Mort-vivantitude du zombie.Régimes de possession dans le cinéma américain1
A George Romero
Mon propos portera uniquement sur le statut des zombies dans le cinéma américain. Dans ces conditions, la question de la réalité historique des zombies importe peu. Si l’on en croit Alfred Métraux, éminent anthropologue du vaudou (et aussi par ailleurs des Incas) (2), on peut définir le zombi « comme une bête de somme que son maître exploite sans merci (…).L’existence des zombi vaut, sur le plan mythique, celle des anciens esclaves de Saint-Domingue » (3). L’Anthropologue s’est fait le témoin des on-dit, des croyances populaires de la société haïtienne, il avoue que démêler le vrai du faux est souvent difficile. Je ne m’aventurerai pas sur ce terrain délicat.
Par contre, le code pénal haïtien de 1810 (article 246), lui, fait bien mention du zombi ou plutôt de la zombification, qui réduit une victime à l’état léthargique, et qui est donc condammable par la loi. La loi (4) tient compte du danger que présentent les croyances populaires ; elle retient que zombifier, c’est intenter à l’intégrité d’une personne.
Plus proche de nous, on dit d’une personne qui marche au radar qu’elle est un zombie (5). Désignant par là un état d’une personne somnanbulique ou « mal réveillée ».
L’historien du cinéma doit tenir compte de ces différents sens, mais il doit se borner à ce que le cinéma donne à voir et à entendre, à ce qu’il modifie ou transforme de ce que l’on sait. Il lui faut être attentif aux singularités. Il ne fait aucun doute que le zombi est un opérateur du cinéma américain : il permet d’en cerner le fonctionnement, les dispositifs. En faisant quelque chose du zombi, le cinéma dit quelque chose de lui et dit quelque chose de nous, ses contemporains.
Le petit travail que je me propose aujourd’hui de faire relève d’une « généalogie » qui n’est pas une remontée à l’origine (Ursprung) d’un phénonème, mais plutôt l’interrogation portée sur son inscription dans des corpus, des corps (comme celui du cinéma). Mais faire la cartographie des événements à travers lequel le zombie s’est formé est un projet démesuré en soi et le temps manque ici pour le réaliser. Aussi je me contenterai donc d’épingler dans cette généalogie les deux grandes inflexions qui ont donné au zombi/e sa force aujourd’hui. Ce raccourci généalogique permet de mieux voir les configurations des stratégies cinématographiques dans lesquelles le zombie est pris.
White zombie (1932)
Le premier film où il est question de zombi est White zombie réalisé par Victor Halperin en 1932 . C’est un film dont l’histoire se déroule à Haïti, à une période qui est sans dout celle de la sortie du film, 1932. Haïti est la première République noire depuis 1804, mais elle est sous contrôle américain, entre 1915 et 1933, quand les Etats-Unis occupe le tiers occidental de l’île Hispaniola. Le film des frères Halperin (le second est producteur) se fait donc dans ce contexte « politique ».
Quel est le pitch (6) ? Un riche planteur, Beaumont, invite dans sa demeure, à Haïti, un couple de New-yorkais pour les marier (Madeline, Weil), mais il ne le fait pas par pure philanthropie. C’est l’occasion pour lui de ravir au futur marié sa chère épouse, juste après la célébration, pour la faire sienne. Mais pour réaliser un tel projet, Beaumont va faire appel aux services d’un sorcier blanc. Le pacte, toutefois, va se révéler fragile et même se retourner contre lui, puisque le sorcier va chercher à s’accaparer tous ses biens.
Qu’est-ce qui est intéressant dans ce film ? Arrêtons-nous tout d’abord sur la zombification. La zombification semble correspondre à la définition de Métraux (qui évoque aussi les philtres ou même l’usage de poupées vaudou) mais aussi à ce qu’en dit le droit pénal. La zombification est ainsi décrite comme un empoisonnement : un poison mis dans un verre. Mais elle n’est pas seulement un phénomène physiologique, qui agit physiquement sur une victime, en la plongeant dans un état catatonique. Le cinéma lui ajoute une dimension supplémentaire clairement identifiable par le choix de l’acteur et aussi ses conduites (son regard qui captive et ses gestes), c’est l’hypnose - ou si l’on veut le magnétisme, évoqué historiquement comme une pratique vaudou par Moreau de Saint-Méry. Le contrôle est donc autant mental que physique.Mais ce magnétisme n’est pas associé dans ce film à la musique et aux danses vaudou, elle est le fruit du corps spécial d’une personne – et non d’un rite. Pourquoi le choix du boko blanc (même s’il y en a plusieurs) ? Parce que la personne spéciale doit ressembler à un personnage effrayant parce qu’immédiatement identifiable par le spectateur.
Le boko blanc est l’analogue du vampire. Le vampire est, on le sait, un mort-vivant. Or de ce point de vue, le zombie serait son esclave, sa goule. Du vampire, le boko (Bela Lugosi) en a l’accoutrement (il arive la nuit dans un voiture qui arrive à toutes vitesses, il porte une espèce de cape), il en a surtout les conduites qui visent à hypnotiser ses victimes pour les mettre sous sa coupe (Bram Stoker rappelle clairement dans son roman que Mina est hypnotisé par le comte Dracula). La manière dont s’opère cette vampirisation/zombification par magnétisme est la même que dans les films expressionistes de l’époque notamment : Dracula, 1931. Bien sûr, on objectera que le boko n’a rien d’un aristocrate, et qu’il ressemble plutôt à un profiteur, un rapace. Mais justement le dispositif hypnotique du cinéma conjoint à travers la figure du mort-vivant deux autres figures du vampire : le criminel et le profiteur. Or cette collusion ou superposition des figures a bien une origine, ou plutôt, comme dirait Nietzsche, une provenance : l’Allemagne, à travers le cinéma et la philosophie.
1) Les films expressionnistes allemands tout d’abord : M. le maudit, sorti en 1931 (un an avant White zombie), fait de l’assassin de petits filles un vampire comme en témoigne le moment célèbre où l’on voit la petite Elsie devant une colonne Morris parlant à son futur assassin en ombre portée (7) (assassin décrit sur l’affiche comme le vampire de Düsseldorf). Notons que le boko est lui-même surnommé « Murder Legendre », nom qui évoque évidemment un assassin mais le film de Lang ; 2) La philosophie marxiste : la référence au vampire dans le Capital est centrale chez Marx, on la retrouve aussi dans de nombreux autres textes de cet auteur. Le vampire affirme l’idée de la fonction du capital sur l’exploité. « Capital is dead labor, which, vampire-like, lives only by sucking living labor, and lives the more, the more labor it sucks », dit Marx. Le boko est un vampire vu comme une sorte de criminel-rapace car il veut ce que possède Beaumont : un manoir, la marié, et de nouveaux zombi.
La reprise du motif criminel est donc facilité par le fait que la société voit la zombification comme un acte relevant du pénal (le même article 246 du code pénal haïtien sera cité dans le film) et par le fait que le plus souvent, les zombis forment la garde rapprochée du boko : ce sont ses « hommes » de main. La reprise du motif marxiste est marquée par la scène du moulin où on voit les zombis au travail, servir de main-d’oeuvre au boko : ils sont corvéables à merci et sont vendus au prix fort à ceux avec qui il fait affaire.
On a donc une sorte de polyvalence du zombi : esclave, homme de main. Mais surtout le zombi ne peut être compris que par le cadre de référence du dispositif hypnotique qui dessine les conduites de chacun. Sans cela on risque de réduire le zombi à des figures humaines : esclave, homme de main complètement soumis à un patron. Ce dispositif fait du boko formellement un « mort-vivant » et du zombi un « vivant-mort », qui n’est plus lui-même, vivant dans les limbes. Le cinéma en fait un goule, au sens strict où un goule n’est pas mordu mais soumis aveuglèment à son maître.
Le boko (sorcier) blanc – Bela Lugosi
Il ne faut pas excepter évidemment la mariée qui, sous la coupe du boko, n’est plus elle-même. Et même si elle ne joue pas le rôle de la dulcinée du « vampire », elle est dans ce dispositif soumise à l’hypnose : c’est un zombi elle aussi. Remarquons aussi que lorsque le boko perd de sa concentration, elle reprend ses esprits. Ce qui signifie que le processus de vampirisation (ou zombification : ici) n’est pas terminée avec elle mais aussi que le dispositif hypnotique fonctionne entre les personnages comme une maille, qui se resserre.
Possession par le regard
Possession par le geste
Le zombi est une menace, qui entoure le criminel ; comme lui, ils sont les vrais ennemis de la société. D’autant plus que ceux qui sont menacés dans ce film sont des américains. Le spectateur découvre que cette île, justement soumise pendant la sortie du film à l’autorité militaire américaine, est une zone interlope, où on n’est pas en sécurité. Cette menace est d’autant plus marquée qu’elle met en péril le socle de la société américaine : la famille8. Le criminel est d’autant plus dangereux qu’il se sert d’un savoir-faire ancestral qui n’est pas familier aux blancs pour perturber le socle de l’Americain way life. La sorcellerie est vue comme un danger et non comme un élément de sédition ou de révolte face au blanc (comme pouvait l’être le vaudou), puisqu’elle est de toute façon opérée par un blanc (criminel).
Mais dès lors que cette possession est le fait d’un boko blanc, on peut dire que la question du racisme est ici neutralisé au profit de la question de la criminalité. Ce qui fait de ce film un film noir tout autant que fantastique. Le fait que l’on ne soit plus dans un contexte colonial limite de fait cette criminalité à des individus et non à une religion : Murder et ses « zombis » sont assimilables à la marge de la société, mieux à la marge de la marge puisque nous sommes sur une ïle aux limites des Amériques, et dont le territoire d’influence ne dépassera pas les limites de l’île (9).
Si on en reste au film White zombie, on peut donc dire que le dispositif hypnotique fonctionne d’autant plus efficacement qu’il criminalise davantage le « boko » (assimilable à un membre d’une mafia locale) pour en faire un ennemi intérieur mais lointain de la société américaine, mais en s’appuyant sur un dispositif qui est celui du cinéma fantastique. La mort du criminel permettra à la société américaine de réaffirmer ses valeurs démocratiques qui sont contre celui qui se donne ses propres lois et vise que son seul intérêt contre tous.
Night of Living-Dead (1968)
George Romero opère en 1968 une véritable transformation du zombie à travers son premier film La nuit des mort-vivants.
On objectera – et on aura raison - que le mot zombi n’est pas utilisé par Romero dans son premier film : à la place on trouve le terme de « mort-vivant » dans le titre (qui est déjà un deuxième titre où on parlait plutôt de « mangeurs de chair »). En tous cas, le mot zombi est bien utilisé pour ce film mais il apparaît d’abord sous la plume de la critique française, et si Romero le reprendra à son compte plus tard, il en fera un certain usage, dix ans plus tard, avec Zombi/Dawn of the dead (1978) et les suivants : cela ne veut pas dire qu’il y ait une continuité entre les films. Entre le mort-vivant et les zombies de la saga, quelque chose change, mais ce changement est déjà présent, bien que d’une autre façon, dans le premier opus lui-même : entre le film et son générique de fin. Ce que notre habitude à intégrer le générique dans le film nous empêche de bien voir.
La Nuit des morts-vivants est à bien des égards un chef d’oeuvre.
De quoi s’agit-il ? Dans la campagne d’une petite ville des Etats-Unis, les morts se lèvent et obligent un groupe d’humains à se réfugier dans une maison pour y vivre reclus jusqu’au petit matin.
C’est un film à petit budget, indépendant des studios à l’américaine. Romero a travaillé avec une bande de copains, en plus de ses activités de graphiste. Il ne s’agit pas d’un travail de néophyte, Romero connaît le cinéma mort-vivant et a lui-même été un lecteur assidu de Pulps (10), ces bandes dessinées des années 50, où l’on rencontre le zombi vaudou et aussi atomique (irradié).
Pourtant ce qu »il fait est complètement en rupture avec ces influences. Le mort-vivant qu’il décrit est un mort-vivant décérebré qui s’émancipe complètement du dispositif hypnotique dont nous venons de parler. Pour deux raisons simples : a) il n’est plus soumis à un maître ; et 2°) il ne fonctionne donc plus sous le régime de la possession.
Le mort-vivant naît d’un geste de descellement.
Imaginez que du fond de son caveau le mort se mette soudainement à gratter, grogner, mordre, et qu’il sorte en brisant les dalles qui le recouvrent. Dans le film nous ne voyons rien de tout cela, sans doute la réalisation en eût été difficile (avec si peu de moyens (11)), mais nous voyons dès le début du film un cimetière et dans ce cimetière un mort qui déambule. Le mort-vivant surgit sans raison, dans la profondeur de champ, et se rapproche vers nous. Les morts se soulèvent ; c’est une idée philosophique. Le film suggèrera à un moment donné par le biais de la télévision une hypothèse (une sonde qui aurait explosé dans l’atmosphère), mais cette hypothèse ne sera pas confirmée. Ce qui compte c’est que le film commence par cette étrangeté du mort qui se jette sur les vivants dans un cimetière.
Pour comprendre ce que cela signifie il faut prendre la mesure du fonctionnement biopolitique de la société. Les cimetières sont des lieux mis à l’écart pour des raisons de salubrité publique. Dégagé de la ville, il permet de limiter toute contamination possible (soutterainement). Si le mort-vivant se descelle lui-même de son caveau, il n’a besoin de personne. Il n’a aucun maître, il n’y a pas de possession. Le cimetière devient une hétérotopie. Un lieu qui perd sa fonction biopolitique. Un lieu où s’opère le changement. Le surgissement des morts, c’est quelque chose qui est normalement impossible, et pourtant, cela va modifier tout notre univers.
La marche des morts-vivants
Le mort-vivant, libéré de sa tombe, semble essentiellement se caractériser par trois gestes : marcher, étriper, ingurgiter.
L’erreur courante consiste à se contenter de prendre ses zombies pour des humains qui reviennent. C’est comme si on ne s’attachait pas aux gestes des corps zombis, comme si on ne prenait pas en compte ce que tout enfant de 7 ans est en droit de constater lui-même dans le film et qui lui resterait gravé dans la mémoire : aucune des postures de marche qu’adopte le mort-vivant dans le film ne se ressemble. La marche est le premier geste et pourtant il avance dans le film sous mille manières. Or à bien regarder la marche du mort-vivant romérien est malgré tout irréductible à celui d’un personnage (principal ou figurant), d’une machine ou encore des autres mort-vivants. Ce qui est intéressant c’est que le mort-vivant semble aussi se desceller des catégories dans lesquels on voudrait l’enfermer. Ce pourquoi il ne peut être assimilé à la figure du goule ou vampire (maître). Le mort-vivant de Romero dans le film n’est donc pas à proprement parler un zombi. Il ne peut l’être que sous le mode de l’arrachement à toute forme de maîtrise. C’est un zombi qui s’affranchit. Mais son affranchissement n’est pas celui d’un être conscient, il est lui-même difficile à saisir, ce pourquoi il nous fascine. Il le fait sans en avoir conscience
Les autres gestes qui s’enchaînent prolongent le processus en devenir.
Le geste d’étriper vise à « ne jamais faire consistance dans un corps », à introduire dans tout le vivant quelque chose d’un changement, quelque chose qui rend poreux toute frontière, façon de casser, briser les constructions humaines
Tentative d’étripage
Le geste d’ingurgiter vise lui à affecter aussi défaire jusqu’à l’infime toute parcelle de civilisation en nous.Le mort-vivant atteint ainsi une sorte de point de non-retour, qui est dans les actes les plus antinomqiues de notre société.Il ne peut ainsi pas être assimilé à nouveau à un homme. L’acte ignoble le désigne comme ce qui ne se soumet à aucune loi., ce qui est du côté du barbare.
Le festin nu ou le geste d’ingurgition
Le mort-vivant du film doit donc être vu comme une figure qui, d’emblée, j’allais dire, spontanément, est émancipée par rapport à la démocratie elle-même. C’est la figure par excellence du plébéien, pour reprendre le concept d’Alain Brossat. La démocratie fonctionne dans le cinéma biopolitiquement, et ce, depuis peut-être les années 50 (on se souvient du film d’Elia Kazan, Panic in the Street, réalisé en 1950, où la problématique de la contamination est au centre d’une intrigue qui met en opposition deux points de vue : celui d’un médecin et d’un policier). La démocratie vise à faire de nous, comme le dit Alain Brossat, des vivants animés par le souci de valeurs (consumérisme, etc) ; le mort-vivant, par sa venue sans raison, est une sorte de contestation sui generis de la biopolitique de la démocratie. Le mort-vivant de ce film, par rapport à celui de White zombie, est d’abord quelque chose que l’on ne comprend pas. Il faudra attendre le générique de fin pour que la société se mette à réagir face à lui, à l’entraver, le détruire. Il sera vu comme une figure de l’ennemi, plus encore que dans le cadre du dispositif hypnotique. Ce sera l’ennemi absolu à abattre. Mais en même temps le générique réduit la portée du mort-vivant, catégorie qui justement avait été choisie parce qu’elle est très générale : le traitement punitif fait à Ben et au mort-vivant vise donc à le requalifier du point de vue des hommes comme zombie, leur esclave.
Romero graphiste de génie conçoit en effet un générique de fin qui inverse les gestes du mort-vivant – donc aux antipodes du film (logique eisensteinienne, s’il en est, du conflit). Le générique se présente comme une série de clichés photographiques dont on peut même voir le grain remarquable (peut-être une sorte d’hommage à Antonioni – avec son Blow up). Ces clichés débutent au moment où le seul héros du film, Ben, un noir qui a su se cacher dans la maison, sort et est exécuté d’une balle en pleine tete par des Rednecks. Au mouvement continu du mort-vivant, s’oppose celui du repos d’un corps sans vie. Le corps est transporté comme un morceau de viande à l’aide d’hesses de boucher. Au geste d’étriper fait place le geste qui consiste justement à se saisir du corps en entier pour l’emporter plus vite. Au geste d’ingurgitation fait place le geste de brûler sur un bûcher le corps – qui est vomi par les langues du feu.
Il est évident que ces trois gestes sont ceux qui étaient pratiqués par les milices du Ku Klu Khan. Des cartes postales de lynchage – dans une période qui irait de 1870 à 1920 environ - que James Allen a rassemblés dans son livre Without Sanctuary : Lynching Photography in America (Santa Fe, Twin Palms Publisher, 2000) évoquent les traitements punitifs que l’on faisait subir aux Noirs : sur certaines cartes on trouve la mention « Negro barbecue/Barbeque » pointant un rituel macabre.
Romero a sans doute en tête ces images de noir maltraité qu’on trouve déjà -mais différement - dans la Naissance d’une nation de Griffith (où Gus, après avoir été lynché parce qu’il est noir et sexuellement dangereux – selon une vision analysée plus tard par Frantz Fanon dans Peaux noires, masques Blancs -, est jeté d’un cheval comme un paquet – de viande).
Ce traitement punitif qui est celui de l’esclave (rendu plus évident peut-être par le fait que l’acteur choisi est noir) est ici utilisé par ceux qui combattent les morts-vivants. Le mort-vivant est donc traité comme un noir. Le motif racial est ici très clair. La punition est celle qu’on porte à ceux qu’on ne reconnaît pas comme civilisable. La question raciale est donc réactivée d’une manière inédite par Romero, car le propos de Romero est de reprendre le traitement particulier des Afro-américains (frappés à l’époque par le racisme) d’une manière plus large.
C’est ici que l’on peut parler de zombie, dans le film, parce que le zombie désigne dans ce générique une requalification du mort-vivant du film : on a là le regard raciste des Rednecks envers le mort-vivant émancipé, incompréhensible, on a là une manière de le soumettre en le traitant comme un esclave en puissance que l’on doit tuer pour être sûr qu’il ne file pas à nouveau du mauvais coton – si j’ose dire. La société « démocratique » reprend son modèle de punition qu’elle attribuait aux noirs – donc à ceux qu’elle ne reconnaissait pas comme faisant partie d’elle : les morts-vivants, vus comme des noirs, des esclaves, ne sont pas des nôtres, il faut les exterminer car ils ne sont pas dominables.
Le rôle du générique de fin est donc une façon de créer un contraste avec le film d’autant plus grand qu’il met en valeur l’abolition de l’émancipation absolue. Le générique de fin permet donc de faire le lien clairement entre le mort-vivant du film et la tradition du zombi (expression mythique de l’esclavage). Romero cependant envisagera avec sa saga d’autres formes d’asservissement qui passeront par d’autres logiques que la punition : les utopies de la démocratie. Être un zombie c’est désormais rabattre la plébéienité du mort-vivant sur des postures démocratiques. Les films de Romero qui suivront montreront la renormalisation que la société démocratique porte en elle, telle une hydre à plusieurs têtes.
Il faut donc bien prendre la mesure de cette transformation du mort-vivant en esclave de la société démocratique : le zombie est le fruit d’une recomposition de son « corps sans organe » qui trouvera son aboutissement dans l’espèce de zombie qui naîtra dans Land of the Dead (le noir sera alons le vecteur d’une inflexion presque pastorale de la mort-vivantitude).
Mort de Ben
La hesse
Emporter le corps
Brûler la dépouille
Zombies Today
Ceci permet de comprendre en quoi les zombies d’aujourd’hui différent des morts-vivants de Romero. Car il ne s’agit pas pour les cinéastes actuels de reprendre le geste romérien – sauf évidemment à l’imiter sous la forme de clins d’oeil qui sont improductifs et souvent sans imagination.
Le zombie est aujourd’hui désigné clairement comme un infecté. C’est plus précisément un vivant qui entre dans un état biologique nouveau qui le pousse à « vampiriser » à son tour, suivant les conduites proposées par les films de Romero (mais qui n’ont plus la même « fonction »). Remarquons qu’il n’est même pas besoin d’être mordu ou griffé pour devenir zombie : le vivant semble apoptotiquement passé d’un état à l’autre en mourrant. Le zombie-virus fait partie d’un nouveau « dispositif de possession » du cinéma, de type biologique et non plus hypnotique, qui électrise les spectateurs, fait d’eux de véritables sentinelles, qui sont toujours à l’affût. Le cinéma cherche à nous tenir en éveil, comme le suggère le travail sur le « sommeil » de Jonathan Crary.
Le zombie est souvent le fruit d’une expérimentation scientifique qui a mal tourné. On ne compte plus les expériences gouvernementales qui virent au cauchemar, dans une société (la nôtre) déjà très marquée par ce qu’Alain Brossat appelle des formes immunitaires. Ce qui est intéressant avec ce nouveau zombi, c’est qu’il est un instrument thanatocratique par excellence qui va venir perturber l’ordre biopolitique dans lequel nous vivons.
D’ailleurs les zombis forment maintenant une population (plutôt qu’une horde ou même une nation), car ils ne se différencient plus : ce qui faisait la singularité de La Nuit des morts-vivants c’était cette extrême diversité des corps habillés ou non des zombies – et les postures qu’ils adoptaient.
Le zombi actuel n’est même plus un ennemi au sens strict : comme dirait un spinoziste, on ne sait pas ce que peu un zombi, mais c’est justement ce qui en fait une menace pour l’homme, la nature. Il ne nous fait plus face, il peut surgir de nulle part - des quatre points cardinaux.Personne ne le commande (excepté dans la série Z nation), on ne peut même plus lui donner une figure humaine, il est comme un tsunami, une catastrophe qui décime, telle une arme bactériologique, tout sur son passage, et qui s’abat au hasard sans coup férir. La démocratie réagit épidermiquement à cette menace, elle tente de l’identifier de manière permanente. De fait, la démocratie n’est souvent plus qu’un nom : ce sont des groupuscules de survivants qui, le plus souvent, ont mis à sa place leurs propres lois.
Du point de vue des spectateurs qui eux vivent encore dans une vraie démocratie, cette mort-vivantitude (comme on pourrait appeler un état de transformation du zombi ou l’un de ses inflexions dans une généalogie) est tout de même montrée le plus souvent comme une contamination qui sème la mort, une vampirisation ayant l’effet du vampire sinon son apparence. Il crée essentiellement un sentiment de peur, il éveille en nous un sentiment d’insécurité permanente, comme pouvait le faire Dracula.
Du point de vue de la fiction, le zombi n’est plus l’esclave d’un maître qui le tiendrait sous sa coupe (dispositif hypnotique), il est certes maintenant une figure qui s’est affranchie des sorciers qui l’ont créé. Mais le zombi fait partie d’un nouveau dispositif du cinéma, il est l’opérateur d’une nouvelle possession : il s’agit de montrer un monde qui serait biopolitiquement incapable de se protéger contre lui-même, à la limite qui s’attaquerait lui-même, comme une maladie auto-immune. La dangerosité du zombie-vampire (c’est maintenant une seule figure, la seule figure mort-vivante qu’on lui associe) en fait une figure paradoxale qui à la fois fait peur et excite le spectateur. Les gens renforcent leur désir de détruire le zombie viral pour revenir à un état d’équilibre démocratique, puisqu’aucune utopie qui lui a survécu ne lui est supérieure. Le zombi n’a plus rien d’un libérateur, il ne fait plus penser le spectateur, mais le fait « triper » (il fonctionne lui-même à l’instinct, à la peur).
*
Concluons. Suivre le fil du zombie dans le cinéma américain, ou plus globalement dans les autres médias (notamment dans les séries télévisuelles actuelles : The Walking Dead, Z Nation, Fear The Walking Dead, etc.), c’est comprendre comment l’ensemble des médias mettent en place des opérateurs pour vectoriser les valeurs de la démocratie. Le cinéma comme la télévision sont des technologies de pouvoir qui visent à normaliser l’individu ou la population (soit en lui opposant un ennemi, soit en la mettant face à une menace biopolitique qui est exterminatrice) :ils usent de régimes de possession.
Dans le cadre du colloque (« décoloniser la pensée »), suivre le fil du zombie présente l’avantage de faire ressortir la question raciale d’une manière très locale (le film de Romero) puisque le cinéma des Studios semble précisément vouloir mettre de côté ce point. Le zombi des Studios y est toujours montré dans la fiction comme le « jouet » d’’un ennemi ou comme une arme dont on perd la maîtrise devenant alors une menace virologique qui menace l’humanité entière. Dans les deux cas, le zombi/e est le fruit d’une construction cinématographique qui vise à posséder le spectateur, à l’accrocher aux valeurs de la démocratie. Le spectateur est finalement le véritable sujet d’expérience pour une zombification qu’opère le cinéma.
Rares sont les films-météores qui viennent trouer l’univers formaté du divertissement. En ce sens, George Romero a apporté au cinéma, avec son premier film, une vision extraordinaire de la lutte contre la normalisation de son époque.
Sept. 2016
1. Cet article est la reprise écrite d’une conférence prononcée au colloque « Décoloniser la pensée », qui s’est tenu en août 2016, à Toulouse. Il s’inscrit dans une recherche menée depuis 2014 sur les zombies. Je me permets de renvoyer à mon livre : George Romero et les zombies, autopsie d’un mort-vivant (collection drôle d’époque), L’Harmattan, 2014. On pourra aussi consulter mon article plus synthétique sur le site Masse Critique, intitulé « Romero une vision politique des zombies ». (mars 2016), URL : http://massecritique.net/2016/03/30...
2. Alfred Métraux, le Vaudou haïtien, Gallimard, 1965.
3. Idem, p.250-251
4. L’article 246 de l’ancien code pénal haïtien qualifie 1) d’ « attentat à la vie d’une personne, l’emploi qui sera fait contre elle de subtances qui, sans donner la mort (c’est moi qui souligne – JDD), auront produit un état léthargique plus ou moins prolongé ...de quelque manière que ces subtances aient été employées et qu’elles qu’en aient été les suites » ; et 2) d’assassinat « si par suite de cet état léthargique, la personne a été inhumée ».
5. La graphie zombi renvoie au N’zumbe, donc à un usage ethnographique, alors que zombie désigne les usages que l’on a tirés de ce premier mot.
6. Le film s’inspire directement de L’ïle magique de W. B. Seabrook, en 1929 et d’une pièce de théâtre produite à Broadway et nommée « zombie ».
7. Michel Foucault évoque à plusieurs reprises dans ses Cours au Collège de France cette liaison de la maladie mentale (comme la monomanie) et du crime : cf. Le Pouvoir Psychiatrique, p. 264, note 45. Il évoque d’ailleurs parmi les cas de monomanie celui du « vampire de Düsseldorf » (cf. Les Anormaux, p.94), associant sexualité et anthropophagie.
8. A ce propos, il faut considérer l’épisode assez long – au milieu du film - où l’époux va consulter un homme de loi pour l’aider face aux agissements de Beaumont : le juge lui cite le code pénal haïtien, précisément l’article 246 dont nous avons parlé plus haut. La zombification est clairement identifié dans ce film comme un acte criminel que la loi pourrait punir.
9. Par contraste, I walked with a zombie, le film de Tourneur reviendra davantage sur le motif de l’esclavage et sur la possibilité d’une sorte de reconquête par le noir de son île. La zombification servira les intérêts d’une mère de famille voulant éconduire une épouse qui trouble la quiétude de son foyer ; mais cette zombification se retournera contre elle et les siens. La fin n’a donc pas d’happy end, et l’image finale d’une proue sur laquelle est sculpté un esclave transpercé de flêches, tel Saint-Sébastien, est très suggestive. Cette figure connote l’idée du fléau qui peut encore s’abattre. Cette figure de Saint-Sébastien est d’ailleurs associée au Moyen Age à la Peste, au fléau viral, puisqu’elle jouait le rôle d’intercesseur entre les hommes et Dieu. Saint-Sébastien, c’est aussi le nom de l’ïle fictive des Caraïbes, où se déroule l’histoire.
10. La bande dessinée exprime la figure du zombie dans les années 50 avec The Vault of Horror ou encore The Crypt of Terror, grâce à des illustrations de Johnny Craig publiées par EC Comics : ces histoires mettent l’accent sur la dimension magique, surnaturelle du zombie, vu comme instrument de vengeance ou de protection lié à des malédictions, en référence au vaudou. Le succès est tel qu’en 1954 la CCA (La Comics Code Authority) prohibe le zombie, jugé trop choquant, mais il revient dans les années 60, grâce à Warren Publishing qui sort des bandes dessinées en noir et blanc et en format magazine. C’est dans cet esprit que Romero fera par exemple son film Creepshow 2 (en 1987).
11. En constrate, Le Retour des Morts-vivants (1985) d’O’Bannon montrera cette levée des morts, mais toujours à cause de retombées radioactives.