E. Jünger : le Type du Travailleur et la mobilisation totale
Nous venons d’apprendre le décès de Jean-Louis Déotte, professeur émérite au département de philosophie de Paris 8 et membre de notre association. Ici&Ailleurs souhaite lui rendre hommage en publiant à nouveau le texte ci-dessous, qui avait paru une première fois sur notre site le 18 octobre 2011.
Ce n’est évidemment pas un hasard si dans Le travailleur (Arbeiter) de 1932 texte qui ne fut jamais renié par son auteur, ni modifié, E.Jünger, en particulier quand il a à dresser les grandes lignes de la nouvelle culture, oppose systématiquement la culture de la figure du Travailleur, au muséal… Jünger invente donc un concept (le muséal), qui ne correspond ni à muséologie ni à muséographie. En fait, il faudrait être plus prudent : ce n’est peut-être pas un concept, mais plutôt une figure, ou plutôt face à la figure affirmative (une figure de la volonté qui se veut) du Travailleur, une anti-figure, essentiellement réactive : celle de la collection d’objets du passé. « Nous vivons dans un monde qui d’un côté ressemble tout à fait à un chantier et de l’autre tout à fait à un musée. La différence entre les prétentions propres à ces deux paysages est que personne n’est obligé de voir dans un chantier plus qu’un chantier, tandis qu’il règne dans le paysage du musée une atmosphère édifiante qui a revêtu des formes grotesques. Nous sommes parvenus à une sorte de fétichisme historique qui se trouve en rapport direct avec le manque de force créatrice. Aussi est-ce une pensée consolante que, par suite du développement de grandioses moyens de destruction, une espèce de correspondance secrète accompagne l’accumulation et la conservation de ce qu’on nomme le patrimoine culturel. »1
Le cynisme militant d’E.Jünger s’enracine dans la même "expérience" historique que la mélancolie de W.Benjamin : dans les deux cas, celle d’un effondrement de la singularité et de l’être-ensemble, qui les a jetés, face à la Chose, face au non-être. Mais, autant l’écriture de W.Benjamin sera une reconstruction qui continuera de laisser percer ce qui a été aperçu dans et grâce à l’effondrement (et continuera toujours de l’être), autant E.Jünger fera une tentative _ inconsistante, du moins dans ce texte _ pour forclore, ne pas voir, ne pas entendre, transformant l’impuissance véridique de l’effondrement ( la défaite allemande de 14-18) en volonté, en figure-forme de la volonté. Rendant par là, immédiatement suspecte cette culture de la volonté.
Même s’il peut y avoir chez les deux penseurs une étonnante proximité_ ici dans la correspondance entre destruction et patrimoine_, et plus largement dans l’importance du thème de la destruction, de la technique, de la reproduction de l’art, du rapport à la nature désormais aliénée, etc. S’ils s’opposent, s’il y a couple, c’est bien celui du type nihiliste-cynique opposé au mélancolique.
Le muséal n’est pas le musée. Car la valeur n’est pas nécessairement la réalité, ici. Ce qui est d’ailleurs paradoxal pour un nietzschéen comme E.Jünge. Il y a pour lui des musées nécessaires, dont on peut tirer des leçons quant à l’essence du mouvement de la technique par exemple. Ainsi où peut-on découvrir l’avancée de l’univocité et de la simplicité qui caractérisent la clarification de la volonté technique de mise en figure (donc selon la figure du Travailleur, qui n’est pas seulement la dernière figure en terme d’époque, mais LA figure) ? Au musée allemand des techniques : « Simultanément, les outils gagnent en précision _ et l’on pourrait aussi dire : en simplicité. Ils approchent d’un état de perfection _ une fois celui-ci atteint, l’évolution sera close. Si, par exemple, on compare entre eux une série continue de modèles techniques dans l’un de ces musées d’un nouveau genre que l’on peut appeler musées du travail, comme le Musée Allemand de Munich, on découvrira que la complication n’est pas la caractéristique des situations tardives mais des situations initiales. »2
Si le muséal concentre, comme nous le verrons, les valeurs de l’ancien monde (de plus faible mobilisation), cela ne concerne pas pour autant l’institution, c’est-à-dire le musée réel, qui pourra très bien être réévalué après le triomphe finale de la totalité destinale (ce qui suppose que le Travailleur comme figure soit une figure métaphysique, une véritable destination, alors que le prolétaire n’est qu’une représentation politique ou sociologique) : « C’est seulement lorsque la valeur de cette conception sera reconnue < l’effort total qui est une représentation de la Figure du Travailleur >, seulement lorsque le travail aura été élevé à un rang métaphysique très large et que ce rapport aura trouvé son expression dans la réalité de l’Etat que l’on pourra parler d’un âge du Travailleur.
C’est seulement une fois ce présupposé réalisé qu’on pourra aussi déterminer le rang susceptible d’être accordé à l’entreprise muséale et donc à cette catégorie que la bourgeoisie range actuellement dans la catégorie de l’art. »3
Pour quelles raisons faire du muséal (et donc de la collection) une valeur réactive ? Les traits sont concentrés dans le chapitre consacré à la culture et à l’art, dans un programme dont la tête de chapitre est explicite : L’art comme mise en forme du monde du travail. Donc, l’art comme mise en forme de la nouvelle destination : un art destinal. Une destination morale aurait dit Quatremère de Quincy (Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art, 1815)
_Les suspens, les objets de collection, les symboles anciens, dans la mesure où ils voilent la réalité de la nouvelle Figure, caractérisent le muséal qui est une perte de l’élémentaire, un affaiblissement de la force. Ils sont privés de la véritable Forme-figure, de leur énergie, de leur vie originelles. Ces objets sont sans Figure : « Les symboles anciens reproduisent l’image seconde d’une force dont l’image originelle, dont la Figure a disparu. Ils ne sont rien d’autre que des critères permettant de mesurer le rang auquel la vie peut atteindre en général. Cependant, dans tous les domaines de la vie, nous nous heurtons à un type d’effort qui, en fonction non du rang mais de la qualité, se guide sur des répliques sans avoir part aux images originelles. Cette activité muséale est caractéristique de notre temps ; les modifications importantes et secrètes sont masquées par elle comme par un voile formel. Elle alourdit les performances réalisées par des poids de plomb et le masque d’une liberté fictive est de moins en moins capable de dissimuler le fait que le présupposé de toute liberté _ à savoir un lien authentique et originel et donc une responsabilité _ fait défaut. »4
E.Jünger met en place un lien inattendu entre la question de la responsabilité (une responsabilité qu’on peut supposer archaïque ou fondamentale) et ce qui viendrait la voiler, ces suspens qui, en eux-mêmes, n’indiquent, comme des aiguilles de manomètre, que des états antérieurs de mobilisation de l’énergie, d’anciennes Figures. Ces suspens qui vont être comme resubstantialisés, puisque leur éloignement de l’élémentaire va leur donner l’occasion de supporter une force réactive.
Comme dans le Discours de rectorat de Heidegger, la cible est le libéralisme (et dans l’Université allemande, le modèle wébérien), dans un moment décisif pour l’Etat, où il s’agit de prendre une décision radicale (de type national-bolchevique chez E.Jünger).
Il faut rappeler que ce que nous avons appelé décision époquale (comme ouverture d’une époque de la sensibilité commune par l’irruption d’un appareil, décision que personne ne prend, aucun sujet, pas même un Etat ou un peuple), n’entretient aucun rapport avec le décisionnisme, ici implicite ,ailleurs explicite chez C.Schmitt .
« L’effort épigonal pour s’imprégner du sens de ce patrimoine et le reproduire, autrement dit toute l’agitation axée sur l’art, la culture et leur valeur formatrice, tout cela a pris des proportions qui font apparaître
comme indispensable d’alléger notre bagage ; et l’on ne saurait le faire trop à fond ni trop largement. Le pire n’est pas qu’un cercle de connaisseurs, de fouineurs et de conservateurs se soit agglutiné autour de la moindre coquille abandonnée que la vie a un jour portée sur son dos comme un escargot.
Ce qui est bien plus inquiétant, c’est que cet affairement a engendré un ensemble d’appréciation de valeurs stéréotypées derrière lequel se dissimule un dépérissement mortel. On joue ici avec les ombres des choses et l’on fait de la réclame au concept d’une culture dépouillée de toute force originelle. Cela se passe en un temps où l’élémentaire fait de nouveau puissamment irruption dans l’espace de la vie et pose à l’homme des exigences sans équivoque. On s’efforce de sélectionner de nouvelles générations d’administrateurs et de fonctionnaires de la culture et d’inculquer aux gens un sentiment tarabiscoté de la "vraie grandeur" du peuple alors que l’Etat a à résoudre des tâches plus originales et plus pressantes que jamais .<...>. L’activité muséale ne représente rien d’autre que l’une des dernières oasis de la sécurité bourgeoise. Elle offre l’échappatoire la plus plausible en apparence pour se soustraire à la décision politique. »5
Le muséal est alors le véritable opium de la Figure : ce qui voile l’élémentaire, au moment décisif du danger, suscite trompeusement la conscience d’un ordre, constituant un luxe insupportable dans une situation où il ne s’agit pas tant de parler de tradition mais d’en créer une, spartiate.
A la limite, le musée (et ses collections) devient un lieu de résistance contre la mobilisation, ou plutôt son affaiblissement sournois. Le muséal démobilise parce qu’il appartient à un monde du libéralisme où l’on avait encore le loisir de s’occuper des idéaux d’une science objective et d’un art n’existant que pour lui-même. Ce ressaisissement contre une finalité coupée, celle du suspens, faisant appel ici à une élite pauvre et guerrière, est tout aussi bien au coeur du Discours du Rectorat.
L’activité muséale résume tout ce qu’il s’agit de faire disparaître : l’individualisme bourgeois (au profit du type univoque inclus dans le monde de la Figure), le culte du génie créateur, du passé monumental, le relativisme des cultures, le cosmopolitisme ( « Comme le Travailleur possède en tant que type une qualité qui relève de la race, on peut attendre de lui cette univocité de la vision qui compte parmi les caractéristiques de la race et constitue le présupposé de tout jugement de valeur sûr _ au contraire d’un esprit de jouissance qui se complaît à une vue kaléidoscopique des cultures. »6 ).
Ce sont des arguments que l’on a déjà retrouvé chez Quatremère de Quincy (même si la filiation globale est celle des Considérations intempestives de Nietzsche) : la critique de l’individu exceptionnel, du créateur doit s’entendre par rapport au privilège de la Figure destinale et du type qu’elle imprime à toute chose. Le culte du génie n’étant au contraire qu’une conséquence de la culture de masse, c’est-à-dire d’un concept de culture influencé par les représentations de l’individu : « il est imprégné par la sueur de l’effort individuel, par le sentiment de l’expérience vécue une seule fois, par l’importance de l’acte créateur. La performance créatrice se situe à la frontière de l’"idée" et de la "matière" (Materie ) ; elle arrache les formes à la matière (dem Stoffe ) dans des combats titanesques et engendre des images uniques impossibles à reproduire. »7
Dans un sens, l’importance du texte de Jünger consiste à tirer toutes les conséquences d’une théorie systématique et universelle de l’époque, de la destination, de la puissance destinale. Ainsi, est-il écrit qu’il n’y a pas d’histoire de la Figure, car la Figure est historiale : « Une Figure est , et aucune évolution ne l’accroît ni ne la diminue. Une histoire de l’évolution ne peut donc être une histoire de la Figure mais tout au plus son commentaire dynamique. L’évolution connaît un début et une fin, une naissance et une mort auxquelles la Figure est soustraite. De même que la Figure de l’homme précédait sa naissance et survivra à sa mort, une Figure historique est, au plus profond d’elle-même, indépendante du temps et des circonstances dont elle semble naître. Les moyens dont elle dispose sont supérieurs, sa fécondité est immédiate. L’histoire n’engendre pas de figures, elle se transforme au contraire avec la Figure < je souligne>. »8
Ce qui implique selon lui une remise en cause d’un certain nombre de couples métaphysiques traditionnels ; (matière/forme, fin/moyen, cause/effet, individu/masse, nécessité/liberté, etc) en insistant sur une théorie de l’empreinte du sceau typique et de l’image comme frappe . Dépassement qui est d’ailleurs confirmé en une thèse : l’ancien monde se pensait selon des couples de concepts opposés, le nouveau selon la Figure : « De ce conflit supérieur < entre systèmes matérialistes et spiritualistes > proviennent toutes ces oppositions empoisonnées entre la puissance et le droit, le sang et l’esprit, l’idée et la matière, l’amour et le sexe, l’homme et la nature, le corps et l’âme, le glaive temporel et le glaive spirituel _ oppositions qui font partie d’une langue qu’il faut clairement identifier comme langue étrangère .
De telles oppositions nourrissent aujourd’hui, après avoir perdu leur première force dévorante, la discussion dialectique interminable <....>. Ces oppositions perdent toute importance devant la Figure ; on reconnaît un esprit formé par elle à ce qu’il sait voir les universalia in re. Il faut bien savoir que l’entrée dans l’univers de la Figure change la vie de fond en comble et non pas seulement dans ses parties. » 9
Lacoue-Labarthe10 analysaant ce recours au Type, à la figure, dans ces renversements modernes du platonisme issus en réalité du romantisme, y décèle une onto-typographie et précise en note : « J’ai forgé ce terme dans "Typographie", sur le modèle du philosophème heideggérien d’"onto-théologie" pour désigner l’ontologie qui sous-tend à la fois la pensée la plus ancienne de la mimésis et la moderne pensée par figure (Gestalt) qui en procède (cf. également à ce sujet : Heidegger, "Contribution à la question de l’être " ,Questions I) ». Et il pose ainsi la question : « Pourquoi donc, plus généralement, la rémanence de cette idée (depuis Schelling, voire le "jeune" Hegel, jusqu’à Nietzsche et George, c’est-à-dire aussi bien jusqu’à Jünger et au Heidegger des années 30) selon laquelle il revient à l’art, dans l’âge où défaille et se défait la transcendance, de retrouver son antique destination et d’ériger le type, ou si l’on préfère la figure mythique, où l’humanité, ou peut-être une humanité (un peuple, par exemple), puisse se reconnaître et se saisir dans son essence et sa propriété constitutive, moins par "identification" du reste, que sous l’action directe _ sous l’impression ou la frappe _ du sceau historial qu’est le type ? Pourquoi assigner encore à l’art cette "vocation" ou cette "mission" d’avoir à typer l’humanité qui vient, et à qui ne suffit plus désormais, de toute évidence, les figures et les exemples légués par les traditions et les religions ? »
Ces textes sont une confirmation essentielle (quasi expérimentale) pour nous, d’autant que cette fiction de la Figure s’établit contre le muséal, selon les axes d’un discours traditionnel que nous avons déjà pointés.
Ainsi la critique de l’individu d’exception _le créateur se renforçant de l’impuissance créatrice de la masse _, trouve son pendant dans la critique d’une culture séparée, médiatisée, aliénée. Critique qui ne peut s’exercer qu’en fonction de la conception d’un véritable "paysage culturel", soumis comme l’ont été nécessairement tous les grands sites culturels du monde, à une volonté élémentaire, à une synthèse de la vie et de l’acte de donner figure, telle que l’oeuvre est bien celle de la Figure destinale et non celle de la force créatrice exceptionnelle, selon les modernes. La figure est artiste.
Comme chez Quatremère de Quincy, la puissance élémentaire peut aussi bien être décrite en termes de nature : la vraie culture est un sol généreux, les oeuvres croissent d’elles-mêmes : « De même que le sentiment moderne de la nature est caractéristique du hiatus qui sépare l’homme de la nature, le sentiment de la culture est révélateur de l’éloignement qui existe entre l’homme et l’acte créateur _ éloignement qui s’exprime au musée par la distance entre le visiteur et les objets exposés. Nous avons perdu l’idée qu’il existe des mesures harmonieuses que l’on restitue sans effort parce que chaque mouvement est déjà expression et représentation de la mesure _ et corrélativement une culture (Bildung ) qui tire les oeuvres (Gebilde ) du sol comme des plantes ou les fait proliférer selon les lois qui régissent la formation des
cristaux. »11
Comme dans toute la tradition moderne, la nouvelle figure destinale doit se référer (ici positivement) à l’antique : ce monde où les individualités ne sont pas apparues (les acteurs ont des masques, les dieux des têtes
d’animaux), où la puissance formatrice consistait à pétrifier les symboles en une infinie répétition du même qui rappelle les phénomènes naturels. Un tel monde, celui de la totalité esthétique, est « hermétiquement clos comme un anneau magique, est visiblement proche du type qui représente la Figure du Travailleur, d’autant plus proche que l’"individu" apparaît clairement comme type. »12
E.Jünger a parfaitement conscience d’être devant une mutation de première importance, une rupture d’époque, et de ce qu’alors, l’art peut annoncer le nouveau : l’art étant même le lieu de l’annonciation. Dès lors, il lui faut refuser aux forces élémentaires "pures" et "dures" (la nouvelle élite cynique, spartiate, nationale-bolchevique), l’accès à l’ancienne culture séparée : moins cette classe sera cultivée au sens usuel, mieux cela vaudra, car il est dans son intérêt de ne pas prendre part à ce qu’on entend aujourd’hui par art.
Par conséquent, il n’y a pas continuité du medium artistique, une histoire de l’art, parce qu’il s’agit de bien plus que de l’apparition d’une nouvelle classe au sens sociologique du terme, mais d’une force élémentaire entrant dans sa phase éruptive. Ainsi l’art n’est-il pas moyen, mais sujet-objet de la mutation. La détermination des supports, des moyens est donc soumise à celle de la Figure : « L’art n’est rien de particulier, rien qui puisse être exposé dans ses parties puis reconstitué dans des domaines réguliers. En tant qu’expression d’un sentiment puissant de la vie, il ressemble à la langue que l’on parle sans être conscient de sa profondeur. Le merveilleux se rencontre partout ou nulle part. En d’autres termes, il est une propriété de la Figure. Pour l’observateur qui voit déjà réunies de nos jours les conditions d’une grande Domination et de ce fait la possibilité de donner réellement figure, a question des supports, des moyens et des lois se pose, bref, la question de l’originalité de l’écriture à laquelle on reconnaît l’esprit d’une époque. »13 L’art comme médium de la Figure, mais comme la Figure c’est l’absolu, l’art reste médium de l’absolu : thèse romantique.
Avec E.Jünger le roman de formation, le roman (goethéen) de la culture s’inverse. A la fois, il s’agit toujours du même : de formation, de devenir-forme, de Figure et à la fois de Domination terroriste, élémentaire, pure et dure. De même, la mondialisation (de la littérature) s’inverse-t-elle en monstre : la conquête de l’Empire universel soumis à la Figure du Travailleur.
Il faudrait prolonger cette analyse pour d’autres thèmes, en particulier celui essentiel du rapport à la nature et à l’organique, Jünger tentant de réconcilier la technique et le biologique : inquiètant techno-biologisme. Le monstre, dont il proclame la nécessité, la Figure du Travailleur, ce monstre est à la fois réel et fantastique, fantasmagorique. En effet, la position jüngerienne ne tient pas. Ce monstre est né d’un effondrement : précisément de la Forme-Figure. C’est bien parce qu’il n’est plus possible de donner forme au développement (à la mobilisation totale), au processus, au mouvement, que Jünger ne peut que forger une figure monstrueuse, abominable.Le Travailleur, avec toute sa violence, avec ce culte de la guerre dont W.Benjamin dira qu’il s’agit encore d’une théorie de "l’Art pour l’Art"14, n’est que le symptôme d’un échec. L’échec d’un platono-nietzschéen qui tente encore avec ce qui appartient toujours à la métaphysique (la mise en forme) de penser ce qui échappe à toute forme.
L’échec réside en ceci : comment le Travailleur, aurait-il pu imposer sa marque aux flux immaîtrisés alors que lui-même s’épuise, se défait, constamment, dans la mise en branle des processus ? La violence que la Figure tente d’imposer aux représentants des autres époques révèle l’invalidation intrinsèque de toute mise en forme et donc l’échec de ce qui ne peut plus, même de l’extérieur, c’est-à-dire toujours comme représentation (car le Travailleur est bien finalement une représentation dont la nouveauté surgit dans le visible), s’imposer aux flux. Cette violence est proprement réactive : née d’un effondrement (historiquement : l’"expérience" du front lors de la Première Guerre mondiale) non assumé. Malgré les proclamations de Jünger,cette représentation est encore humaniste (le travail est bien une valeur). Un humanisme terroriste, qui fleure bon le goût inné des gangs nationalistes pour les descentes contre les avant-garde artistiques : « C’est pourquoi, en Allemagne, on trouvera le style artiste < proche des anciennes valeurs> étroitement lié, avec une sûreté mortelle, à toutes les puissances qui portent inscrit sur leur visage un caractère de perfidie plus ou moins dissimulée. Par bonheur, on rencontre dans notre jeunesse un flair de plus en plus développé pour les connivences de ce genre ; et l’on commence à pressentir que dans < ce nouvel > espace l’utilisation de
l’esprit d’abstraction revêt déjà l’allure d’une activité de haute trahison. »15
La figure du Travailleur : ce fut la dernière tentative humaniste de ressaisir la techno-science (car, il peut y avoir un humanisme terroriste : le stalinisme ). Faire croire, qu’au bout du compte, la techno-science est encore pour l’homme. Alors que la proposition contraire serait plus juste.
Il faut donc prendre acte que c’est bien la notion de forme, de figure stable, qui est invalidée pour cette nouvelle époque. Et que donc, il est plus pertinent de l’aborder en prenant en considération ce qui dans le texte de Jünger était sous sa dépendance,comme figure dite réactive, ou du moins à partir de cette trace-là. Et, comme la Figure aurait dû donner sa frappe au monde du processus, il faut en conclure que l’activité du collectionneur est fondamentalement afigurale : adestinale.
L’adomination. Alors la collection est aenergéia . Ce n’est pas un acte. De même les flux, le mouvement, le Développement (comme on dit aujourd’hui) ne sont pas non plus pensables en terme de puissance, ni donc de matière au sens traditionnel.
Le Travailleur ne donne pas figure à la post-modernité : cette époque est une surface d’inscription nouvelle, sans Figure. Rien comme l’Incarnation christique ou la Représentation humaniste.
Dans un sens, c’est le triomphe du fragmentaire, la déliaison radicale, puisqu’aucune forme-figure ne peut s’imposer. Mais que sont des fragments qui ne font pas Figure ? Même s’il s’agit d’une figure en creux comme dans le Romantisme d’Iéna ? Le fragmentaire peut-il survivre en l’absence définitive de la forme ? Ne faut-il pas penser un au-delà de l’opposition fragments/forme, ou fragments/système ?
On comprend que W.Benjamin ait eu la plus grande hostilité pour Jünger, en insistant sur le thème du collectionneur, par exemple du chiffonnier chez Baudelaire, sur les restes et les débris, etc.Car, il y a chez lui un refus de la destination époquale, un refus de la typographie, un refus de l’héroïsme, en particulier chez le poète16. Chez lui, les figures, les formes, les types, sont tombés à l’état d’allégories, sans vie : des ruines.
Pour comprendre W.Benjamin, il faut se souvenir que l’idée qui est au centre de sa pensée est celle de Collection : à partir de là, on comprend l’entrelacs 17 du temps, la temporalité de l’à-présent, le privilège de l’archéologie.
Chez Jünger, la Figure du Travailleur étant la Figure la plus haute de toute l’histoire des époques de la mobilisation, c’est dans cette plus haute forme de l’héroïsme, de la volonté, que se résument toutes les formes antérieures : c’est toujours au nom d’un héros qu’il y a de la mobilisation totale.
Mais alors une philosophie de l’histoire, comme celle que nous tentons d’élaborer, qui se veut historialité des époques des appareils échappe-t-elle à ces déterminations ? N’y a-t-il d’histoire que de l’héroïsme figural ? C’est pour nous une historialité dont il faut absolument se dégager. Comment ? Par W.Benjamin, par une pensée de l’avènement ( d’un genre littéraire ou artistique, d’un appareil comme la photographie ou le cinéma) qui soit celle d’une origine, étant entendu que l’origine a eu lieu et qu’elle aura lieu, car l’origine est ce différemment d’avec soi, entre un passé et un futur antérieur qui s’éloignent toujours plus l’un de l’autre. Avènement qui n’est donc en rien la conséquence du geste créateur et poétique d’un héros, d’un artiste ( conception qui reste, hélas, au creux de la notion rieglienne de Kunstwollen ,de volonté d’art d’un artiste, d’une école donnée, d’une région ou d’une époque de l’art, et qu’il faudrait plutôt traduire selon Panofsky par : unité de sens18 ), dans la mesure où il n’a jamais eu, n’a, ni n’aura aucune actualité.
Au sens strict cet avènement qui n’est pas celui d’une unité de sens, ne peut donner lieu à une herméneutique. Car ce qui est advenu n’a qu’une existence virtuelle ,dont on a l’idée en parcourant le cercle infini des oeuvres dont on pourra dire qu’elles en relèvent.
Et une oeuvre, par exemple tel drame baroque allemand, singulier, peut d’autant mieux présenter cet avènement, qu’elle est traversée par une division qui la rend comme hostile à elle-même : au fond, une stricte césure. Césure qui est le meilleur indice, méthodologiquement et ontologiquement, de cette époque ou de ce genre artistique.
Si l’esthétique peut échapper à l’onto-typographie, c’est en passant totalement du pôle du génie à celui de la réception archéologique, en considérant qu’il n’ y a que des récepteurs qui perçoivent les effets présents d’une oeuvre-source lumineuse qui s’est éteinte.
Source qui n’est donc accessible qu’à rebours, en remontant de récepteur en récepteur, de critique en critique, jusqu’au plus archaïque, puisque le déploiement de l’oeuvre, de sa valeur de vérité, n’est rien d’autre que sa temporalité spécifique. L’oeuvre n’est pas dans le temps des hommes, ni dans leur espace, car c’est elle-même qui déploie son temps et son espace19. Ce dont témoignent tous les critiques de l’histoire de la réception de cette oeuvre. Le rôle central est donc attribué au dernier témoin, celui qui à la fois sait qu’il peut collectionner toutes les critiques antérieures, et qui sait que l’histoire va basculer. Mais alors qu’en est-il de l’artiste ?