Hygiène et biopolitique coloniales dans l’empire français
1888. Dans un rapport, commandé par le Comité d’organisation du VIème congrès international d’hygiène et de démographie, Georges Treille, spécialiste de pathologie exotique, écrit : « L’Europe est toujours le foyer de puissante lumière et de noble civilisation dont les rayons ont fait éclore les jeunes sociétés du Nouveau-Monde. (…) Mais le peuplement déjà avancé des hautes latitudes porte maintenant ce courant à dévier vers l’équateur. (…) L’Afrique attire sur ses rivages (…) des colons en quête d’établissements. » Aussi « la science internationale » doit-elle « faire tous ses efforts pour (…) améliorer la condition des colons, pour édicter et codifier en quelque sorte les lois de l’hygiène de l’acclimatation. » Dans « certaines localités de la zone intertropicale, l’histoire de la colonisation n’est, en effet, qu’une longue chronologie de désastres lamentables : des milliers et des milliers d’hommes y ont succombé tour à tour, tristes victimes de l’ignorance des lois de l’hygiène, et du choix peu judicieux des établissements », affirme ce praticien. « Si nous avions à formuler la synthèse des préoccupations morales de l’émigrant aux pays chauds, ajoute-t-il, nous dirions : que l’Européen ne perde pas de vue » les « nécessités hygiéniques auxquelles il doit obéir – sous peine de mort - dans le choix du lieu de son établissement, dans la construction de sa maison, dans ses habitudes de vie ! (1) »
Trois ans après la conférence de Berlin, achevée en février 1885, au cours de laquelle les puissances européennes se sont accordées sur le partage du continent africain, l’ouvrage du Dr Treille doit être lu comme une mise en garde adressée aux responsables politiques. Avec enthousiasme, ils vantent cette ruée vers l’Afrique qu’ils pensent susceptible de résoudre maints problèmes nationaux et internationaux. Aux Français, la colonisation apportera « la prospérité publique », et à la société cette « paix sociale » dont elle a tant besoin pour surmonter les traumatismes de la Commune de Paris. Clore enfin l’ère des Révolutions et des guerres civiles qui, par trois fois au XIXème siècle, ont ensanglanté le pays, œuvrer à son relèvement sur le Vieux Continent et dans le monde, après l’humiliante défaite devant les armées prussiennes en 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine, telles sont les préoccupations des républicains, laisse entendre Jules Ferry. En s’emparant de cette « vaste » Afrique « noir[e] », les partisans de l’empire colonial ne résolvent pas seulement les graves problèmes de l’heure, ils épargnent aux générations futures de nouveaux « cataclysme[s]2 » et leur assurent un avenir stable, et florissant.
« L’histoire des colonies » : « d’immenses sacrifices d’hommes et d’argent »
Deux ans séparent la publication de ces textes de nature différente. Ils traitent pourtant des sujets voisins, parfois identiques, abordés de points de vue distincts qui nous font découvrir des réalités coloniales contrastées. Celui de G. Treille est extrait d’un traité de médecine consacré à l’acclimatation des Européens dans les pays chauds. Si les problèmes soulevés par cette dernière ne sont pas nouveaux, ils se posent désormais avec une urgence inédite en raison de cette course vers l’Afrique. Depuis longtemps déjà, les médecins savent la dangerosité des contrées tropicales pour les expatriés. Aux chronologies glorieuses des responsables politiques, les praticiens opposent une histoire différente, documentée et critique où se découvrent « d’immenses sacrifices d’hommes et d’argent » que « des notions plus justes auraient permis (3) » d’éviter.
Sombre tableau. Il doit être complété par d’autres éléments relatifs à la situation des militaires qui combattent outre-mer. Transportés dans des navires inadaptés au climat des tropiques puis entassés dans des casernes « peu hygiéniquement comprises », qui sont de terribles « foyers d’infection », soumis à des pratiques contraires au « bon sens (4) » – marches en rangs serrés avec de lourds paquetages -, mal équipés et mal vêtus, les soldats meurent en masse de « privations atroces. » Les statistiques confirment le retard persistant des autorités métropolitaines sur leurs homologues britanniques. Outre-mer, la mortalité des militaires français s’élève à 74‰ contre 18,8‰ parmi les forces du Royaume-Uni engagées aux Antilles et 15,18‰ en Inde, constate le Dr Gustave Reynaud. Quant à la « morbidité », elle « n’est jamais moindre de 50% », lorsque les campagnes sont de courtes durées, elle atteint « 96% » quand celles-ci se prolongent, observe Navarre (5). Enfin, l’absence de politique sanitaire efficace, dans les colonies comme en métropole, a parfois compromis le bon déroulement d’opérations militaires pourtant jugées essentielles par le gouvernement. Au printemps 1881, alors que ce dernier prépare l’expédition de Tunisie, et que deux divisions sont sur le pied de guerre, l’une à Marseille, l’autre à Toulon, les « soldats », rassemblés dans des casernements insalubres, ont attrapé « les germes de la fièvre typhoïde. » Bilan : 5000 malades et 844 décès (6) ! Au tournant du XIXème, comme dans les premières années du XXème siècle, la plupart des contrées exotiques demeurent des « terres de mort (7) » qui engloutissent civils et militaires, et des gouffres budgétaires.
L’hygiène tropicale : une science pratique au service de l’empire
Pour mettre un terme à cette situation, de nombreux praticiens exigent d’être associés aux pouvoirs publics, et d’y jouir de pouvoirs d’élaboration et d’injonction indispensables à la réussite de leurs missions et de la colonisation. Aussi est-il nécessaire de réformer les structures de l’Etat colonial et métropolitain qui doivent accorder aux médecins des fonctions et des prérogatives nouvelles. Grâce à elles, ils pourront planifier l’arrivée des régiments et des Européens, organiser leur installation dans des casernes et des quartiers enfin salubres, et soumettre les uns et les autres aux prescriptions de l’hygiène tropicale. Pour y parvenir, il faut agir aussi sur les mentalités et les pratiques des hommes qui exercent le pouvoir afin qu’ils fassent droit à celui, légitime et indispensable, des médecins. Enfin, grâce à des services spécialisés dans la prévention des maladies, la surveillance des eaux et des denrées alimentaires, l’Etat colonial, devenu hygiéniste, pourra « faire vivre » les « émigrés et leurs familles (8) » en leur assurant une sécurité sanitaire optimale, indispensable au développement des régions tropicales de l’empire.
Motivée par l’extrême dangerosité des tropiques et des « indigènes », porteurs de maladies transmissibles souvent incurables, la somme des prescriptions élaborées par les hygiénistes détermine un véritable mode de vie colonial qui embrasse tous les comportements ; intimes, privés ou publics. Rien n’échappe à la vigilance des praticiens qui sont hantés par le moindre détail dans lequel ils décèlent une menace immédiate ou potentielle qu’il faut conjurer par des précautions multiples. Elles forment un réseau dense où le respect de chacune d’elle est indispensable à l’efficacité de l’ensemble ; la moindre défaillance étant susceptible de provoquer un trouble qui, bénin à ses débuts, peut devenir une affection chronique et grave. Pire, si la maladie est contagieuse et qu’elle s’étend avec rapidité, la collectivité toute entière risque d’être exposée à un péril épidémique difficile voire impossible à contenir.
De là cette attention sourcilleuse des médecins qui se traduit par une prolifération de conseils, souvent impératifs. Ils portent sur la sexualité entre Européens et la sexualité interraciale, jugée plus néfaste encore en raison de ses conséquences morales et physiques désastreuses, de la corruption des mœurs dont elle est tout à la fois l’expression et la cause, et des maladies vénériennes qu’elle favorise. Episodiques ou régulières, ces relations, tarifées lorsque les Blancs fréquentent des prostituées, gratuites quand ils vivent avec des femmes « indigènes », doivent être proscrites désormais (9). Dans ce dernier cas, il ne s’agit pas seulement de lutter contre la propagation de la syphilis tropicale mais d’empêcher la multiplication des métis. Ces êtres singuliers concentrent sur leur personne les défauts des deux races dont ils sont issus, et ils deviennent, à cause de cela, des « déclassés » dangereux pour l’ordre moral, social et politique des colonies. Confusion nuisible des sangs. Au principe de ces condamnations : une même mixophobie que les travaux des anthropologues, des médecins et des spécialistes de psychologie ethnique ont scientifiquement fondée, et que la littérature exotique illustre par des romans où ces amours coupables précipitent la dégénérescence de l’homme blanc. « Indigénisation », tel est le terme forgé par les spécialistes pour désigner ce mal singulier intégré au tableau nosologique des colonies. L’indigénisation hante les contemporains parce que sa progression ravale l’Européen au plus bas en le privant des qualités multiples qui faisaient de lui un individu supérieur. Au-delà de sa personne, c’est la race à laquelle il appartient qui est menacée, et la colonisation compromise par ses agissements irresponsables. Les relations sexuelles interraciales deviennent ainsi un problème politique, dans les territoires d’outre-mer comme en métropole où elles sont également réprouvées. Combattre, là-bas et ici, les « mélange[s] qui abâtardi[ssen]t notre sang qui a inscrit Verdun sur les registres de l’Histoire », tels sont les devoirs des Français, affirme le Dr Jauréguiberry en vantant le comportement des Anglais qui se gardent de « tout contact indigène. (10) »
Politisation remarquable de la sexualité, des questions matrimoniales et familiales, qui subvertit les frontières de l’intime et des affaires publiques. Mixophobie d’Etat aussi qui fonde les orientations des autorités quand bien même les premières demeurent incitatives. Les règles sociales et les opinions morales dominantes en outre-mer comblent pour partie ces limites ; ceux qui se compromettent durablement avec des femmes « indigènes » sont mis au ban de la communauté blanche, de même leurs enfants métis. Hygiène raciale, enfin, destinée à préserver les qualités des Européens à qui médecins, experts des possessions françaises et quelques hauts fonctionnaires des colonies, comme le général Lyautey, recommandent de pratiquer une endogamie jugée indispensable parce que salvatrice (11). Les maux à prévenir étant innombrables, ils doivent être partout traqués, y compris en des domaines qui semblent anodins aux hommes sans expérience. Aussi faut-il organiser la journée de travail avec minutie pour que, du matin jusqu’au soir, fonctionnaires et colons échappent aux effets pernicieux du climat tropical. Les vêtements et les coiffes font également l’objet de recommandations précises que civils et soldats se doivent de respecter sous peine de ruiner leur santé. Tissus légers, de coton ou de lin, coupes larges, destinées à favoriser l’évaporation de la sueur et la circulation de l’air nécessaires à la prévention des coups de chaleur, couleurs blanches ou claires, qui réfléchissent les rayonnements solaires, et casque colonial pour protéger la tête. Avant de devenir l’un des symboles de la domination coloniale, ce casque fut d’abord exigé par la faible résistance physique du Blanc au soleil.
En outre-mer, plus encore qu’en métropole, sans doute, l’hygiénisme est indissociable d’un moralisme en raison des particularités de la situation coloniale : une minorité de Blancs qui, pour dominer de façon pérenne une majorité « d’indigènes », doit entretenir constamment ses pouvoirs. Deux principes cardinaux fondent ce moralisme auquel médecins et spécialistes ont accordé beaucoup d’attention. Le premier est particulier : défendre son prestige en toute circonstance afin de préserver la hiérarchie raciale propre aux possessions exotiques et de s’imposer plus sûrement aux populations locales. Général, le second est aussi d’une extrême importance individuelle, sociale et politique : « rester Européen jusqu’au bout, ne pas sacrifier (…) aux mœurs des indigènes », écrit le Dr Bonain pour mettre en garde ses contemporains contre la dangerosité de ces derniers. Et pour mieux « persuader » ses lecteurs, il ajoute : « C’est le seul moyen de mener à bien l’œuvre dont chacun d’entre nous peut revendiquer sa part. (12) »
La réforme des pratiques collectives des Français, qui continuent d’observer les habitudes de la mère-patrie alors qu’elles sont contraires aux prescriptions nécessaires pour lutter contre la morbidité et la mortalité spécifiques aux colonies, exige de corriger maints comportements. Ce processus, nous le nommons hygiènisation de la vie quotidienne. Précision essentielle, cette hygiènisation doit être pensée comme une aspiration à ; une sorte d’idéal régulateur vers lequel il est nécessaire de tendre toujours en sachant que celui-ci restera à jamais hors d’atteinte. En effet, relativement aux manières d’être, d’agir et de faire, les praticiens disposent de simples pouvoirs de persuasion, rarement de pouvoirs d’injonction. Longue entreprise éducative et disciplinaire qui requiert une mobilisation obstinée : celle des médecins et des autorités publiques sans lesquelles elle resterait partielle et inefficace, et une attention de tous les instants, celle des hommes et des femmes visés.
Enfin, il faut compléter cette hygiénisation-moralisation par des opérations conçues sur de toutes autres échelles humaines et géographiques. Au-delà des individus, il est indispensable d’atteindre l’ensemble de la population européenne des colonies et les milieux divers dans lesquels elle vit. C’est à ce prix que les médecins et l’Etat colonial, dont l’intervention est plus que jamais requise, pourront lui assurer une sécurité sanitaire optimale. A la fin du XIXème, la plupart des contrées exotiques demeurent des espaces anomiques et presque vierges, jugés tels en tout cas, où sols, eaux, animaux, insectes et « indigènes » sont les vecteurs de maladies nombreuses qui prospèrent d’autant plus que la nature reste sauvage, et pour cela dangereuse. Grâce aux savoirs et aux techniques des Européens, les contrées tropicales de l’empire deviendront progressivement des territoires salubres, conformément aux conseils des praticiens. Processus multiples, là encore, et liés entre eux. Leurs différents moments peuvent être ainsi exposés : hygiènisation des espaces « sans maîtres (13) », qui permet leur transformation en territoires désormais soumis à l’Etat colonial et aux lois de l’hygiène urbaine et publique, et colonisation enfin.
Pour ce faire, les pouvoirs publics sont tenus d’agir de façon préventive en choisissant des lieux favorables à l’installation des Européens : régions légèrement élevées, par exemple, où ces derniers pourront jouir d’un climat plus sain que sur les côtes ou dans les plaines alluvionnaires connues pour leur insalubrité. Lorsque la topographie des colonies rend cela impossible, de grands travaux seront entrepris afin de drainer les terrains, de canaliser les « rivières » et de supprimer « les eaux stagnantes. » Autant d’opérations indispensables pour éliminer les miasmes qui s’y développent, et sont la cause de « nombreux fléaux épidémiques (14) », et pour détruire les moustiques qui exposent les hommes du Vieux Continent au paludisme. Cette première étape achevée, des villes et/ou des quartiers seront alors bâtis, et les Européens pourront y résider sans craindre pour leur santé et la pérennité de leurs activités. Pas de colonisation sans hygiénisation publique et urbaine préalable, et pas d’hygiénisation sans un renforcement des autorités coloniales qui doivent se doter de services spécialisés et appliquer une politique ambitieuse.
Mettant « à contribution » l’anthropologie, la climatologie, la géographie médicale, la « chimie », la « bactériologie », la « parasitologie », les statistiques, la psychologie individuelle et ethnique, auxquelles s’ajoutent les compétences indispensables des « pharmaciens, des architectes », des urbanistes et des « ingénieurs », tous devant « collaborer à la défense de la santé publique », les médecins font de l’hygiène une « science pratique » qui peut être qualifiée de totale. Totale, elle l’est aussi en raison de ses finalités puisqu’il s’agit d’étendre ses prescriptions à l’ensemble de la société coloniale conçue comme un corps physique, sexuel, économique, social, urbain et politique. Chaque partie de ce vaste organisme, indispensable à sa vie comme à son développement – hommes, femmes, voies de circulation, maisons, cimetières, quartiers d’habitation et zones vouées aux activités commerciales et industrielles –, doit obéir aux lois de l’hygiène afin de « procurer » au second « le maximum de rendement. » En métropole, pour « répondre aux sacrifices consentis par ceux qui nous ont donné la victoire en faisant l’holocauste de leur vie » au cours la « Grande guerre », cette politique permettra « de « créer une France forte et respectée », et « une race (…) énergique (15) », affirme le Dr Chassevant en 1920. De même dans les territoires de l’empire où les praticiens se font conseillers sexuels, diététiciens, spécialistes des vêtements, urbanistes, architectes militaires, pour les casernes, et civils, pour les hôpitaux. Les médecins sont aussi concepteurs des habitations coloniales dont ils déterminent l’organisation et les dépendances prévues pour les domestiques « indigènes » qu’il faut éloigner de la demeure principale pour des raisons prophylactiques et de prestige. Ainsi pensée, la maison devient un dispositif hygiénique essentiel qui est intégré à l’ensemble de la chaîne sanitaire.
Rédigés par des spécialistes des pathologies exotiques, les ouvrages savants et de vulgarisation révèlent l’étendue et la précision remarquables de leurs prescriptions et de leurs ambitions. Tous témoignent de la volonté de ces hommes d’ériger un pouvoir médical puissant sans lequel ces dernières demeureraient vaines. Afin de nommer au mieux ce pouvoir, nous le dirons tentaculaire ou potentiellement tel. Précisons, qu’il ne s’agit pas de qualifier la situation créée par les médecins mais de définir le mouvement qui les anime et les objectifs qu’ils se sont fixés ; leur réalisation pouvant varier au gré des circonstances, des territoires et des empires coloniaux. Parfois les spécialistes ont réussi à faire prévaloir leurs recommandations ; c’est souvent le cas dans les domaines de l’urbanisme colonial, de l’habillement et de la division raciale du travail. Dans d’autres, ils ont échoué, en tout ou partie, sans jamais renoncer à promouvoir une éducation « hygiénique » qui est « une nécessité sociale (16) » à laquelle maîtres des écoles, officiers et entrepreneurs doivent impérativement participer, soit pour pallier l’inaction des pouvoirs publics, soit parce qu’il est impossible de réglementer les conduites des Français expatriés. Et les « indigènes » ?
Ségrégation, sécurité sanitaire et exploitation coloniale
Appartenant à des « races » inférieures et dangereuses, les autochtones doivent être physiquement séparés des Blancs afin de limiter leurs relations avec eux aux seules nécessités du travail. Ces impératifs hygiénistes s’enrichissent de considérations liées à la défense de l’ordre public colonial, et de motifs édilitaires, de confort et de prestige. Tous légitiment l’application d’une ségrégation urbaine défendue par la majorité des praticiens puis appliquées, selon des modalités variables, dans la plupart des cités d’outre-mer jugées importantes par les pouvoirs publics. En 1905, à l’initiative de la section médicale du Congrès colonial français, les participants adoptent le vœu suivant : « qu’une séparation complète » soit « établi[e] entre les villages indigènes et les villages habités par les blancs et, dans les limites d’une même agglomération, que les habitations des uns et des autres soient établies dans des quartiers différents. (17) » Trente ans plus tard, ce vœu est un principe recteur de la politique urbaine conduite par les gouverneurs généraux de nombreuses possessions où Européens et autochtones résident souvent dans des zones ou des villes distinctes. Là, les premiers bénéficient de standards sanitaires modernes qui leur permettent de vivre et de bien vivre, pour les plus riches d’entre eux, dans des secteurs « civilisés » où l’architecture, les immeubles, les maisons, les boulevards, les rues, les jardins sont conformes aux règles de l’hygiène publique. Les seconds sont cantonnés dans leurs quartiers traditionnels et parfois expulsés dans des faubourgs excentrés, ou créés à l’occasion afin de purifier, sur le plan sanitaire, racial et social, tout ou partie de la ville. Les médecins et les services spécialisés, qui ont quelquefois conçu ces regroupements « indigènes » - c’est le cas à Dakar pour combattre l’épidémie de peste en 1914 -, les nomment « villages de ségrégation. (18) » L’usage de ce terme s’inscrit dans un contexte où les multiples pratiques ségrégatives ne sont pas occultées mais louées. Pensées comme des solutions novatrices, elles permettent de lutter efficacement contre ces dangereux foyers d’infection que sont les quartiers « indigènes. »
Les villes et les quartiers sont ainsi blanchis par les autorités qui y construisent également des bâtiments officiels, des tribunaux, des banques et des églises. Autant de lieux de pouvoir temporel, financier et spirituel destinés à inscrire la « présence française » dans la pierre et l’espace, conformément à la doctrine de Lyautey qui accorde à leur édification « la plus grande importance » parce qu’ils sont les symboles de « l’occupation définitive. (19) » Politisation notable de l’urbanisme et de l’architecture que de nombreux responsables et spécialistes conçoivent comme la poursuite de « l’œuvre » coloniale par d’autres moyens. Villes, villages et maisons coloniaux, donc. Tous reposent sur des principes hygiénistes et racistes qui séparent, distinguent et hiérarchisent en contribuant à renforcer la domination coloniale. De même dans les hôpitaux puisque des établissements différents, ou des pavillons distincts, accueillent patients européens et « indigènes » afin de mieux combattre les maladies contagieuses des seconds, et de « sauvegarder » la « suprématie (20) » des premiers, écrit le Dr Gustave Reynaud en 1903.
Si dans les années 1920, beaucoup d’Européens vivent enfin dans des agglomérations et des demeures assainies, s’ils sont « trait[és] » quand ils souffrent d’affections diverses, il n’en est pas de même des autochtones. Formant une « masse d’exécution » importante et souvent disséminée sur de vastes territoires dépourvus d’hôpitaux et de praticiens en nombre suffisant, ils doivent être « surtout encadr[és] », écrit le Dr Lasnet qui précise : « il ne s’agit pas de soigner tous les malades. (21) » Relativement aux « indigènes », la règle peut être ainsi définie : des mesures de prévention pour réduire les risques d’épidémie, et quelques soins dispensés de façon épisodique pour parer au plus urgent et assurer à cette main-œuvre une condition compatible avec les activités laborieuses qui lui sont imposées par les pouvoirs publics et les Européens.
Ces inégalités sont d’autant plus légitimes que les règles de l’hygiène établissent ceci : sous les tropiques, l’agriculture, l’exploitation des forêts, la construction des routes, des chemins de fer, des villes et des maisons sont interdites aux hommes du Vieux Continent sous peine de maladies et de décès prématurés. Les militaires français sont aussi concernés puisqu’ils doivent être dispensés des corvées les plus éprouvantes. Une formule résume cette division raciale du travail défendue par les médecins puis appliquée par les autorités civiles et militaires des possessions tropicales : l’Européen « doit se borner à diriger et à surveiller les travaux faits par les indigènes : il est l’instrument supérieur et perfectionné de la colonisation. (22) » Médecine et hygiène coloniales ? Oui, mais pour des raisons qui ne concernent pas seulement leurs objets. Les spécialistes de ces sciences pratiques partagent, avec la majorité de leurs contemporains, une conception hiérarchisée du genre humain qu’ils renforcent par leurs ouvrages et leurs prescriptions mêmes. Dans les territoires de la « zone torride », l’emploi des aptitudes différentes des races est nécessaire pour préserver la santé et la prééminence de l’homme blanc. Inférieur à l’autochtone sur le plan physique, en raison de sa moindre résistance au climat et à certaines maladies, il est évidemment supérieur à lui sur le plan intellectuel. Indispensable, cette organisation particulière du travail l’est aussi au succès de l’entreprise coloniale puisque l’Européen est le seul à savoir commander « l’indigène » pensé comme un être incapable de mettre en valeur la contrée où il vit. Le passé de l’Afrique et de l’Océanie et la stagnation multiséculaire de ces deux continents le prouvent. Si en Extrême-Orient, « l’Annamite » appartient à une « race » et une civilisation plus élevées, ses capacités d’invention et d’initiative sont faibles (23). Ces défauts majeurs exigent la présence du Blanc qui, grâce ses qualités, à ses connaissances scientifiques et techniques, sait se rendre maître et possesseur de la nature. L’extraordinaire développement de l’Europe en témoigne, son expansion et sa domination impériale le confirment.
O. Le Cour Grandmaison, université d’Evry-Val-d’Essonne, France. Dernier ouvrage paru : L’Empire des hygiénistes, Paris, Fayard, 2014.
1. G. Treille, De l’acclimatation des Européens dans les pays chauds, Paris, O. Doin, 1888, p. 5-11.
2. J. Ferry, « Préface » à Le Tonkin et la mère-patrie, Paris, V. Havard, 1890, 12ème édition, p. 37. Le 18 mai 1879, dans un discours célèbre, Victor Hugo déclarait : « Allez ! (…) emparez-vous de cette terre. Prenez-là. A qui ? A personne. (…) Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup, résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires(…). Faites des routes, faites des ports, faites des villes ; croissez, colonisez, multipliez… » V. Hugo, « Discours sur l’Afrique » in Œuvres complètes. Politique, Paris, R. Laffont, 2008, p. 1012.
3. Dr P-J. Navarre, Manuel d’hygiène coloniale. Guide de l’Européen dans les pays chauds, Paris, O. Doin, 1895, p. 414. Médecin et professeur d’hygiène coloniale, Navarre (1849-1922) a publié de nombreux ouvrages consacrés aux maladies tropicales ; son Manuel est alors un classique.
4. . Cité par P-J. Navarre, Manuel d’hygiène coloniale…, op. cit. , p. 424. Idem.
5. Dr P. Reille, « La mortalité dans l’armée. » Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1903, série 3, n°49, p. 135.
6. Dr A. Bonain, L’Européen sous les tropiques. Causeries d’hygiène coloniale pratique, Paris, H. Charles-Lavauzelle, 1907, p. 6. Bonain est médecin des troupes coloniales.
7. G. Treille, De l’acclimatation des Européens dans les pays chauds, op. cit. , p. 8.
8. Il n’en a pas toujours été ainsi. Cf. A. L. Stoler, La chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, trad. de S. Roux, Paris, La Découverte, 2013 et Ch. Taraud, La prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc, 1830-1962, Paris, Payot, 2003.
9. Fr. Jauréguiberry, Les Blancs en pays chauds. Déchéance physique et morale, Paris, Maloine&fils, 1924, p. 60 et 51.
10 . « Depuis plus d’un siècle que nous occupons l’Algérie, on ne signale presque pas de mariages mixtes, ni d’amitiés franco-musulmanes », observe Albert Camus dans les années 1940. Le Premier Homme in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade », 2008, t. IV (1944-1948), p. 863. Si dans les autres colonies, la situation peut être différente, la condamnation des unions interraciales est en général la norme.
11. A. Bonain, L’Européen sous les tropiques…, (1907), op. cit. , chap. XVI : « Hygiène morale », p. 291. (Souligné par nous.)
12. S. Lindqvist, Terra nullius, trad. de H. Hervieu, Paris, Les Arènes, 2007.
13 . P-J. Navarre, Manuel d’hygiène coloniale, op. cit. , p. 453
14. A. Chassevant. « L’hygiène collaboratrice de la victoire et de la reconstitution nationale. Son rôle en Algérie. » in Annales d’hygiène publique et de médecine légale, op. cit. , p. 331.
15. Idem.
16. Congrès colonial français de 1905, Paris, 1905, p. 304. (Souligné par nous.)
17. MM. Collomb, Huot et Lecomte, « Notes sur l’épidémie de peste au Sénégal en 1914. » Annales de médecine et de pharmacie coloniales, 1921, n°19, p. 67.
18. Cité par le général André-Lucien Vacher. « Lyautey urbaniste. » in L’urbanisme aux colonies et dans les pays tropicaux, Paris, Les Editions d’urbanisme, 1932, t. 1, p. 112. (Souligné par nous.)
19. Dr G. Reynaud, Hygiène des établissements coloniaux, Paris, Baillière, 1903, p. 338.
20. Dr Lasnet, « La situation sanitaire aux Colonies. » (1929), Académie des sciences coloniales, Compte rendu des séances, op. cit. , p. 494.
21. Dr G. Reynaud, Hygiène des colons, Paris, J-B. Baillère, 1903, p.360.
22. « Médiocre est l’esprit d’invention de l’Annamite : médiocre est » aussi « son industrie », affirme Paul Giran dans un ouvrage soutenu par le Ministère des Colonies et le gouvernement général de l’Indochine. Psychologie du peuple annamite. Le caractère national. L’évolution historique, intellectuelle, sociale et politique, Paris, E. Leroux, 1904. p. 118. Auteur de plusieurs ouvrages de psychologie ethnique et de sociologie coloniale, Giran fut administrateur des services civils en Indochine.