À la recherche du politique : le passage des classes aux masses chez Louis Althusser et Étienne Balibar

, par Yusuke Ota


Introduction

Dans cet exposé, la « frontière » au sens traditionnel du terme n’est pas traitée. L’important ici n’est pas la ligne qui établit une limite entre deux pays, mais plutôt une ligne au sens symbolique. Il s’agit d’une ligne qui, parfois inaperçue, conditionne notre discussion dans un domaine de la philosophie politique. Notre hypothèse est la suivante : cette ligne passe aujourd’hui entre le marxisme et la démocratie.
Surtout après l’effondrement de l’Union Soviétique en 1991, elle semble être plus présente que jamais. Certains sont allés, sous la bannière de la démocratie triomphale, jusqu’à dire que « Marx est mort ». D’après cette position, la chute du socialisme réel est jugée sans réserve comme preuve de l’échec du projet marxiste, et « il n’y a plus d’alternative » à la démocratie. Il en résulte qu’il existe désormais une barrière infranchissable entre le marxisme et la démocratie.
Cependant, nous pouvons raisonner autrement. Il nous semble qu’il est encore possible de lier les deux. Cela ne signifie pas que nous entendons réhabiliter un marxisme orthodoxe, ni non plus que nous comblons d’éloges la démocratie contemporaine. Notre intérêt est ailleurs. Il est de revisiter la pensée de Marx à la fois pour retrouver sa puissance critique envers la démocratie et pour trouver un point d’articulation entre le marxisme et la démocratie. C’est ce que, par exemple, Jacques Derrida a cherché à faire dans son livre Spectre de Marx publié en 1993(Derrida 1993).
Tout en reconnaissant l’originalité de sa lecture de Marx, nous prenons une voie qui nous paraît plus fiable. Concernant le croisement du marxisme et la démocratie, la notion d’idéologie chez Marx est avant tout matière de la discussion. Nous allons donc examiner une reformulation de sa pensée par deux philosophes marxistes Louis Althusser et Étienne Balibar. Tous deux essaient aussi de chercher un point de jonction théorique en passant par une refonte de la notion d’idéologie. Analyserons d’abord l’idéologie chez Althusser. Puis, chez Balibar. Enfin, nous en examinerons les enjeux. Ce faisant, retenons l’idée que pour eux, la question essentielle est toujours la médiation politique avec les masses, le plus grand nombre de la population.

Théorie de l’idéologie chez Althusser : sortir du postulat de la conscience de classe

Avant toute chose, précisons le contexte historique dans lequel vivait Althusser. Il n’est pas exagéré de dire que presque toute sa vie intellectuelle se place dans les années d’après-guerre nommées « les Trente Glorieuses ». De 1945 à 1975, la France est entrée dans la période d’un regain économique immense aux sorties de la Seconde Guerre mondiale. Le changement que la société française subit est profond. Avec la publication de La Société de consommation en 1970 par Jean Baudrillard, apparaît l’interprétation que la société de consommation de masse devient dominante. Cela signifie en même temps que l’influence du marxisme à la fois au sens pratique et théorique est en baisse, car le marxisme, en se fondant avant tout sur l’idée de production, avait relativement laissé de coté la question de la consommation. Autrement dit, l’explication des phénomènes sociaux par le point de vue des classes, point de vue privilégié par le marxisme occidental d’après-guerre, a été pour la première fois mise en doute.
Nul d’autre qu’Althusser n’a pu être conscient de ce changement. Cette question de la « crise du marxisme », Althusser l’a reformulé de façon philosophique. Selon lui, le marxisme doit définitivement se débarrasser du postulat de la « conscience de classe » pour surmonter sa crise.
Or, ce postulat de la conscience de classe vient de Georg Lukács(Lukács 1960). Dans la théorie de Lukács, quand l’aliénation des masses laborieuses que la société capitaliste produit arrive à son acmé, elles peuvent en prendre conscience et se transformer en prolétariat. Il s’agit du passage de la classe en soi à la classe pour soi. Le prolétariat a ainsi pour tâche philosophique de réconcilier in fine sa subjectivité et le monde objectivé qui l’aliène. Il joue ainsi le rôle privilégié d’incarner la logique de synthèse dialectique du Sujet et de l’Objet en subvertissant le monde capitaliste.
C’est ce messianisme politique attribué au prolétariat par Lukács que vise Althusser. Il considère que cette logique théologique linéaire n’est plus soutenable à cause de l’émergence de la problématique des masses dans le monde d’après-guerre. À l’opposé du prolétariat qui chez Lukács est considéré comme à la fois porteur de la « vraie conscience » et noyau de la transformation du monde, les masses, en réalité, n’arrivent pas nécessairement à cette « vraie conscience » et restent bien souvent immobiles et silencieuses. Pour Althusser, il s’agit précisément de mettre à l’ordre du jour cette problématique des masses sans tomber, comme Lukács, dans l’erreur de la position normative face aux masses. Aussi longtemps que l’on se contente de critiquer les masses en disant qu’elles sont enfermées dans la « fausse conscience », il n’est pas possible de mettre en question les masses en tan que telles. Pour cela, Althusser a dû changer de terrain : de la problématique de la « conscience de classe » tels que les « retard de conscience » et « prise de conscience », « fausse conscience » et « vraie conscience », jusqu’à celle de l’idéologie des masses. Pour mettre à bonne hauteur la pratique des masses, il n’a pu que descendre la conscience héroïque et innocente de classe au niveau de la psychologie plus ou moins obscure des masses.
La sortie de postulat lukacien est aussi la question politique urgente. C’est ce que témoigne un livre d’Althusser publié en 1978. Il porte un nom assez éloquent sur ce point. Il s’appelle Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste. Althusser critique ici la position assumée à ce moment-là par le parti communiste français au sujet des masses. Selon lui, le parti s’est appuyé entièrement sur le postulat de « conscience de classe ». Il constate que la direction de parti s’écarte de plus en plus des masses. Le parti continuait à se prétendre détenteur de la « vraie conscience de classe » et n’avait pas le moyen d’analyser la « fausse conscience » des masses. Autrement dit, enfermé dans la conception de conscience de classe, le parti perdait le moyen d’articuler la logique de classe et celle des masses.
Voilà la toile du fond philosophico-politique dans lequel Althusser a reformulé la notion d’idéologie de Marx. Je cite ses deux fameuses thèses dans son œuvre Sur la reproduction ; premièrement, « l’idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence »(Althusser 1995 : 216) ; deuxièmement, « l’idéologie a une existence matérielle »(Althusser 1995 : 218). La transparence de conscience par rapport au réel n’est plus garantie chez Althusser. L’opacité de conscience, c’est-à-dire l’idéologie existe toujours. Althusser s’oppose aux présuppositions théoriques de Lukács. Comme notre examen l’a montré, sa rupture avec Lukács était inévitable. Il n’a eu le choix que de délivrer le marxisme de la problématique de conscience pour traiter de la pratique des masses. Le passage théorique de classe aux masses se fait chez Althusser en passant par la reformulation de l’idéologie.

Théorie de l’idéologie chez Balibar : vers la non-articulation entre les classes et les masses ?

Balibar partage avec Althusser la conviction suivante : il est indispensable de raisonner à partir du passage théorique des classes aux masses si le marxisme veut encore subsister. Mais, il nous semble que Balibar pousse l’essai d’Althusser de lier la logique de classe avec celle des masses à sa limite ; il entend examiner la possibilité de la non-articulation entre ces deux logiques. Pour cela, lui aussi s’engage dans l’analyse de la notion d’idéologie. Nous analysons sa lecture de Marx et Engels au travers des œuvres : L’Idéologie allemande et Manifeste du Parti communiste.
D’après Balibar, entre ces deux livres il y a en fait deux formes de définition de l’idéologie. Plus précisément, de L’Idéologie allemande au Manifeste du Parti communiste, l’idéologie change de sens. Balibar en tire un point de vue stimulant sur la relation entre classes et masses.
D’abord, dans L’Idéologie allemande, Balibar considère que Marx et Engels se bloquent dans une impasse théorique qu’il nomme « acte pur de prolétariat »(Balibar 1997 : 179-184). Toutes les difficultés de L’Idéologie allemande découlent de la définition initiale de l’idéologie ; c’est toujours l’idée de la classe dominante qui prime sur les autres.
En revanche, Le prolétariat est interdit par Marx de répéter le même moyen des classes précédentes. Il ne peut pas remplacer l’idée dominante par son idée propre, parce que cela aboutit forcément à la substitution d’une idée dominante à une autre idée dominante. Ce n’est que camoufler son intérêt particulier sous l’universalité déguisée de l’écrasement de la classe dominante précédente. Le prolétariat a ainsi la tâche de rompre avec le champ de l’idéologie et de réaliser une sorte de pratique absolue.
Selon l’expression de Balibar, c’est l’« acte pur de prolétariat ». Cet acte se manifeste comme la dissolution totale de la société qui engendre l’idéologie. Il n’est possible que lorsque l’intérêt du prolétariat est identique aux intérêts des autres classes dominées. En conséquence, nous pouvons conclure que le prolétariat apparaît dans l’Idéologie allemande dans deux modalités ; prolétariat en tan que classe dominée parmi les autres et prolétariat en tant que non-classe, qui est identique aux masses. Cette double modalité du prolétariat caractérise l’Idéologie allemande. L’incompatibilité entre le prolétariat comme non-classe et l’idéologie en est le pilier logique.
Puis, si nous comparons l’Idéologie allemande et Manifeste du Parti communiste, leur similarité apparente risque de nous tromper ; par exemple, l’éloge de l’universalité messianique du prolétariat, croyance en la simplification des antagonismes et en la division finale en deux classes, nous font penser au schème dualiste de l’Idéologie allemande entre l’idéologie et « l’acte pur du prolétariat ». Cependant, selon Balibar, un élément tout à fait nouveau est introduit dans Manifeste du Parti communiste. Il est l’idée du procès ou de la transition. La transformation de la société de classes en société sans classes n’est plus liée à la dissolution totale et instantanée de la société, ni non plus à « l’acte pur du prolétariat », mais au processus de la combinaison des forces y compris des forces opposées. Elle passe par un processus d’antagonisme des classes. Ainsi, le modèle antithétique entre le prolétariat et l’idéologie, modèle simpliste propre à l’Idéologie allemande, est abandonné.
Nous nous trouvons maintenant aux antipodes de la prémisse de l’Idéologie allemande. L’antithèse entre le prolétariat et l’idéologie étant évacuée, une nouvelle interprétation de l’idéologie est alors possible. Balibar résume : « De ce point de vue, à la constitution d’une idéologie dominante correspond toujours, au moins tendanciellement, celle d’une idéologie dominée […] »(Balibar 1997 : 188). À notre surprise, le dominé a aussi son idéologie――thèse antinomique à celle de l’Idéologie allemande. Il y a bien l’idéologie du prolétariat.
Nous voyons ici émerger la question d’un décalage entre la logique des classes et celle des masses. Il est vrai qu’au moment critique, deux logiques peuvent aller ensemble et engendrer la dissolution complète de la société. Mais, il est aussi probable que dans une autre occasion, les contradictions idéologiques des masses ne sont pas réduites à la bifurcation vers les deux classes principales, le prolétariat et la bourgeoisie. Autrement dit, dans un certain cas, la logique des classes ne recouvre que partiellement le champ de la pratique des masses. La prétention du marxisme, celle d’expliquer les phénomènes sociaux en totalité, risque donc de tomber en faillite. Même si Balibar ne le dit pas explicitement, nous trouvons dans son discours l’idée que la logique des classes et celle des masses ne s’articulent pas parfois.
Nous sommes ainsi très loin de la vision dualiste de l’Idéologie allemande. Toutefois, cela ne veut pas dire que tous les projets marxistes sont désormais désuets. Au contraire, il nous permet d’y introduire la logique démocratique. Maintenant qu’il n’est promis à personne y compris au prolétaire n’est promis de statut préconçu, la question de la médiation politique réapparaît dans le marxisme.

Conclusion

Nous avons examiné dans cet exposé les tentatives d’Althusser et Balibar de reformuler la notion d’idéologie. Ce faisant, ils ont pour but de redéfinir le marxisme conformément à la conjoncture historique du monde d’après-guerre. Althusser a critiqué le postulat de la « conscience de classe » enraciné dans le marxisme pour laisser la place à la pratique des masses. En développant plus loin cette problématique, Balibar, quant à lui, va jusqu’à analyser la possibilité que la logique des classes et celle des masses ne s’articulent pas nécessairement.
Pour cela, il revient à la fluctuation de la notion d’idéologie dans l’Idéologie allemande et Manifeste du Parti communiste. Balibar en tire l’idée que la détermination partielle par l’instance économique sur les phénomènes sociaux resurgit la question de l’articulation de la logique des classes et de celle des masses. Il ouvre par là une voie, non seulement à la refonte du marxisme, mais surtout à la découverte d’un point de rencontre entre le marxisme et la démocratie.
Sans entrer dans le détail, ajoutons encore quelques mots sur les développements de la notion d’idéologie chez Marx et Engels. En fait, La vacillation de sa définition ne s’arrête jamais. En plus, entre les deux apparaît une différence apparente. D’un côté, nous pouvons trouver, dans l’Anti-Dühring chez Engels publié en 1878, une intention de perfectionner l’idéologie du prolétariat et de la présenter comme système explicatif le plus complet de la conception marxiste du monde. Engels vise à en quelque manière sophistiquer l’idéologie du prolétariat qui peut s’égaler à celle de la bourgeoisie. Ici aussi, le schème dualiste propre à l’Idéologie allemande est encore présent. D’un autre côté, dans Le Capital, il y a un autre type de raisonnement qui contredit à cette prétention d’une conception du monde parfaite, et qui essaie de préciser le degré et l’ampleur de la détermination par l’instance économique. Marx ne fonde plus sa théorie sur un partage préétabli entre le réel et l’illusion ou entre la pratique et l’idéologie. Pour la critique du discours de l’économie politique, cette partition est insuffisante, parce que ce discours n’est pas simple chimère comme l’Idéologie allemande l’a présupposé.
Nous pouvons trouver dans les parcours intellectuels de Balibar et Althusser un effort de saisir le politique dans le monde d’après-guerre. Ils essaient d’identifier le processus de transition de la conflictualité des classes aux masses.
Il n’est pas facile de savoir si notre « déplacement »――faire émerger la question du passage théorique du marxisme à la démocratie à travers la problématique des masses――mérite d’être appelé « création ». Cependant, il est une contribution à la discussion autour du politique, car il nous permet de saisir la transition des classes aux masses dans la société d’après-guerre, transition qui marque fortement notre « contemporanéité ».

(Première publication : 27 septembre 2011)

Bibliographies

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