La poésie et le progrès : « deux ambitieux qui se haïssent » ? Baudelaire et Nadar

, par Catherine Pinguet


Selon Nadar, qui en 1839 n’était pas encore photographe mais chroniqueur, lorsque se répandit le bruit que l’on était parvenu à fixer des images sur plaques argentées, ce fut la stupéfaction générale : « Il s’en trouva qui regimbait jusqu’à refuser de croire », la suspicion prévalue, ainsi que « l’ironie haineuse ». En réalité, lors de l’annonce du premier procédé photographique commercialisé, le daguerréotype, rien de tel n’eut lieu. La presse salua l’invention de Daguerre, qualifiée de « prodigieuse ». Celle-ci déconcertait les théories des sciences sur la lumière et sur l’optique. Elle allait entraîner, prévoyait-on encore, « une révolution dans les arts du dessin. » Le critique, Jules Janin, fut de cet avis, et insinua que « seul Dieu, et peut-être M. Daguerre », présenté comme « un enchanteur », pouvait savoir « combien de temps il faut au soleil pour agir avec toute sa puissance sur cette millionième partie d’une millionième de vapeur d’iode ».
La faculté quasi magique de fixer la lumière et de garder l’empreinte du réel fascinait. Un daguerréotypiste de la première heure, Marc Antoine Gaudin, a témoigné de la fièvre qui s’était emparée des amateurs : « La plus pauvre épreuve causait une joie indicible, tant ce procédé était alors nouveau et paraissait à juste titre merveilleux. Chacun voulait copier la vue qui s’offrait à sa fenêtre et bienheureux celui qui obtenait la silhouette des toits sur le ciel. » Il convient de préciser qu’en plus d’un maniement complexe, le daguerréotype avait un autre désavantage qui limitait le nombre d’amateurs potentiels : son coût. Il était estimé à 400 francs – l’équivalent de huit mois de salaire d’un ouvrier. À l’avenant, le prix d’une image sur plaque d’argent dont l’autre principal inconvénient était la non-reproductibilité.

Parmi les rares réactions hostiles, la plus connue, parce que citée par Walter Benjamin dans sa Petite histoire de la photographie, parut en 1839 dans le journal Leipziger Anzeiger :

« Vouloir fixer les images fugitives du miroir n’est pas seulement une chose impossible, comme cela ressort de recherches allemandes approfondies, mais le seul désir d’y aspirer est déjà faire insulte à Dieu. L’homme a été créé à l’image de Dieu et aucune machine humaine ne peut fixer l’image de Dieu. Tout au plus l’artiste enthousiaste peut-il, exalté par l’inspiration céleste, à l’instant de suprême consécration, sur ordre supérieur de son génie et sans l’aide d’aucune machine, se risquer à reproduire les divins traits de l’homme. »

Là s’arrête le passage cité par Benjamin – extrait qualifié de « schéma bouffon » et dénoncé comme « une feuille chauvine qui pensait devoir combattre de bonne heure cette invention diabolique venue de France ». La suite est pourtant digne d’intérêt, ne serait-ce qu’en raison d’arguments que l’on retrouvera sous la plume de Baudelaire, quand celui-ci présentera Daguerre comme « le messie d’un Dieu vengeur » :

« Mais fabriquer une machine qui veut remplacer le génie, qui voudrait faire naître l’homme de ses seuls calculs, cela équivaut à la présomption de vouloir mettre un terme à toute Création. Car l’homme qui entreprend chose pareille, il faut qu’il se croie plus malin que le Créateur de l’univers. […] Il faut clairement comprendre combien l’humanité serait vaine et peu chrétienne, qu’elle perdrait son salut, dès lors que chacun pourrait se faire son image dans un miroir à la douzaine. »

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Les attaques contre la photographie apparurent non pas en 1939, époque où il était impossible de réaliser un portrait « à la douzaine » et où le nombre d’ateliers de daguerréotypistes était restreint, mais une vingtaine d’années plus tard. Parmi les diatribes les plus virulentes, la plus célèbre fut celle de Baudelaire rédigée à l’occasion du Salon annuel de peinture et de sculpture, en 1859, quand la Société Française de Photographie fut pour la première fois autorisée à exposer.
Trois ans plus tôt, paraissait dans le Journal amusant, que dirigeait Nadar, un article intitulé « À bas la photographie ! » Son auteur, Marcelin, ami et collaborateur de longue date de Nadar, voyait dans la multiplication des ateliers de portraits « un fléau social » et « une calamité publique » qui dessèche « l’esprit et le cœur ». Il précisa toutefois, « Saint Nadar Lazare hormis ! », tandis q’un journaliste du Figaro s’exclamait : « Le soleil seul est Dieu et Tournadar est son prophète ! » (surnom de Félix Tournachon avant qu’il adopte le pseudonyme Nadar).
Lamartine lança également un anathème contre la photographie « inspirée par le charlatanisme qui la déshonore en multipliant les copies ». Convaincu qu’il s’agissait d’un procédé « servile » qui ne pouvait prétendre au statut de l’art, il allait toutefois revenir sur ses propos en découvrant des portraits d’Adam-Salomon. Barbey d’Aurevilly, saisissant l’occasion de vilipender la démocratie, s’insurgea à son tour contre « l’étalage indécent de binettes » : « Quel vent de fatuité, se demanda-t-il, a donc soufflé sur ces têtes de démence ? Que dire d’une race décadente et ramollie qui s’en vient individuellement multiplier ses portraits ? »

Toutes ces critiques, qui obéissaient à différentes motivations, avaient un point commun : elles furent prononcées à un moment où la photographie s’orientait vers une production industrielle, notamment avec la carte de visite, inventée par André Adolphe Disdéri en 1853. Ce dernier, dont les intérêts étaient non pas artistiques, mais commerciaux, avait un objectif : vendre beaucoup et à bon marché. À la tête d’ateliers qui produisaient des milliers d’épreuves par jour, Disdéri fit fortune et fut nommé photographe officiel de Napoléon III. Dans « Les primitifs de la photographie », Nadar décrit celui qui compta parmi ses plus proches concurrents comme un personnage « très peu attractif », imbu de lui-même, sans scrupule ni véritable passion pour son métier. Il concède seulement à Disdéri son « intelligence pratique » et son « flair industriel ».
Les cartes de visite étaient réalisées à l’aide d’un appareil équipé de plusieurs objectifs qui permettait d’obtenir en une seule pose quatre ou six portraits identiques. Quand on ajoutait un châssis mobile, on pouvait effectuer en plusieurs prises jusqu’à huit portraits différents sur une seule plaque. La technique était relativement simple, encore fallait-il y penser. Dans tous les cas, elle permit une popularisation du portrait, accessible à un plus grand nombre, notamment à la bourgeoisie pour qui la photographie devint l’instrument du paraître social. Des photographes dénoncèrent cette pratique, notamment son manque de qualité artistique et des clichés « à la va-comme-je-te-pousse », pour reprendre une formule de Nadar. Néanmoins, presque tous finirent par y recourir pour des motifs purement économiques : obéir aux nouvelles lois du marché ou disparaître.

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Dans « Le public moderne et la photographie », publié au deuxième chapitre du Salon de 1859, Baudelaire exprime son rejet de l’industrie, « la plus mortelle ennemie de l’art », et dénonce les partisans du réalisme selon lesquels « l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature ». La photographie, selon Baudelaire, n’est qu’un procédé sans imagination, une trouvaille sans génie. Le poète récuse une pratique qui vise à « frapper » le public, à le « surprendre », à le « stupéfier » par des « stratagèmes indignes », étrangers à l’art dans la mesure où ils empêchent d’affleurer le domaine de l’impalpable, de l’imaginaire et de la rêverie.
Baudelaire se dit « convaincu que les progrès mal appliqués à la photographie ont beaucoup contribué, comme d’ailleurs tous les progrès purement matériels, à l’appauvrissement du génie national français, déjà si rare ». Pour preuve, cette « foule idolâtre », cette « société immonde qui se rue comme un seul Narcisse » dans les ateliers de photographie pour « contempler sa triviale image ». « Une folie, un fanatisme extraordinaire, ajoute le poète, s’est emparé de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. »

Son attaque, à la fois esthétique, morale et politique, s’accompagne d’une critique religieuse : l’apparition du médium dans l’histoire apparaît comme un événement qui concerne « la foi », « la crédulité » – ces mots lui appartiennent – de même « le fanatisme » et « le sacrilège ». L’industrie photographique, en s’opposant à la « divine peinture » a satisfait le ressentiment, la fatuité et la médiocrité de la multitude. Cette invention, que Baudelaire attribue à un « messie vengeur », puis son prolongement dans l’industrie et l’auto-idolâtrie, sont conçus comme contraires à l’art, lequel est sacré et repose sur les valeurs du Beau, de l’Infini, de l’Au-delà.
La photographie, d’après Baudelaire, n’a qu’un devoir : « être la servante des sciences et des arts, mais très humble servante ». Sa tâche se limite à enrichir l’album du voyageur et à rendre à ses yeux la précision qui manquerait à sa mémoire. Elle consiste également à sauver de l’oubli les ruines, les manuscrits, les estampes, comme toutes les choses précieuses dont la forme risque de disparaître. Baudelaire sut s’en servir et une lettre à Nadar indique qu’il fit appel à ses services : « Si tu es un ange, tu irais faire ta cour à un nommé Moreau, marchant de tableau, Hôtel Laffitte, et tu obtiendras de cet homme la permission de faire une double belle épreuve photographique d’après La Duchesse d’Albe, de Goya ».

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Incontestablement, dans le Salon de 1859, Baudelaire affiche un profond mépris pour la photographie dont il prédit : « S’il lui est permis d’empiéter dans le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire, de tout ce qui vaut parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous ! » Néanmoins, l’attitude du poète vis-à-vis de la photographie s’avéra complexe et certains faits obligent à nuancer la virulence de sa diatribe. Tout d’abord, de 1854 à 1862, Baudelaire se rendit à plusieurs reprises dans l’atelier de Nadar. Il fréquenta également le studio du Bruxellois Charles Neyt et celui, à Paris, d’Étienne Carjat qui réalisa le dernier portrait du poète, en 1866.

Une lettre envoyée à sa mère fin 1865, trois mois avant de tomber victime d’aphasie, permet d’éclairer le rapport ambigu que Baudelaire entretenait avec la photographie :

« Je voudrais bien avoir ton portrait. C’est une idée qui s’est emparée de moi. Il y a un excellent photographe au Havre. Mais je crains bien que cela ne soit pas possible maintenant. Il faudrait que je fusse présent. Tu ne t’y connais pas, et tous les photographes, ont des manies ridicules ; ils prennent pour une bonne image une image où toutes les verrues, toutes les rides, tous les défauts, toutes les trivialités du visage sont rendues très visibles, très exagérés : plus l’image est DURE, plus ils sont contents. Il n’y a guère qu’à Paris qu’on sache faire ce que je désire, c’est-à-dire un portrait exact, mais ayant le flou d’un dessin. Enfin, nous n’y penserons plus, n’est-ce pas ? »

Nous découvrons que l’image de la mère, dont l’idée s’empare du fils, devait être aussi picturale que photographique, ressemblante sans être pour autant froidement réaliste. Ce flou attendu de la photographie se trouve dans un portrait que fit Nadar de Baudelaire vers 1854, fameux parce que bougé. Cette image, jugée parfaitement réussie par le poète, fut choisie pour être gravée et reproduite en frontispice de la deuxième édition des Fleurs du mal.

La lettre à sa mère révèle aussi que Baudelaire s’y connaissait en photographie et savait quel opérateur était à même de lui fournir ce qu’il désirait. Elle indique également qu’au cas où sa mère se serait rendue dans un atelier, il tenait à être présent et, à n’en pas douter, actif. Tous les grands portraits de Baudelaire par Nadar indiquent qu’ils furent le fruit d’une collaboration : intensité du regard, choix de la pose et de la tenue vestimentaire, comme Charles Baudelaire au fauteuil (instantané qui le représente assis, le buste renversé en arrière, les yeux mi-clos), ou encore Charles Baudelaire au caban (portant une large veste noire et un ample nœud papillon, la main droite glissée dans le gilet).

Dans son Salon de 1859, Baudelaire a déclaré : « La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d’une haine instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l’un des deux serve l’autre ». Or, entre le poète et l’homme du progrès que fut Nadar, entre l’élitiste et le républicain, le respect réciproque prévalut. Pourquoi Baudelaire accorda à Nadar une confiance qu’il refusait aux autres opérateurs, Carjat et Neyt exceptés ? Par amitié tout d’abord, car compagnons de jeunesse et de bohême les deux hommes, malgré quelques brouilles, étaient proches. Nadar, en de nombreuses circonstances, a proclamé son admiration pour Baudelaire critique d’art. Le dernier poème des Fleurs du mal, « Le rêve d’un curieux », est d’ailleurs dédié à F. N., qui n’est autre que Félix Nadar – sonnet où l’expérience de la mort est assimilée à l’attente devant un spectacle et à une pose devant la chambre noire.

Printemps 1859, au moment au Baudelaire rédigeait son Salon, il écrivit de longues lettres à Nadar. Le 14 mai, il le remercie pour l’envoi d’argent, mais « surtout pour une phrase excellente et charmante ». « Voilà une vraie et solide déclaration d’amitié », écrit Baudelaire qui se dit « peu accoutumé aux tendresses ». Dans cette même lettre, où il est tour à tour question de poésie, d’art et de politique (Baudelaire reconnaissant son peu d’intérêt pour cette « science sans cœur »), aucune allusion concernant « Le public moderne et la photographie ». Baudelaire se contente de signaler qu’il écrit un Salon, où il ne s’est rendu qu’une seule fois. Pas un mot sur la section « photographie » du palais des Beaux-Arts, pour la première fois autorisée à participer à l’Exposition, notamment grâce aux efforts de Nadar.
Dans toutes les lettres que Baudelaire adressa à Nadar, la question de la photographie n’est jamais abordée (sauf la requête concernant une double épreuve d’un tableau de Goya). C’est à l’ami, au chroniqueur, au caricaturiste et au critique d’art que le poète s’adresse. Cette dernière activité de Nadar est peu connue, éclipsée par la notoriété du photographe et de l’aéronaute, tenue également pour secondaire en raison de la liberté adoptée par Nadar-Jury (ainsi étaient signés ses écrits critiques, notamment pour exprimer son peu d’estime pour les jurys officiels).
Aux yeux de Nadar, la référence, « celui qu’il fallait toujours citer » dans le domaine de la critique artistique, c’était Baudelaire, et tout particulièrement son Salon de 1846, « un des plus beaux livres d’art qui ait été écrit ». Dans cet ouvrage, dont Nadar recommande la lecture, on peut lire cette définition du portrait idéal : « L’individu redressé par l’individu, reconstruit et rendu à l’éclatante vérité de son harmonie natale ». Puis, dans le Salon de 1859, Baudelaire précise : « Le portrait, genre en apparence si modeste, nécessite une grande intelligence. Quand je vois un bon portrait, je devine tous les efforts de l’artiste, qui a dû voir d’abord ce qui se faisait voir, mais aussi deviner ce qui se cachait [afin d’exprimer] avec sobriété mais intensité le caractère qu’il se chargeait de peindre. »
Nadar photographe, qui fut surtout un grand portraitiste, eut probablement l’occasion d’échanger avec Baudelaire et de lui exposer ses conceptions artistiques, notamment au sujet de « l’intuition profonde » que l’artiste doit avoir de son modèle et du travail sur la lumière (une des références les plus constantes de Nadar étant Van Dyck). Quand il exposa, à l’occasion d’un litige qui l’opposa à son frère Adrien, ce qu’était pour lui son métier, on remarque des similitudes avec les conceptions picturales de Baudelaire. L’essentiel, pour Nadar, est « ce tact rapide qui vous met en communication avec le modèle, vous le fait juger et diriger vers ses habitudes, dans ses idées, selon son caractère, et vous permet de donner, non pas banalement et au hasard, une indifférente reproduction plastique à la portée du dernier savant de laboratoire, mais la ressemblance la plus familière et la plus favorable, la ressemblance intime ».
Autre point commun, dans son Salon de 1859 Baudelaire déclare que « l’industrie photographique est le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études. » Ce poncif de la critique anti-photographique de l’époque apparaît également sous la plume de Nadar, deux ans plus tôt : « La photographie est une découverte merveilleuse, une science qui occupe les intelligences les plus élevées, un art qui aiguise les esprits les plus sagaces et dont l’application est à la portée du dernier des imbéciles ». Elle a ouvert, ajoute-t-il, « un rendez-vous général à tous les fruits secs de toutes les carrières : peintre qui n’avait jamais peint, ténor sans engagement. » Puis, dans Quand j’étais photographe, il renchérit : « Tout un chacun déclassé ou à classer s’installait photographe […] – peintres ratés, sculpteurs manqués affluèrent, et on vit même reluire un cuisinier : n’a-t-on pas dit que la cuisine est elle-même une chimie ? »

Le « tact rapide » qui permet de capter « la ressemblance intime », Nadar l’avait développé dans la pratique du portrait satirique. En témoigne sa célèbre lithographie, publiée en mars 1854 et intitulé « Panthéon Nadar », où figuraient deux cent cinquante-neuf célébrités de l’époque, en priorité les gens de lettres qu’il connaissait le mieux et admirait le plus. En juin 1853, Théophile Gautier dit de lui : « Nadar est le nom de fantaisie d’un homme de lettres sérieux, dessinateur pour rire. […] Il possède un musée de cinq ou six cents charges de personnages remarquables. Ces charges, à travers l’exagération nécessaire, sont de véritables portraits intimes, sans emphase, où ressort le trait principal, le tic particulier de la physionomie. »
Pour Nadar, dans le prolongement du dessin satirique, le principal attrait de la photographie était ce qu’il appelait « la dimension psychologique ». Celle-ci requérait acuité du regard, rapidité et sens de l’improvisation. Les séances de prises de vue, qui donnaient lieu à de véritables mises en scène, étaient avec les amis artistes vécues comme des instants de complicité. Durant la scénographie préparatoire, un soin particulier était accordé à la lumière et à la pose. Nadar, contrairement à ses concurrents, ne surchargeait pas ses portraits d’accessoires (colonnes tronquées, drapés, décors peints, qui étaient autant de références à un ordre conventionnel et bourgeois). Une des caractéristiques était la sobriété, une qualité mise en avant par Baudelaire dans l’art du portait. Il privilégiait également les cadrages serrés, et non pas la pose en pied que les ateliers produisaient à l’envi.

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Néanmoins, en juillet 1860, Nadar quitte la rue Saint-Lazare pour ouvrir un vaste atelier luxueux, boulevard des Capucines. Lui aussi sacrifie au goût du grand public et à la vogue de la carte de visite. La fabrication artisanale, coûteuse mais soignée, est délaissée au profit d’une production quasi industrielle. Nadar continua toutefois à réaliser quelques grands portraits, renouant avec sa période dite « classique », mais à condition d’entretenir des rapports privilégiés avec le modèle : Baudelaire en 1862, mais aussi Sarah Bernhardt, George Sand, Édouard Manet (qui grava un portrait de Baudelaire d’après une photographie de Nadar).
De cette étape de sa carrière, on retiendra que Nadar, qui avait délibérément choisi une fabrication à grande échelle, se rebuta rapidement des contraintes d’une production en série. Dans ses mémoires, il rapporte, au sujet des cartes de visite, que ces « petites images improvisées avec une rapidité prodigieuse, devant le défilé sans fin la clientèle, ne manquaient ni d’un certain goût ni de charme ». En réalité, dans cet atelier où l’immense signature de Nadar était déployée sur la vitrine, même la nuit, car éclairée au gaz, il était le grand absent. La qualité très ordinaire de la plupart des portraits portant le cachet du boulevard des Capucines montre qu’il laissait à son personnel le soin de s’occuper du tout-venant.

Nadar, fasciné dès son plus jeune âge par les ballons et enthousiaste à l’idée de s’élever dans les airs, réalisa, non sans difficultés, les premières photographies aériennes. Puis, stimulé par les limitations d’une technique exigeant l’éclat du soleil et la proximité de la chambre noire, il se lança dans l’expérimentation de prises de vue à la lumière artificielle. D’abord utilisé pour faire les portraits d’amis, l’éclairage électrique lui permit ensuite de rapporter une série sans précédent de photographies des catacombes et des égouts. Pour ses amis caricaturistes, c’était l’occasion de s’en donner à cœur joie. Ainsi Cham, mettant en scène un personnage, le nez en l’air, qu’apostrophe un égoutier : « Vous cherchez Mr Nadar ? C’est plus là-haut, c’est en bas ! »

La grande passion de Nadar, celle pour laquelle il dépensa sans compter et délaissa un temps la photographie, fut la navigation aérienne. À contre-courant des idées reçues, Nadar était convaincu que l’avenir n’était pas le ballon, trop peu fiable et difficile à diriger, mais un objet volant plus lourd que l’air. En 1863, il lança son Manifeste de l’autolocomotion aérienne et prit une série de cinq photographies de maquettes d’hélicoptères réalisées par le vicomte de Ponton d’Amécourt. La même année, Nadar contribua activement à la fondation de la Société d’encouragement de la navigation aérienne du plus lourd que l’air. Il créa un journal, L’Aéronaute, et pour mobiliser l’opinion publique, il fit construire un immense ballon, baptisé Le Géant, censé réunir les fonds nécessaires pour la propulsion dans les airs d’un engin qui le remplacerait. L’idée peut paraître paradoxale, mais elle correspond parfaitement à Nadar qui a déclaré : « J’aime le paradoxe comme j’aime les minorités. C’est toujours dans la minorité d’Aujourd’hui que Demain trouvera la vérité. »
Le baptême de l’air du Géant eut lieu le 4 octobre 1863, à grand renfort de publicité, devant un parterre de vingt mille personnes rassemblées au Champ de Mars. Nadar avait promis aux Parisiens le plus magnifique spectacle que le ciel eût jamais offert. À bord du Géant, treize personnes – Nadar tenait à ce nombre –, et une seule femme, la princesse de la Tour d’Auvergne qui s’était imposée au dernier moment, souhaitant apporter son obole à l’entreprise (1000 francs pour les personnes étrangères à l’équipage ou qui n’étaient pas des amis). Mais la grande aventure projetée s’arrêta au bout de quelques heures de vol, à Meaux.
Une partie de la presse tourna en dérision l’entreprise de Nadar, lequel attribua « l’impitoyable et éternel acharnement de la moquerie humaine vis-à-vis de l’aérostation à des lâches qui trouvent dans la dérision leur vengeance facile d’un courage qui les humilie et les offense ». Deux semaines plus tard, Nadar récidivait. Cette fois, neuf personnes faisaient partie du voyage, parmi lesquelles Ernestine, la femme de Nadar, qui aurait préféré voir son époux travailler dans son atelier plutôt que de risquer sa vie dans les airs. Le décollage, n’en déplaise au républicain Nadar, eut lieu en présence de Napoléon III et du roi de Grèce. Après une quinzaine d’heures de vol, la deuxième ascension du Géant se termina vers Hanovre, lors du traînage le plus sensationnel de l’histoire aéronautique : seize kilomètres à la vitesse de soixante kilomètres heures – « à peu près la vitesse réglementaire des trains rapides » précise Nadar dans ses mémoires. « Imaginez que vous faites ainsi sept lieues en trente minutes, dans un panier au bout d’une corde, et vous voyez la danse…. Il n’y eut pourtant pas de morts : seulement un bras cassé pour l’un, une jambe cassée avec quelques luxations pour moi – et la bien chère compagne qui avait voulu suivre son mari partout fut meurtrie cruellement. »
D’autres ascensions suivront, sans connaître de pareille péripétie, notamment le 26 septembre 1864, lors des fêtes commémoratives de l’indépendance belge. Une lettre de Baudelaire, écrite à Bruxelles le 30 août 1864, révèle que Nadar l’avait invité à monter à bord du Géant. Il déclina la proposition car il comptait partir en voyage, mais il proposa de « reporter cette faveur sur M. O Connell, le meilleur compagnon que tu puisses imaginer ». Et pour convaincre Nadar, il énuméra ses qualités, particulièrement requises en pareilles circonstances : « homme gai, adroit à toutes les gymnastiques, assez connaisseur en toutes les mécaniques et amoureux de toutes les aventures possibles. »

Que pensait Baudelaire du tournant de la carrière de l’intrépide Nadar ? Dans son journal publié sous le titre, Mon cœur mis à nu, il écrit : « Nadar, c’est la plus étonnante expression de vitalité. Adrien me disait que son frère Félix avait tous les viscères en double. J’ai été jaloux de lui à le voir si bien réussir dans tout ce qui n’était pas l’abstrait. » En juin 1867, Nadar embarqua une dernière fois à bord du Géant puis vendit son ballon. Il reprit toutefois du service en 1870 quand il monta à ses propres frais une compagnie d’aérostation pour la défense de Paris contre l’envahisseur prussien. Mais après la répression sanglante de la Commune, en 1871, les pertes consécutives aux aventures du Géant, l’éloignement de son métier de photographe et les sommes engagées pour les ballons du Siège l’obligèrent à vendre son atelier du boulevard des Capucines. L’année suivante, il en ouvrait un autre, plus modeste, rue d’Anjou, où « opère lui-même » était devenu une vérité.

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Deux mois après la vente du Géant, Baudelaire mourrait. Dans Le Figaro du 10 septembre 1867, Nadar lui consacra un des rares articles justes et sensibles, défendant « l’auteur condamné des Fleurs du mal », contre ceux qui, « sur la foi des on-dit », n’avaient vu en lui « d’un cerveau excentrique, maladif et dangereux. » « Cet homme apparemment si froid, ajoute Nadar, en gentleman qu’il était, si sceptique pour tant de choses, poussait jusqu’à l’admiration fervente, au joyeux enthousiasme, son respect pour la chose bien faite. Il avait – ce qui est plus rare et partout le plus estimable au monde – la conscience dans le travail, c’est-à-dire la religion du devoir. »

À la fin de sa vie, Nadar, qui n’a jamais cessé d’écrire, rédige ses mémoires car dit-il, « nous devons le témoignage à qui nous donna l’exemple ». Grâce à l’aide d’Eugène Crépet, qui publia les œuvres posthumes de Baudelaire, Nadar termine un volume qui sera publié en 1911, un an après sa mort, Charles Baudelaire intime. Dans cet ouvrage, ce qui n’a pas manqué d’être reproché à Nadar, on cherchera en vain des informations sur Baudelaire poète. Ce livre se compose essentiellement de témoignages et d’anecdotes : première rencontre avec le poète, au Luxembourg, quand celui-ci apparut élégamment vêtu de noir, ganté de rose et portant une cravate rouge. Ou encore ce portrait, vingt ans plus tard : « En voyant cette tête toujours singulière, s’évasant du collet de la houppelande invariablement retroussée, nez vigoureusement lobé entre deux yeux qu’on n’oubliait plus : deux gouttes de café – lèvres serrées et amères, mauvaises, cheveux argentés avant l’âge, tantôt trop courts, tantôt trop longs, le visage glabre, cléricalement rasé – le passant saisi, comme inquiet, songeait : ‘Celui-là n’est pas tout le monde’. »
Nadar fournit également des notations le plus souvent justes et précieuses sur l’entourage de Baudelaire : admiration pour Théophile Gautier, suffisance des Goncourt et sècheresse de Maxime Du Camp. Tout en rapportant les provocations du poète, Nadar donne de nombreux exemples de sa générosité et de sa profonde sensibilité. Il rappelle aussi qu’il doit à Baudelaire de lui avoir fait connaître et aimer certains peintres, dont Manet. L’ouvrage s’achève sur la maladie du poète, au cours de laquelle Nadar et Asselineau furent toujours présents :

« La dernière fois que je le vis à la maison de santé Duval, écrit Nadar, nous disputions de l’immortalité de l’âme. Je dis nous, parce que je lisais dans ses yeux, aussi nettement moi, que s’il eût pu parler. Voyons, comment peux-tu croire en Dieu répétais-je ? Baudelaire s’écarta de la barre d’appui où nous étions accoudés et me montra le ciel. Devant nous, au-dessus de nous, c’était, embrasant toute la rue, cernant d’or et de feu la silhouette de l’arc de Triomphe, la pompe splendide du soleil couchant. – ‘Crénom ! oh ! Crénom protestait-il, indigné, à grands coups de poings vers le ciel. »

Aux yeux de certains, l’amitié de Nadar pour Baudelaire passe pour suspecte, l’argument récurrent étant que le photographe, l’homme du progrès, ne pouvait que méconnaître le génie du poète. On va même jusqu’à prétendre que Nadar prit plaisir à voir son ami aphasique et à moitié paralysé !
Eugène Crépet, dans sa préface à Baudelaire intime reconnaît que tout semblait séparer les deux hommes. Mais le poète, ajoute-t-il, trouva en Nadar « un grand cœur » et « un auditeur », toujours prêt à débattre et à échanger. Il convient également d’ajouter que Nadar fut effectivement un « homme du progrès » – la photographie, l’électricité et l’aéronautique, avec lesquelles ils eut partie liée, étaient pour lui les emblèmes forts de la modernité. Mais dans un même temps, Nadar fut un idéaliste et un rêveur. Sa première conception du Géant le prouve : nacelle de deux étages censée embarquer quatre-vingt passagers, une presse permettant éditer le récit des expéditions et de distribuer des exemplaires au-dessus des localités survolées, armes très sérieuses en cas de descente chez des gens mal hospitaliers . Jules Verne, sous l’anagramme de Michel Ardan, héros De la terre à la lune, a rendu hommage à Nadar, « homme doué du cœur le meilleur et le plus audacieux ». Celui-ci croyait, et Victor Hugo partagea son avis, que la navigation aérienne allait abolir les frontières, conduire à une « révolution pacifique » et œuvrer à « l’immense mise en liberté du genre humain ».
Nadar était également, tout au long de sa vie, un homme de conviction, un combattant né, un moraliste libertaire. Son attitude vis-à-vis de la modernité était double et contradictoire : d’un côté il vénérait le progrès, de l’autre il déplorait les effets de la société industrielle et la dissolution des valeurs morales traditionnelles.

Faut-il sortir Nadar de la chambre noire, comme le revendique Roger Greaves dans son Nadar quand même ! quand il s’insurge contre la tendance à réduire Nadar à sa seule activité de photographe. En 2010 constate Greaves à l’occasion du 100e anniversaire de la mort de Nadar, on trouve partout ses superbes portraits, mais nulle part trace de ses écrits. Pourtant, dans l’existence mouvementée de Nadar, l’écriture fut la seule constante et Stéphane Mallarmé a considéré ses Histoires buissonnières, publiées en 1876, comme « les plus beaux poèmes en prose depuis Baudelaire. »

Nadar pensait-il devoir sa notoriété à son activité de photographe, métier qu’il s’employa à élever à un art de 1854 à 1860 ? Rien ne permet de l’affirmer. En citant les propos tenus à un journaliste venu l’interroger sur l’auteur des Fleurs du mal, dans les années 1890, on peut même en douter : « J’ai photographié plusieurs fois Baudelaire et je tiens à votre disposition la communication des épreuves qui me restent. […] Mais, poursuit Nadar, ce qui serait au moins aussi intéressant pour votre travail, c’est toute une page de croquis par Baudelaire, dont quelques images de lui. Et encore et surtout, deux caricatures de Baudelaire (réalisées par Béguin), d’un sentiment plus profond comme ressemblance. »

En 1908, Nadar écrit à son fils Paul, photographe : « J’aurai au moins eu avant mon départ dernier deux émotions chères : notre vieux plus lourd en l’air et ces syndicats ouvriers internationaux qui vont enfin ouvrir une ère de justice sociale et imposer – nombre étant force – l’universelle paix. » L’année suivante, il assiste à la traversée de la Manche par Louis Blériot, pionnier de l’aviation à qui il adresse ce télégramme : « Reconnaissance émue pour la joie dont votre triomphe vient enfin combler l’antédiluvien de ‘Plus lourd que l’air’ (1863) avant que ses 89 ans soient partis sous terre. » Quand Nadar meurt, le 21 mars 1910, tous ses espoirs reposent sur l’internationalisme ouvrier.

Catherine Pinguet
Paris, décembre 2010

(Première publication : 28 juin 2011)