateurs. Ainsi, notre maison a dans mes souvenirs toujours été une maison partagée avec ses allées et venues plus ou moins prévues, avec ces citadins ou « étrangers » venus passer quelques jours pour souffler dans les montagnes au milieu de nulle part et s’essayer à des bricolages en tout genre. Mais justement, être nulle part, dans un lieu isolé et inconnu comme Silcuzin, c’est rassurant. Moins de risque de croiser son patron à Silcuzin que sur une plage de Split !
Je ressens toujours cette sérénité lorsque je me rends à Silcuzin, même si je suis désormais plus sensible aux ondes envoyées par certains locaux, qui votent gris en majorité. Est-ce que j’y suis plus sensible parce que je n’ai plus l’insouciance de cette période où je leur jetais des boules-de-neige, ou parce que les temps ont changé depuis ? Sans doute un peu des deux.
Lorsque mon père nous a annoncé qu’il voulait essayer d’organiser une université d’été internationale à Silcuzin, j’ai eu peur que cela vire au fiasco. Mes parents avaient déjà une grande expérience concernant les universités d’été, avec celles organisées à Chilhac, à Taiwan, Porto, en Albanie, etc. Mais faire cela sans aucun encadrement ni soutien académique et surtout chez soi, c’est une autre chose.
D’innombrables questionnements pratiques se sont accumulés dans mon esprit. D’habitude, ce sont des petites mains expérimentées et bien organisées qui gèrent tout cela, et cette fois-ci, il faudrait se débrouiller, planifier-improviser.
Comment accueillir une cinquantaine d’invités (dont une bonne quinzaine venant de pays étrangers) ?
Comment faire pour leur trouver des lits ? Et qui dort avec qui ? Comment faire pour les nourrir ? Comment faire des courses pour cinquante personnes ? On va vraiment acheter 50 kilos de viande ? Plus de ça ?! Est-ce que 20 kilos de fromages suffiront ? 30 peut-être ? Qui va faire la cuisine ? On abandonne l’idée de faire des desserts… Comment les désaltérer ? Et ceux qui ne boivent que du lait de brebis ? Est-ce que 100 litres de bière et 50 litres de vin tiennent dans une voiture ? Et comment faire s’ils sont trop bourrés pour faire leur présentation ? Et ça coûte combien ? Et ceux qui n’ont pas de sous ? Comment aller chercher les gens à la gare ? Où garer les voitures ?
Que faire si ces débats virent à la mêlée générale ? Dans quel espace organiser les présentations et les discussions ? Est-ce qu’on a assez de chaises ? Et comment faire pour qu’il y ait suffisamment de présentations ? Ce n’est pas un camp de vacances, on a appelé ça une université d’été. Mais maintenant on se retrouve avec 21 intervenants annoncés, ça risque pas de faire trop pour une semaine ? on a annoncé que les après-midi seraient libres ! Où est-ce qu’on va faire le concert ? Mais au fait, on ne devait pas organiser une exposition ? On peut faire des trous dans les murs ?
Et si nos voisins fachos rouspètent ? et s’ils sortent les fusils ? c’est vrai que de faire venir autant de gauchistes juste à côté de chez eux c’est un peu de la provocation ! Et les étrangers ? Ils ont dit qu’ils ne voulaient pas qu’on puisse accéder à la chapelle pour faire nos réunions ? On va aller voir le maire il va arranger ça, faisons valoir nos droits ! Le maire a arrangé le coup, mais finalement on est trop nombreux pour tenir dans la chapelle…
Et Grand-père dans tout ça ?
Les quelques semaines précédant l’évènement ont été sportives, notamment pour ma mère et notre amie Martine qui ont préparé des repas à l’avance. Lorsque les premiers participants sont arrivés, j’avais la tête dans le guidon, mon esprit toujours congestionné par ces questions pratiques qui n’avaient pas toutes trouvées de réponse. J’avais sous-estimé la bonne volonté de nos invités dans la participation aux différentes tâches, notamment dans la préparation des repas. On m’a demandé si j’étais un « vrai calme » ou un « faux calme », j’avais tellement surestimé la charge que serait cette organisation que j’ai rapidement senti une grosse pression s’échapper au cours de l’évènement et ai enfin pu pleinement apprécier ce moment suspendu. Je ne pouvais alors qu’être calme. Je craignais (peut-être par narcissisme et manque d’expérience) que pour des raisons pratiques, notamment avec le grand nombre de participants, je devrais passer mon temps à essayer de mettre de l’huile dans les rouages d’une grosse machine, qui pouvait à tout moment s’arrêter voire partir en morceau. Mon soulagement a été infini lorsque j’ai constaté qu’une fois lancée, la machine s’est mise à fonctionner merveilleusement toute seule et que je pouvais me contenter de la place de rouage.
Il est difficile de décrire ce qu’il s’est passé lors de cette « université d’été ». Pas difficile en termes d’action, le programme a été respecté assez fidèlement, avec des interventions de qualité, des discussions engagées et engageantes, des balades, des repas, des soirées plus ou plus arrosées. Rien de spécial donc. Mais je crois bien que « quelque chose » de spécial s’est produit, quelque chose qui relève de l’intangible. On peut parler d’une forme de synergie, tous tiraient dans le même sens, chacun cherchait comment apporter son petit quelque chose pour le collectif. Cela paraît évident, une morale de dessin-animé, mais ce n’est pas le genre d’expériences que j’ai l’habitude de vivre, en tout cas pas à cette échelle. Cette participation aux tâches s’est faite avec bonne volonté, a permis à chacun d’apprécier pleinement ce moment et surtout de faire des rencontres dans un cadre des plus appropriés. Pouvoir partager avec autant de monde la sérénité que je ressens à Silcuzin a été une grande victoire. Un petit monde est né au milieu de nulle part.
Après le Covid, les confinements, il a été plus difficile de se retrouver, de faire des rencontres. Il n’y avait rien de plus plaisant pour moi que d’assister à ces retrouvailles entre anciens amis et ces trouvailles faites avec les nouveaux venus, notamment ceux venus de loin. Ces derniers étaient aussi à l’aise que les autres et même les différences de langues ne m’ont pas paru être des barrières. Il faut remercier pour cela ceux qui faisaient les traductions et sans doute aussi les breuvages qui facilitaient les échanges nocturnes. Etant friand « d’agapes nocturnes », j’ai particulièrement apprécié ces discussions tardives. À ce propos, la capacité de certains à pouvoir être frais et dispos le lendemain d’une soirée mémorable pour assister (voire intervenir) à une séance à neuf heures du matin est une performance de haut niveau. Les intervenants ont réussi à faire en sorte que leur intervention soit accessible afin que toutes et tous puissent participer aux discussions, sans que l’on se retrouve non plus dans de la vulgarisation de bas niveau.
Le concert organisé par Cédric a été le point culminant cette semaine. Son interprétation de textes d’un auteur toujours inconnu de nos jours était marquante, je regrette que nous n’ayons pas pu l’enregistrer pour pouvoir en faire profiter ceux qui étaient déjà partis. Sa performance aurait suffi à une superbe soirée mais il a eu la bonne idée de laisser sa place à de nombreuses personnes qui se sont essayées au chant. Ces performances plus ou moins approximatives ont toutes été très divertissantes. Pour certaines raisons, je ne garde qu’un souvenir diffus de la dernière partie dansante, mais il est certain que des talents se sont aussi révélés à ce moment-là. Par ailleurs, aucune plainte du voisinage n’a été enregistrée pendant la semaine, ce qui a permis de conserver notre tranquillité studieuse-festive.
On trouve généralement que les temps sont difficiles, que l’avenir s’annonce gris, ou même que la possibilité d’un futur est incertaine. Lors de cette semaine, nous avons essayé d’éviter de reproduire ce qu’il se passe à l’extérieur. Avoir pu participer à cette courte mais intense expérience collective, n’a pas permis de faire disparaître ce constat amer concernant l’ère dans laquelle nous vivons. Mais elle m’a donné un indice, un faisceau léger, selon lequel les jeux ne sont peut-être pas faits. Cela me suffit largement. Peut-être que d’autres partagent ce sentiment.
Des personnes qui n’ont pas participé à l’évènement m’ont demandé par la suite si ça n’avait pas été compliqué à organiser, si ça n’avait pas été trop épuisant. Et quelle idée d’organiser une université d’été en Haute-Loire ? Et les intervenants n’étaient pas payés ? C’est eux qui payaient ?! J’ai eu beaucoup de mal à leur expliquer à quel point ils étaient à côté de la plaque. Il est difficile de mettre des mots pour faire part de cette expérience commune, mon souhait est alors de pouvoir tenter d’organiser ou de participer à de nouveaux moments semblables/voisins, et d’y introduire les curieux.
Silcuzin peut être un jardin-secret-partagé !