Argumentaire
Projet « Critique et autonomie »
Dans une conférence qu’il prononce devant la Société française de philosophie en 1978, intitulée « Qu’est-ce que la critique ? », Michel Foucault définit celle-ci comme une attitude avant tout. Elle ne se confond pas avec la dénonciation ou le dénigrement de l’objet spécifique auquel elle s’applique ou de l’état des choses en général, elle se tient toujours au plus près de la question kantienne des conditions de possibilité. Simplement, dans l’esprit de Foucault, elle ne se cantonne pas à l’enjeu de la connaissance ; elle s’intéresse tout autant aux conditions de possibilité de l’exercice du pouvoir, de l’établissement de relations réglées entre savoir et pouvoir dans la production de singularités historiques et culturelles (la maladie mentale, la délinquance, la vie sexuelle...). Elle est donc un regard jeté sur des objets peuplant le champ d’immanence de notre présent, visant à repérer ce qui à la fois en présente le caractère d’évidence et les fragilités, les conditions d’ « impermanence ». Le regard critique, c’est ce qui permet de saisir la différence entre des conditions de possibilité et des nécessités inexorables ; entre « ce qui va de soi » et ce dont l’acceptation s’est imposé - mais dont un examen généalogique attentif permet d’envisager une disparition possible (la prison, le dispositif de sexualité moderne, la maladie mentale dans ses rapports au pouvoir psychiatrique...).
La critique, donc, sans prétendre légiférer, est un défi permanent lancé à ce qui est ; elle est, à ce titre, dit Foucault, directement articulée sur la transformation. Elle est encore, insiste-t-il dans un autre texte, l’activité d’un sujet qui s’interroge sans relâche sur « la criticabilité des choses ». Le fondement kantien de cette approche est tout à fait manifeste : Foucault a en tête ce texte de Kant (Réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières » ?) dans laquelle ce dernier met en relation le mouvement de l’Aufklärung avec l’enjeu d’une sortie de l’humanité hors de l’état de minorité dans lequel elle a été maintenue jusqu’alors. Ce saut en direction d’un nouvel état de majorité est la condition pour que les humains accèdent à ce que l’on pourrait appeler la disposition critique. Celle-ci n’est pas synonyme d’insubordination, insiste Kant, mais plutôt de désassujettissement à l’autorité ; le sujet majeur va « découvrir le principe de l’autonomie », ses pensées et opinions cessent d’être soumises au traditionnel obéissez ! .
C’est précisément autour de la relation qui s’établit entre attitude critique et autonomie que nous aimerions réfléchir à l’occasion de ce colloque. Foucault montre bien comment, dans le contexte des Lumières, l’attitude critique prend son essor dans l’espace variable qui s’étend entre soumission inconditionnelle au souverain, principe d’obéissance aveugle (hétéronomie) et refus d’être conduit ou gouverné. La critique peut donc être aussi définie comme une époque ou un présent continué, celui dans lequel deviennent critiquables les systèmes de rationalité eux-mêmes, non moins que les formes de pouvoir les mieux légitimées. Pour Foucault, la question des Lumières se pose pour nous moins en termes d’héritage que de capacité sans cesse réitérée à poser toutes sortes de questions à propos de l’ « acceptabilité » des systèmes (des positivités) dont sont tributaires nos existences. Au fond, la question de la critique revient sans fin vers celle de l’autonomie dans la mesure même où elle porte les sujets eux-mêmes à faire retour sur ce qui les gouverne (formes de gouvernement, mais aussi bien régimes de vérité...), sur la façon dont ils sont gouvernés, sur leur aspiration à l’être moins, autrement – voire pas du tout. Du coup, la critique va inclure dans son champ l’activité critique permanente du sujet sur lui-même aussi et ouvrir le champ de la fameuse ontologie de nous-mêmes dont le dernier Foucault élabore le motif.
Loin de se limiter à explorer la position foucaldienne, ce colloque devrait permettre, en prenant éventuellement cette approche comme point de départ, de multiplier les lignes d’approche (problématisation) des relations et interactions entre critique et autonomie. Ceci, aussi bien dans la dimension éthique que politique ou, tout simplement, comme enjeu d’une philosophie de l’existence.