La ville appareillée
C’est Benjamin qui aura le mieux compris que la ville n’existe pas en soi (pas plus qu’une autre chose, phénomène ou apparition), parce qu’elle est toujours appareillée. D’une part au sens où il y a des époques de la ville qui sont celles de l’appareil historiquement dominant, d’autre part au sens où il y a une conception-production de la ville à partir de ces appareils.
Les textes de Benjamin sur Baudelaire et Paris, le grand livre inachevé Paris, Capitale du XIXème siècle, sont à ce double titre exemplaires.
La seconde partie du Paris du Second Empire chez Baudelaire (1938) est consacrée aux thèmes du flâneur et de la trace, thèmes centraux pour l’ouvrage. La première phrase : « Quand l’écrivain s’était rendu au marché, il regardait autour de lui comme dans un panorama » confirme que la perception visuelle de l’écrivain est appareillée par un certain dispositif de spectacle apparu au tout début du XIXème siècle à Paris comme à Londres (une invention de Barker, réalisée par les Thayer) : le panorama. Dès lors sa production donnera lieu à une sorte de genre littéraire, les physiologies, une « littérature panoramique » écrit Benjamin, dont le plus grand représentant est selon lui Balzac. Le rapport entre l’appareil architectural et le genre littéraire est structurel :
« Ces livres sont faits d’une série d’esquisses dont le revêtement anecdotique correspond aux figures plastiques situées au premier plan des panoramas, tandis que la richesse de leur information joue pour ainsi dire le rôle de la vaste perspective qui se déploie à l’arrière-plan. »
D’après lui, cette littérature succombera vite du fait de son manque de hardiesse, en cette situation politique de « terreur politique », et de sa « naïveté » qui consiste à universaliser socialement à partir d’un seul exemple de personnage (cf. Balzac) et laissera la place à une littérature où dominera le roman policier et la figure de l’asocial, comme chez Poe, lequel profite de la foule pour ne pas laisser de traces.
Ce qui nous intéressera ici, c’est que le panorama comme architecture est indissociable du passage urbain qui se développera à Paris dans le premier tiers du siècle. Mettons en exergue le Passage des panoramas qui s’ouvre toujours sur les Grands Boulevards parisiens et ses deux rotondes qui, elles, n’existent plus . Or les passages sont une ville dans la ville, une ville beaucoup plus hospitalière que les rues mal éclairées et souvent dépourvues de trottoirs de l’extérieur. C’est un réseau qui fascine beaucoup Benjamin à l’égal des autres réseaux existants (les carrières souterraines, les égouts) ou à venir, celui des vastes perspectives ouvertes par Haussmann sous le Second Empire, par exemple. Un réseau appareillé en remplacera historiquement donc un autre.
Pour l’heure la structure du panorama est identique à celle du passage, à ceci près que le panorama apporte une dimension de réflexivité que ne possède pas le passage, malgré ses alignements de miroirs. Le panorama, lui, est une monade leibnizienne. Un journaliste de l’époque écrivait ceci :
« Le spectateur pénètre dans l’édifice en passant sous la section inférieure du cylindre et n’accède à l’escalier de la plate-forme, qu’en traversant des corridors obscurs et nus, où son œil perd momentanément la mémoire des choses du dehors, où il s’isole, où il oublie la lumière. De la sorte, en arrivant sur la plate-forme, le spectateur est, si l’on peut parler ainsi, envahi par le spectacle offert à ses regards ; son oeil s’en repaît avidement, il l’y promène avec le plaisir qui accompagne l’accomplissement d’une fonction dont l’exercice nous a été passagèrement interdit ; et aucun objet juxtaposé ne venant lui rappeler qu’il est en présence d’une peinture fallacieuse, il s’abandonne à l’illusion que l’artiste a cherché à éveiller en lui, et qui l’étreint, d’autant plus puissante et durable que l’exécution de la peinture elle-même est plus parfaite et plus savante ». Ces panoramas donnant à voir une Vue de Paris prise de l’avant du dôme central des Tuileries, puis des scènes de guerre, puis ailleurs des vues de Jérusalem, d’Athènes, remportèrent un immense succès et seront remplacés par des panneaux mobiles permettant de renouveler le spectacle. Benjamin note dans Paris, capitale du XIXème siècle que Daguerre sera renommé pour ces peintures avant de passer à un tout autre appareil : la photographie sur plaque de verre.
Benjamin ne s’intéresse pas à l’association panorama-passage urbain en historien de la ville, mais en penseur des grandes formes de l’expérience et de la transmission de l’expérience, qu’il distingue fortement de la question de la communication de l’information (les média comme la grande presse). C’est dire que pour lui le panorama relève d’une philosophie de la vérité : « L’intérêt pour le panorama vient de ce qu’on voit la vraie ville, la ville à la maison. Ce qui se trouve dans une maison sans fenêtres est le vrai. Du reste, le passage aussi est une maison sans fenêtres. Les fenêtres à l’étage qui donnent sur le passage sont comme des loges d’où l’on peut voir à l’intérieur, mais non à l’extérieur de celui-ci. (Le vrai n’a pas de fenêtres ; le vrai ne donne nulle part sur l’univers). » Benjamin introduit ainsi à la problématique topologique de la compénétration. Du reste, s’il y a une problématique de la vérité chez Benjamin, ce n’est pas en rapport à l’ « extérieur », mais en fonction de ce sur quoi se distinguent les apparences : le voile de la perception.
Ainsi, comme le montrera la seconde étude sur Baudelaire, Sur quelques thèmes baudelairiens (1939), si le flâneur est le véritable héros baudelairien, cette figure n’est identifiable que sur un fond de perception, ce que Benjamin nomme un voile, constitué par la masse (ou la foule). Or la foule est le nouveau mode d’être de la multitude. Ou pour le dire en termes arendtiens , c’est un certain registre de l’espacement. Registre caractérisé par sa compacité, par un certain mouvement, voire par sa vitesse, par l’indifférence aux autres mêlé d’une identification sociale immédiate. Nul n’y est un strict étranger aux yeux des autres, même si tous sont des anonymes. La foule est donc encore un certain mode de l’apparaître réciproque du fait de son articulation spatiale. Telle que la décrit Benjamin, c’est un voile qui à la fois cache la réalité de la ville, sa brutalité, engloutissant en son sein le criminel ou l’asocial, mais qui en même temps pousse en avant telle ou telle singularité, la faisant comparaître. Ce qu’évoquera puissamment le sonnet A une passante de Baudelaire. La foule est donc une certaine détermination du milieu de perception, auquel tous participent, puisque le poète est aussi un homme de la foule. Pour Baudelaire, elle est aussi « naturelle » que le seront la mer, la forêt ou le monde des esprits pour Hugo. La consistance de ce milieu de perception est chez Benjamin quasi ontologique . Or, malgré les apparences, la foule ne constitue pas un véritable réseau dont les éléments seraient en voie d’individuation. Pour le dire en termes empruntés à Simondon, ce n’est pas un milieu transindividuel comme le serait une véritable communauté en voie d’individuation. La foule ne se constituant en groupe qu’à l’occasion d’un incident : alors, momentanément, du fait d’un événement de pur hasard comme un accident de la circulation, les individus se regroupent avant de passer leur chemin. Pour Benjamin, cet agrégat, qui n’a pas en lui la raison de s’assembler, sera la proie des partis totalitaires du XXème siècle qui lui donneront une identité artificielle : la race, un peuple fantasmé.
Pour rendre compte de ce mode de l’être-ensemble, Benjamin en se référant aux études de K.Kraus sur la grande presse (laquelle livre des informations brutes de décoffrage, des événements « en soi », non intégrés dans une narration, non reliés puisque la première page d’un journal est un pur spectacle de l’hétérogène, dans un jargon journalistique quasi inintelligible, etc) montre que les événements ne peuvent plus donner lieu à une expérience réelle du psychosocial. Dès lors, l’expérience qu’un individu peut avoir du monde se limite à la sphère privée, laquelle est dissociée de la sphère collective. On assiste à un déphasage de l’expérience privée et de l’expérience collective. Bien davantage, puisque l’expérience d’un individu ne peut plus s’intégrer dans l’expérience collective, puisqu’on ne peut plus narrer les événements, la psychologie comme discipline du savoir s’émancipe de l’étude du social, laquelle est condamnée alors depuis sa fondation durkheimienne à se demander comment restaurer le lien social.
La poésie de Baudelaire correspondrait à ce moment du déphasage du psychosocial en psychologie d’un côté, sociologie de l’autre. On peut faire l’hypothèse que Benjamin cherche ici à restaurer un état du psychosocial plus essentiel.
Si la dimension sociale, en fait communautaire, n’est plus constitutive de l’expérience d’une singularité, cette dernière est totalement appauvrie. La psyché en est réduite à subir les événements dans leur aspect le plus destructeur : le choc émotionnel. L’expérience urbaine la plus générale est celle de l’entrechoc du fait de la réception des média de communication et du contact de la foule. La conscience comme système psychique cesse d’être une faculté dédiée à la connaissance. Ainsi n’est-elle plus caractérisée par la psychanalyse selon la dimension d’intentionnalité, de visée, que décrit la phénoménologie husserlienne ; la conscience ne caractérise plus notre rapport au monde et aux autres, mais est décrite par Freud, que Benjamin mobilise, en particulier à partir de Par delà le principe de plaisir, comme un dispositif de pare-excitations dont la fonction est de préserver les équilibres psychiques internes. Une image approximative consisterait à dire que chacun s’enferme dans une bulle protectrice (métaphore que filera Sloterdijk). Plus sérieusement, mobilisant Proust et sa forte distinction entre mémoire volontaire et mémoire involontaire, Benjamin affirmera que la connaissance empirique, diurne, celle que caractérise la mémoire volontaire des événements réduits à du vécu, cette connaissance n’a que la consistance de la cendre d’un souvenir sans vie : un souvenir qui n’a pas la productivité poétique d’une trace. La thèse est abrupte : l’habitant des villes modernes sait qu’il ne peut compter sur sa mémoire des traces et qu’on ne conservera aucune trace de son existence puisqu’en l’absence de narration, c’est-à-dire en l’absence de l’appareil communautaire rendant possible l’expérience au sens de la tradition, il n’y a plus de surface d’inscription des traces. Ne subsiste pour lui que l’illusion de laisser des souvenirs par le biais de la possession de ses chers objets, qu’il va chercher à préserver en leur donnant à tous des étuis, jusqu’à transformer son propre appartement en un étui comme une coquille pour une existence appauvrie, jusqu’à devenir lui-même un « homme-étui ».
Or, la singularité habite le passage urbain comme le bourgeois son appartement : l’une comme l’autre sont abandonnés à une rêverie collective que Benjamin n’appelle pas idéologie, mais fantasmagorie parce qu’elle est le produit d’un appareil de projection nouveau : le passage-panorama. Rêverie indissociable d’une nouvelle époque de la ville qu’on aurait tort de réduire à la généralisation de la marchandise et de l’industrie.
On peut tirer deux faits majeurs du rappel de ces analyses de la ville.
Cette philosophie de la ville s’établit à partir de ce qui n’est pas elle : le monde des paysans, des artisans et des marins, monde de la transmission réelle de la profondeur des événements puisque ceux-ci proviennent des lointains géographiques ou du passé. Monde de l’artisanat, de la valeur de culte, de la première technique, où les choses ont le temps de s’accomplir par rapport au caractère de nouveauté de la marchandise.
Dès lors, Benjamin du haut d’une conception du psychosocial dont l’armature traditionnelle est constituée par l’importance de la transmission par narration comme il l’a montrée dans Le Narrateur, développe au moins dans un premier temps une critique des dispositifs de communication de l’information. Ainsi, la littérature (Proust, Valéry) et la poésie (Baudelaire, Hugo) seront au défi de cette dissociation du psychosocial. L’appauvrissement de l’expérience réduite à la sphère privée de la volonté rend nécessaire le développement d’une nouvelle science : la psychanalyse. C’est la raison pour laquelle le second texte sur la ville (Sur quelques thèmes baudelairiens) donne une telle importance à l’appareil psychique tel que Freud a pu le théoriser depuis L’interprétation des rêves (1900), en dissociant radicalement système perceptif d’un côté et enregistrement des traces mnésiques de l’autre. Dissociation que reprendra comme on l’a vu Proust en opposant deux modes de la mémoire : mémoire volontaire/ mémoire involontaire. L’écriture des huit tomes de A la Recherche sera comme une ultime tentative pour sauver la narration et donc l’événementialité de l’événement. Dès lors la théorie freudienne de l’appareil psychique devient pour Benjamin le moyen le plus légitime pour analyser la ville, le terme d’appareil ayant alors le double sens de modèle théorique et d’instance de production esthétique puisque le Surréalisme en sera un rejeton.
On peut ajouter que c’est parce que Benjamin tenait le Surréalisme pour « Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne » et qu’il présentait Le paysan de Paris d’Aragon comme la meilleure propédeutique à l’étude des passages parisiens, qu’il a laissé toutes les pièces nécessaires pour circonscrire l’appareil qui a généré l’urbanité moderne. Cet appareil s’oppose en tous points à la perspective à point de fuite unique, invention architecturale s’il en est (Brunelleschi, Alberti), laquelle rend possible la représentation de l’espace par la coordination d’un site universel et d’une multiplicité de points de vue égaux en droit (le géométral). Mais si la perspective appareilla la ville depuis le XVème siècle, ce fut davantage comme projet (les tableautins « Villes idéales ») que comme effectivité. Peut-être d’ailleurs que le XIXème siècle sera paradoxalement le grand siècle des perspectives urbaines, mais comme fantasmagories réalisées avec beaucoup de retard.Ces perspectives urbaines seront en fait elles aussi des rêves urbains comme le laisse entendre Benjamin dans Paris à propos d’Haussmann, comme si l’appareil du passage avait absorbé l’appareil de la perspective. Or le passage défait la conjonction entre représentation d’un espace homogène (car géométrique, isotopique et infini : anti-aristotélicien) et la multiplicité des points de vue. L’appareil du passage désobjectivise les choses puisqu’il transforme pour la masse et du fait de la masse les produits du travail qui y sont exposés en fétiches et qu’il élargit à l’ensemble de la ville la prostitution féminine. Bref, si l’appareil perspectif avait pu servir d’infrastructure à la science moderne (Galilée-Descartes), l’appareil passage générant une prodigieuse rêverie collective, replacera l’onirique et ses métarmorphoses (Granville) au devant de la scène. Pour Benjamin, penseur de l’histoire, le passage parisien aura été le lieu où le XIXème siècle aura rêvé et enfanté le XXème siècle : proposition dont on n’a pas fini d’analyser toute la profondeur. Monde de l’immanence absolue, comme celui que décrira Lyotard dans L’économie libidinale (1974). Un monde de l’intérieur sans articulation du symbolique.
Le monde des passages renie le schème universel du géométral en transformant toutes les réalités en fantasmagorie. Si le psychosocial perdure, c’est sur le mode de l’onirique.
En effet, c’est la masse concentrée dans les passages qui génère le fétiche, c’est-à-dire « l’âme de la marchandise » (Marx) : le fétiche étant distingué de la marchandise, en l’amenant à se prostituer, comme la masse le fait avec la femme placée sous les désirs masculins, laquelle devient un objet sexuel en se chargeant d’aura sexuelle. En retour, marchandise et prostituée entraînent l’homme dans une fantasmagorie, comme le ferait une drogue. Si l’on suit à la lettre Benjamin, ce serait dire que le « fétichisme » de la marchandise et la prostitution généralisée sont produits par la masse en circulation dans ces boyaux sans horizon que sont les passages, du fait de la masse d’affects projetée et convergeant sur la marchandise ou la femme, lesquelles, sinon, en elles-mêmes, ne seraient pas fétiches mais simple valeur d’usage ou existence humaine. Le mystère du fétichisme ne résiderait pas dans l’oubli des rapports de production (Marx), mais dans la ville qui est appareillée d’une certaine manière à partir du moment où les rues s’invaginent, où les façades des immeubles disparaissent, où la lumière cesse d’être solaire pour devenir artificielle (éclairage au gaz), où la déambulation se fait extrêmement lente. Ce qui est commun à ces deux éléments majeurs de la fantasmagorie, c’est la projection d’un désir collectif sur une entité qui, de ce fait, concentre une énergie sans pareille et la diffuse en retour vers la multitude qui se trouve ainsi aliénée (fantasmagorie). Que l’on soit encore dans l’ère de la projection et de la réflexion miroirique, cela est annoncé dès le début du texte dans la comparaison entre Baudelaire et Blanqui : Benjamin parle alors de « la mise au point de l’image de Baudelaire ». L’image devenue nette (p.31) est celle de Baudelaire comme conspirateur. Baudelaire pouvant reconnaître ses futurs lecteurs, mais restant inconnu d’eux comme Blanqui voyant défiler sur les Champs Elysées son armée secrète qui ignorait l’identité de son chef. Mais cette projection qui absorbe son objet n’est plus soumise à un point de fuite qui serait comme à l’infini, elle n’est plus focalisante mais errante, elle n’est plus fixe mais prise dans le devenir. Bref, elle est indissociable du fantasme collectif.
Cette ville ne peut plus être le lieu d’une connaissance exacte puisque domine la rêverie collective. Benjamin ne dit-il pas d’une chose qu’elle a de l’aura quand on lui fait lever les yeux du fait qu’on la regarde ? Ce faisant, ajoute t-il, celui qui se projette ainsi sur elle se trouve entraîné vers les lointains fantasmagoriques. En rapport avec le nouveau statut de la trace, un nouveau mode de l’aura surgit : une aura qui n’est plus l’apparition proche d’un lointain, mais une aura fantasmagorique.
A contrario, un appareil comme la photographie qui brise l’échange des regards puisqu’il ne répond pas au regard de celui qui est photographié, cet appareil n’est-il pas en son fond, émancipateur : ne générant que des archives objectives, non auratiques ?
Conclusion : Benjamin a produit en creux le modèle de l’appareil « passage » en utilisant la problématique freudienne de l’appareil psychique. Ce faisant, il donne une autre assiette à la vérité : non plus la rationalisation et la certitude de l’ego cogito cartésien qui s’opposaient aux savoirs incapables de donner raison d’eux-mêmes (les illusions des sens, le pouvoir des histoires, etc), mais l’écriture proustienne qui perlabore un savoir à partir des traces mnésiques inconscientes. Le passage est un véritable appareil configurant à nouveaux frais l’événement et non un simple dispositif urbain parce que modifiant le milieu de la perception, il a rendu possible le renouvellement d’un genre littéraire : la poésie lyrique.
Au minimum, comme le rappelle Daniel Payot une ville c’est donc un certain mode d’espacement et un certain régime de la surface d’inscription. De ce point de vue, la description arendtienne de la polis grecque reste trop encadré par un rapport au symbolique fort traditionnel.
Mais chez Benjamin, les notions se dédoublent toujours en modes opposés (deux modes de la trace, de l’aura, de la manifestation des œuvres, du présent, de l’activité pratique, etc). Nous avons montré dans Le Musée, l’origine de l’esthétique (1993) que Benjamin caractérise l’ensemble passage-panorama comme la préhistoire de la modernité, c’est-à-dire comme une véritable matrice productrice inconsciente d’images caractérisées par leur immanence. Ce milieu de l’imaginaire, comme l’indique le terme de fantasmagorie, ne cesse pas d’être projectif mais privilégie l’empathie, par un rabattement de tous les comportements urbains selon un principe d’inclusion, par une absence d’extériorité.
En même temps, opposée à la fantasmagorie, une nouvelle sensibilité commune a fait époque et sur le plan de la connaissance, un nouveau principe d’appariement a vu le jour, c’est-à-dire un nouveau mode de réduction de l’hétérogénéité du monde selon un principe de similarité qui n’est plus hiérarchique. C’est la raison pour laquelle l’écriture benjaminienne place tous ses matériaux sur un plan d’égalité, de là l’utilisation de citations sans guillemets. L’acception de la beauté devient tout autre : une beauté ordinaire et banale. Essayons de comprendre les enjeux anthropologiques et politiques de l’œuvre inachevée de Benjamin : le Livre des passages.
On l’a dit, les passages urbains sont des entités architecturales privatives de toute destination cultuelle puisque dans ces rues invaginées, les façades des monuments disparaissent, or c’est par sa façade qu’un monument expose sa destination, sa fonction de culte. Certes, les passages ont une fonction de communication et d’exposition (la prostitution générale), mais il faut désintriquer les deux logiques. C’est dire que l’exposition des marchandises a un revers inaperçu : la circulation adestinale du flâneur qui n’est pas un consommateur intéressé.
Paradoxalement, mais c’est un paradoxe qui donne la clef du poème Manuel pour les habitants des villes de Brecht cité à la fin Expérience et pauvreté (1933) où Benjamin rappelle comme une complainte le mot d’ordre brechtien « Efface tes traces ! », le flâneur ne déroule pas ses pensées dont l’accumulation donnerait lieu à de nouveaux paragraphes dans une méditation écrite. Au contraire, le flâneur idéal doit désapprendre toute sa connaissance de Paris ! L’enjeu n’est plus la connaissance de soi ou du monde, mais le surgissement d’un sujet esthétique qui est aussi politique. Le flâneur doit suspendre sa capacité cognitive, et donc tout recours à la mémoire volontaire, s’il veut pouvoir être affecté par ce qui apparaît comme phénomène et comme événement. La ville cesse d’être un classique théâtre de mémoire.
Cela suppose déjà une révolution de la surface d’inscription. Si Benjamin peut se revendiquer de Loos qui avait déclaré que « l’ornement est un crime », c’est que la revendication d’une architecture méditerranéenne est devenue évidente depuis le séjour de Benjamin à Ibiza , dès lors les matériaux des façades urbaines (le verre) et d’une manière générale la surface d’inscription, sont libérés de toutes traces et icônes destinales. Dans ces conditions, le flâneur devient le paradigme de l’homme de la démocratie, celui pour lequel le centre est partout et nulle part, et où, pour le dire plus radicalement, le foyer du sens est indécidable.
La définition du centre du pouvoir démocratique comme lieu vide, c’est-à-dire essentiellement in-occupable, a été élaborée par Cl.Lefort à partir de sa grande thèse sur Machiavel . Cette définition prend tout son sens en opposition à la nature du pouvoir dans les sociétés théologico-politiques chrétiennes où le lieu du pouvoir est le corps du prince, lui-même vicaire du Christ. Dans ce type de régime, la nation s’incarnait dans le corps immortel du roi ; le pouvoir, la loi, le savoir, étant essentiellement intriqués. Dans ce monde où tous les édifices sont alors de destination comme dans le Paris décrit par l’historien John W.Baldwin , le type du flâneur ne saurait émerger. Faut-il en plus mobiliser la description de Notre Dame de Paris comme livre de pierre par V.Hugo ? Une ville pré-moderne est un puissant appareil de destination, répondant aux règles d’une cosmétique, c’est-à-dire d’une onto-théo-esthétique parfaitement fixée. Il faudra que cette puissance soit suspendue, et cela commencera au XVIIIème siècle avec l’invention du patrimoine et du musée, pour que puisse surgir le comportement de cet homme nouveau dont l’existence ne dépend plus de celle des édifices du culte. Le flâneur urbain n’est rien d’autre que le sujet esthétique décrit par Kant dans la Faculté de juger : celui qui, à l’occasion d’une chose dont il ne saura rien, et parce qu’il n’en saura rien, éprouve un sentiment de plaisir paradoxal : à la fois subjectif et pourtant universalisable sans concept. C’est ce sentiment qui lui fait dire : « c’est beau ! » sans que ce jugement soit applicable à la chose qui en fut l’occasion. Le flâneur est donc passible d’occasions : ce n’est pas un amateur recherchant ce qui va provoquer son plaisir, c’est un inventeur de situations inédites où les relations symboliques traditionnelles sont mises à mal.
On pourrait de nouveau proposer un dédoublement : le flâneur est soit le témoin vaincu de 1848 décrit par Dolf Oehler , soit celui qui expérimente positivement les nouvelles conditions esthético-politiques. En premier lieu, tout se présente sous le masque de la nouveauté de la marchandise, mais ce mode de temporalité ne doit pas faire illusion : des réalités ruinées peuvent revenir sous cet aspect. Plus essentielle est l’expérience de l’indétermination des repères symboliques, de l’indétermination croissante dans un espace où les anciens dieux, les vieilles idoles se retirent lentement. D’où la remise en cause du partage social traditionnel entre les classes ou entre les sexes et de celui encore plus anthropologique entre morts et vivants. Ce peut-être la raison pour laquelle le thème de la foule indifférenciée comme celui de la lesbienne sont si importants chez Baudelaire ou celui du monde des esprits chez Hugo.
Mais la ville moderne de Benjamin a une histoire, et dans le cas de Paris (ou Lyon) au XIXème siècle, une histoire ponctuée d’insurrections populaires écrasées. Certes ce flâneur est devenu une surface d’inscription vierge de tout programme préétabli, il est une sorte de membrane sensible aux affects, et déjà au plaisir du beau. Cette potentialité indéfinie le rend susceptible d’autres affects : à tel coin de rue, il peut avoir le sentiment du déjà vu , mais il peut être aussi brutalement envahi par une angoisse sans raison apparente. Là une tragédie a eu lieu, une barricade a été écrasée par la force. Il n’y en a pas d’archives, l’histoire est démunie. Le flâneur se doit de devenir enquêteur, c’est-à-dire historien. L’homme sans destin doit écrire l’histoire à partir de traces ininscrites pour que le tort subi par les vaincus de l’histoire ne reste pas sans témoins.
Pour résumer, où pourrait dire que la ville, parce qu’elle est un certain mode d’espacement (et la négation de cet espacement fait encore ville comme dans le cas de la ville théologico-politique) a vu surgir des appareils urbains comme la perspective ou le passage. Ces appareils strictement urbains ont été interprétés par d’autres appareils qui ne l’étaient pas : la peinture perspectiviste dans l’Europe du sud, la camera obscura dans l’Europe des Flandres et des Pays Bas, le musée, le panorama, la photographie, la psychanalyse, le cinéma, etc. Cette seconde série d’appareils apporte une dimension réflexive que les appareils strictement urbains n’auraient pas en eux-mêmes. Dès lors la définition leibnizienne de la Ville est parfaitement recevable : « Et, comme une même ville regardée de différents côtés paraît tout autre, et est comme multipliée perspectivement ; il arrive de même, que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque Monade. » (Monadologie §57)
On en conclura qu’il y autant de villes que d’appareils et de régimes de la surface d’inscription pour les exprimer et les produire. On ajoutera à Leibniz que nos villes historiques se résument à des strates différemment appareillées, non pas suivant une compréhension archéologique comme tente de le faire encore Freud (Malaise dans la civilisation) quand, à propos de Rome, il imagine qu’en un même lieu du Forum on puisse restituer des édifices d’époques totalement différentes. Cette impossibilité matérielle étant là pour rappeler que les traces mnésiques peuvent se superposer dans une nouvelle tentative de nous donner des représentations de l’appareil psychique. C’est maintenant la ville qui permet d’approcher l’appareil psychique.
Dès lors, on pourrait faire l’hypothèse que si une ville c’est un certain espacement ouvert à l’événement, alors ce entre quoi il y a des écarts, c’est entre des productions historiques d’appareils d’époques différentes. Une ville, c’est déjà le partage entre un espace profane et un espace sacré du fait de l’appareil narratif, ce sont aussi, du fait d’un rapport moderne aux ruines (Riegl), rapport qui est en son fond muséal, des valeurs différentes de conserver le patrimoine et il y a bien des villes musées comme Venise ou nos centres historiques. D’autres textes de Benjamin ouvrent d’intéressantes pistes de réflexion. Dans Petite histoire de la photographie, les places et rues parisiennes désertes, photographiées par Atget, deviennent autant de preuves que là un crime a été commis et que le cadavre a disparu. Comme si après les massacres de la Semaine sanglante de 1871 et l’ouverture d’immenses fosses communes, alors donc qu’il n’y a plus de traces des vaincus de l’histoire, plane au-dessus des lieux urbains un affect d’angoisse provoqué par la disparition de masse.
Et dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, texte essentiel sur le cinéma, Benjamin écrit que le cinéma et l’architecture ont en commun de rendre impossible une perception volontaire et attentive et de libérer une perception de distraction, non focalisante et tactile, ce qui nous ramène vers la mémoire involontaire de Proust et ses hasards. On peut postuler que le flâneur et l’homme ordinaire au cinéma ne font qu’un. Car l’homme ordinaire du cinéma (J.L.Schefer : L’Homme ordinaire du cinéma (1997)), le spectateur anonyme, a tous les traits d’un flâneur immobile découvrant toutes les beautés démocratiques de la ville moderne .
On pourrait conclure ainsi sur la ville : s’il y a aujourd’hui une crise de la ville, une crise de l’urbanisme, c’est que plus aucun appareil n’arrive à s’imposer aux autres. D’où la fascination un peu rétro pour les montages, les collages urbains, les références historiques, etc.