En mal de corps. Sadomasochisme et performance, déconstruction des corps et érotique de soi
Si la subversion est possible, elle se fera dans les termes de la loi avec les possibilités qui s’ouvrent / apparaissent lorsque la loi se retourne contre elle-même en d’inattendues permutations. Le corps construit par la culture sera alors libéré non par un retour vers son passé “naturel” ou ses plaisirs originels, mais vers un futur ouvert et plein de possibilités culturelles.
Judith Butler
Ce qui est requis est le maximum d’intensité et, en même temps d’impossibilité (...). L’idée d’une expérience limite, qui arrache le sujet à lui-même, voilà ce qui a été important pour moi dans la lecture de Nietzsche, de Bataille, de Blanchot.
Michel Foucault
Introduction : la recherche de l’orgasme
Une définition de la performance telle qu’elle m’interessera ici pourrait reprendre une formule de Pat Califa , énoncée à l’origine dans un tout autre contexte :
« Je le vois ainsi : après la révolution des wimmins, la sexualité consistera à ce que les femmes se tiennent par la main, retirent leurs chemises et dansent en rond. Ensuite, nous nous endormirons au même moment. Si nous ne nous endormions pas toutes, quelque chose d’autre pourrait arriver – quelque chose d’identifié au mâle, réifiant, pornographique, bruyant et sans dignité. Quelque chose comme un orgasme ».
Pat Califa oppose deux stratégies d’affirmation féministe : la considération d’une identité originaire à retrouver avant que le masculin ne la pervertisse en lui imposant un rapport à la sexualité et le réinvestissement du sexuel qui ne serait plus la marque d’une soumission mais au contraire quelque chose qui surgit en exces de toute identité assignée symboliquement dans ce que Michel Foucault a appelé le dispositif de sexualité. Ce que je voudrais suggérer, c’est que cette seconde perspective qui est celle de Pat Califa correspond à une certaine pratique du corps en jeu dans certaines performances. Il s’agit de la mise en scène d’une volonté d’émancipation expérimentale du corps qui à la fois déconstruit l’illusion de l’évidence de la vérité d’un corps toujours deja donné et produit la vérité performative du corps en action de la performance.
1. Présenter un corps tel qu’il semble devoir être : la critique essentialiste de la performance
Les corps des femmes performeuses qui vont m’intéresser ici sont des corps de femmes identifiables et désignés comme tels : des corps de femmes inscrits dans des attitudes ou engagés dans des actions correspondant à celles de femmes. Serait reproduit un dispositif de contraintes qui est celui que la société patriarcale fait peser. Même si celui-ci est mis en scène, condensé et déplacé pourrait-on dire en termes psychanalytiques, ces représentations resteraient leur répétition, incapables de sortir des déterminations identitaires que le phantasme du masculin impose comme condition à l’existence symbolique, sociale et culturelle des femmes. Les aiguilles dans le bras de la mariée de Azione sentimentale de Gina Pane montrent bien ce mécanisme. Il ne s’agit pas de prétendre qu’une femme mariée subit une telle mutilation, mais d’inscrire physiquement, ou si l’on veut somatiquement, un ensemble de mutilations symboliques que chaque femme accepte de manière conscentante – à commencer par l’abandon de son nom, ce qui signifie l’abandon de la capacité à signifier qui elle est par elle même. Le corps de Gina Pane se donne ainsi marqué et déformé. On pourrait également évoquer Autoportrait(s) où Pane est allongée sur des barres de métal sous lesquelles brûlent des bougies, violée par les flammes sans pour autant bouger, comme à disposition.
De manière plus directe, certaines performances de Marina Abdramovich présentent également cette situation - par exemple Art must be beautiful-artist must be beautiful, vidéo où l’artiste se brosse les cheveux jusqu’à presque s’arracher le cuir chevelu, ou Rythme 0 où elle abandonne son corps aux spectateurs qui disposent d’un certain nombre d’objets disposés sur une table afin de faire ce qu’ils veulent au corps de l’artiste et y déposer leur marque alors que l’artiste est passive et résignée à signifier ce qui est fait d’elle. Le titre de Marina Abramovic Art must be beautiful-artist must be beautiful explicite bien cet enjeu. Il s’agit d’une interrogation des normes contraignantes et mutilantes du gout déterminées de extérieur par un dispositif qui produit et marque les corps pour en faire ce qu’il veut. En l’occurence il s’agit des normes de l’art, mais il s’agit tout aussi bien de celles du genre féminin. C’est explicitement le cas pour Eleanor Antin dont Carving : A Traditional Sculpture propose 72 photographies prises chaque jour lors d’un régime amaigrissant pendant cinq semaines. Cette transformation physique renvoie dès lors tant au canon sculptural qu’à la dictature sociale auxquels le corps de la femme doit se soumettre pour répondre au désir masculin et à l’inconscient collectif de la forme parfaite. Le régime est la performance, touchant à l’intimité du corps. Elle reproduit cette « sculpture traditionnelle ». Si Marina Abramovic n’a pas un tel discours féministe et se centre sur la figure de l’artiste plus que sur celle de la femme, ses performances peuvent être vues également dans cette perspective. Les femmes doivent donc être belles dans des contraintes esthétiques , être à disposition de ceux qui les regardent, accepter un certain nombre de contraintes sociales, s’abandonner et ne pas résister à une position de passivité douloureuse et mutilante.
Chaque présentation ou représentation de ces corps féminins participerait ainsi nécessairement à une dynamique phallocentrique et à une économie du corps féminin comme fétiche. C’est ce qui explique que de nombreuses féministes se soient opposées à de telles performances. Ces attitudes et actions entrent dans le cadre de ce qui doit être refusé au profit d’une nouvelle identité de femme libérée de toute détermination de la culture phallocentrique. Ces performances entraient dans la catégorie de ce qui doit être refusé, au même titre que la pornographie, le sadomasochisme et le sexe en public qui violent les principes féministes, pour reprendre la rhétorique de la NOW (National Organization forWomen). L’hypothèse qui sous-tend cette critique est que la subjectivité existerait avant ses énonciations et que les femmes seraient incapables de faire autre chose que de subir passivement ces processus de subjectivation aliénants sans pouvoir en aucun cas les réinvestir. Elles ne pourraient être rien d’autre que des produits passifs. Dans ce cadre les performances évoquées ne saurait être qualifiables de féministes, pas plus d’ailleurs que n’importe quelle chorégraphie qui ne serait que la somatisation des contraintes que les femmes subissent.
2. Réinvestir son corps : la performativité de la performance
Ce que je voudrais suggérer, à l’aide de la théorie de la performance et en particulier de l’ouvrage de Lynda Hart La performance sadomasochiste, c’est que se joue exactement le contraire. La performance a en fait permis avec radicalité aux femmes, aux performeuses comme aux spectatrices, de poser sans entrave le rapport qu’elles établissaient avec leur propre corps en le dissociant d’une histoire de la représentation qui l’assujétissait au rôle d’objet. Il s’agit en fait d’un double mouvement de déconstruction et de réappropriation de son propre corps qui passe, non pas par une utopie comme le pensaient les essentialistes, mais par une érotisation et un réinvestissement des contraintes, semblable à ce qui avait déjà lieu de manière plus ou moins inconsciente – et en tout cas politiquement inconsciente – dans la danse. Il s’agira donc de montrer que cette pratique esthétique est en fait une configuration politique – ce qui est en fait le cas de toute recherche esthétique digne de ce nom en tant que l’esthétique est le jeu de ce qui peut être et est déterminé formellement à apparaitre et à exister dans une configuration donnée. Est déstabilisée cette organisation symbolique lorsqu’est produit un décalage où se resignifie ce qui est inscrit. C’est précisément à ce niveau que se joue la performance.
En effet la performance rejoue et perturbe en même temps ce qu’elle présente. Il y a une distance qui s’établit entre ce qui est reconnu et ce qui est en fait joué - qui n’est pas exactement ce qui semble. Pour reprendre les termes de Lynda Hart, « on doit comprendre cette ressemblance comme l’effet d’une ressemblance extérieure et opposée aux dissemblances internes (de ce qui) ne s’approprie pas les marques de l’hétérosexualité, mais se les désapproprie. Le simulacre occupe le lieu de l’impropre ». Ce qui est perturbé c’est l’identification de ce corps qui pourtant est bien celui d’une femme. A lieu une inquiétante étrangeté où ce qui se donne est bien reconnu comme le corps d’une femme, mais sans l’être exactement, comme si quelque chose était malgré les apparences changé. C’est cette transsubstantiation que les essentialistes n’ont pas vue. L’apparence est la même : le corps d’une femme soumise au masculin, mais tout est en fait changé – de la même manière que l’ostie dans le rite catholique de la transsubstantiation a encore l’apparence du pain alors que son être est devenu le corps du Christ. Ce corps qui a l’apparence de celui déterminé d’une femme soumise au masculin a en fait changé subrepticement de substance : il est devenu celui d’une femme existant dans son propre fantasme et non dans celui du masculin. Cela apparait bien dans Interior Scroll de Carolee Schneemann. Elle lit un texte écrit sur un rouleau qu’elle sort de son vagin devant un public exclusivement féminin. Le vagin devient le lieu originaire d’où émane le langage, comme une présentation de ce que Judith Butler a appelé de manière provocatrice le phallus lesbien que l’on pourrait appeler plus généralement le phallus féminin que l’absence d’homme permet d’exhiber en mettant à distance le retour d’un syndrome de culpabilité vis à vis de la castration infligée. Il s’agit ainsi de reprendre le pouvoir symbolique en déterminant une partie du corps désigné normalement par le manque de l’avoir en tant qu’être, c’est-à-dire en tant que signifiant universel d’où procède le pouvoir de nommer les choses et donc son propre corps. Carolee Schneemann donne à voir dans sa performance ce qui est en fait le résultat des performances que j’ai évoquées : le corps est déjà réapproprié : a déjà eu lieu le travail de désappropriation/appropriation que mettent en scène Marina Abramovic ou Gina Pane.
Ce qui se passe dans ces performances, c’est bien la volonté de s’inscrire dans un cadre culturel et symbolique pour en subvertir les termes. C’est ainsi que Judith Butler définit la performativité : non pas comme la reproduction toujours identique à elle même d’une situation ni comme l’invention libre de toute entrave, mais plutôt comme la possibilité de produire des déplacements par la réitération et d’ainsi se réapproprier ses conditions d’existences en produisant les conditions de ce décalage. Toute tentative pour sortir de ce cadre initial de manière absolue apparait en fait comme psychotique dans la mesure où c’est dans ce cadre symbolique et culturel que le sujet trouve sa capacité d’agir en tant que tel et donc la possibilité même de la réappropriation de soi. Le refuser signifie dénier ses propres conditions d’existence comme sujet, c’est-à-dire comme individu conscient d’être l’auteur de ses actions ; il s’agit en fait du fantasme d’une autonomie originaire dont Judith Butler montre bien l’impossibilité . C’est bien la possibilité alternative de libération non pas contre mais dans les cadres symboliques et culturels que mettent en scène les performances que nous avons évoquées et dont Jutith Butler propose la théorie avec l’idée de performativité. Si, dès Trouble dans le Genre, elle a pointé les limites des usages de son concept de performativité du genre dans sa transposition esthétique, il semble bien que se soit ce qui se joue et se présente : la possibilité d’une agency qui subvertit le cadre même qui la permet et la détermine pour se produire et non reproduire.
3. Une érotique de l’action : la performance sadomasochiste
En ce sens, la répétition du corps voulu par le phantasme du masculin que critiquent les essentialistes serait ainsi plus une présentation qu’une répétition ou une reproduction iconographique d’un modèle d’oppression. Ce n’est pas une copie ou une imitation mais une reformalisation. Il faudrait ainsi peut-être comprendre le processus de création de la performance dans le cadre d’une poétique de la mimesis aristotelicienne plus que du mimétisme platonicien. N’est pas représentée une ressemblance qui en fait éloigne d’une vérité originaire qui aurait été là avant d’être pervertie par sa conclusion culturelle, mais une production qui est en fait une perturbation de ce qui semblait donné une fois pour toute. Comme l’affirme Lynda Hart, tout décalage concerne le faire tandis que la simple reproduction concerne l’avoir, c’est-à-dire la simple réalisation d’un soi prédéterminé et toujours déjà là. Avoir un corps, comme avoir du sexe, « signifie littéralement à la fois que “du sexe” est une chose que l’on peut posséder et qui était là avant la performance. Bien au contraire, en mettant en acte une scène, l’adepte d’une sensualité SM produit du sexe dans la performance ». Au contraire les féministes qui se prononcent contre la performance semblent être à la recherche du moment où quelque chose d’authentique est sensé arriver.
Pour Hart c’est ce décalage et ces déplacements discordants qui fondent l’érotisme de la performance, ou plus exactement sa dynamique érotique. Plus que dans le décalage, c’est le réinvestissement des contraintes elles-même qui est érotique. Il s’agit de faire de la douleur et des mutilations ainsi infligées le résultat de leurs propres actes, c’est-à-dire de se produire au lieu d’être produites passivement.
C’est à ce niveau que ces performances peuvent être qualifiées de sadomasochistes : elle en reproduisent le mouvement telle que le décrit Lynda Hart. Qu’une femme s’affirme comme masochiste, cela reviendra alors à reproduire cette logique mais non plus en tant que déterminée par sa soumission au masculin mais par son plaisir érotique. Ce faisant, elle semble une fois de plus être soumise et déterminée de l’extérieur alors qu’en fait elle se produit comme sujet déterminé par ses propres fantasmes et son propre plaisir au lieu d’être soumis à ceux du masculin. La douleur et les mutilations ne sont plus le résultat d’une position subie redondante avec sa position symbolique. L’expérience masochiste signifie cette déstabilisation du moi : la souffrance, le bondage, les yeux bandés et l’humiliation affranchissent le soumis de l’initiative et du choix, et lui permettent de se retirer momentanément de son identité pour se réfugier dans le corps et créer une nouvelle identité fantasmatique souvent diamétralement opposée au moi qu’il présente au monde. Il s’agit de s’opposer ainsi à la fois à la position de la féminité normale passive et à ce que déterminent les désirs de la subjectivité masculine. La représentation peut consolider ce désir si elle est sans imagination et que la performeuse est incapable de faire autre chose que de subir son aliénation ou plus exactement de la reproduire plutôt que de la réinvestir. Au contraire la performance est une articulation entre une régulation déterminée et l’ouverture de l’effet d’intensification de nouvelles tensions et d’incertitudes perpétuelles permises et provoquées performativement par l’action. C’est à ce titre que Hart considère qu’un acte de sexualité SM est une performance, et c’est réciproquement également à ce titre que nous pouvons nommer les performances que nous avons évoquées comme étant sadomasochistes. Dans les deux cas, « ce n’est pas seulement une identité particulière, mais l’identité comme telle que ces descriptions de l’expérience masochiste perturbent. » Les arguments anti-SM comme les arguments anti-performances cependant se concentrent sur la lutte pour posséder une forme d’identité particulière et cohérente Ce faisant ils refusent de voir la dynamique de ces expériences et ne peuvent être qu’horrifiés par celles-ci qui se fondent sur la perte et le déplacement constamment différé de soi.
4. L’orgasme de la la présence
Apparait quelque chose en excès, quelque chose que l’on croit pouvoir saisir mais qui en fait échappe et se situe en fait hors de la symbolisation, dans le domaine forclos de la signification dans la mesure où ce corps qui a l’air d’un corps de femme n’en est plus un et se présente comme tel en exhibant la marque et le sceau d’un autre signifiant que celui de « femme ». Ce sont les marques et les mutilations de Gina Pane ou de Marina Abramovich, ou même sans doute simplement la douleur signifiant comme érotique et non comme soumission. Si la mutilation et la douleur se donnent généralement ensemble comme les deux faces de la même marque comme par exemple dans Escalade non-anesthésiée où Gina Pane escalade sans anesthésie une grille dont les barres transversales sont coupantes, dans Art must be beautiful-artist must be beautiful, la douleur seule marque le corps de Marina Abramovic. Par cela seul ces corps échappent au phantasme du masculin. Le surgisement de ces corps dans le cadre symbolique normal donne l’expérience de ce que Michel Foucault nomme le plaisir et que je nommerai en référence à la citation liminaire de Pat Califa, orgasme :
« le (...) plaisir (...) à la limite ne veut rien dire, (...) est encore, me semble-t-il, assez vide de contenu et vierge d’utilisation possible, (n’est) rien d’autre que finalement un événement qui se produit, qui se produit je dirais hors sujet, ou à la limite du sujet, ou entre deux sujets, dans ce quelque chose qui n’est ni du corps ni de l’âme, ni à l’extérieur, ni à l’intérieur »
Il s’agit d’une expérience limite qui arrache le sujet à lui-même dans une re-cartographie du soi via l’action insupportable. Apparait un autre possible qui produit un trouble à la fois en indiquant que ce qui semblait évident n’est qu’une possibilité et en provoquant un spasme ou une déchirure de cette image de soi qui est celle du plaisir. L’angoisse et le plaisir sont ainsi indissociables l’un de l’autre en tant que tous deux expérience de déstabilisation et d’accueil de ce qui déplace. Il s’agit ainsi, également au niveau du public de ce que Lynda Hart considère comme étant une expérience sadomasochiste :
« l’angoisse pourra s’affirmer encore plus profondément, comme le fera le plaisir. Le mouvement qui porte de la phase d’incertitude à la fuite en avant commence avec la naissance du masochisme comme pratique ; c’est un temps de transformation où ce qui autrefois a pu être craint n’est plus à la fois ni recherché ni évité, c’est-à-dire maintenu en suspens, mais se traduit en plaisir » .
Se produit dans l’expérience d’une performance une altération terrifiante de la conscience de soi même qui définit l’expérience sadomasochiste : « c’est un saut dans la corporéité qui peut aider à réaliser que le « moi » n’est pas seulement une construction, un mécanisme prothétique, mais souvent un appareil écrasant » . De la même manière que l’artiste performant fait surgir un autre corps du corps normal, de la même manière ce corps reproduit surgit dans le champs d’expérience normal des spectateurs. Les réactions des spectateurs choqués ou associant ces corps à la mort et au dégout sont à cet égard intéressants : ils surgissent comme le reste inassimilable et rejeté par les cadres symboliques et culturels. Il s’agit de recevoir quelque chose d’extérieur qui va modifier la conscience de soi, de son corps et de son rapport au monde qu’il médiatise par l’effet de la performance qui ouvre, brise, détourne, force la capacité à imaginer des alternatives aux positions rigides et appauvris du désir, compris au sens foucaldien de certitude évidente de sa propre identité et de ce qui la réalise. La perception de ces performances dans l’ici et le maintenant produit une confusion sur la frontière même entre la vie et de la mort ou plus exactement entre ce qui est transcendantalement ou symboliquement possible et ce qui ne l’est pas. Recevoir une performance serait ainsi faire également l’expérience de l’orgasme.
Cela ne signifie cependant pas une perte totale et sans retour, autodestructrice. Le surgissement orgasmique s’inscrit en fait au cœur de l’ordre et des cadres symboliques qu’il ne s’agit pas de quitter de manière psychotique en provoquant une destruction du corps mais de le mettre en mal. Il s’agit toujours malgré tout de théâtre et ce qui s’y donne ne saurait être confondu avec la réalité. Le corps performé ne saurait être en danger de mort, comme le montre bien l’arrêt de Rythme 0 lorsque la vie même de Marina Abramovic semble menacée. Il ne s’agit en aucun cas de mutilations définitives. La performance perdrait d’ailleurs de sa force dans la mesure où l’orgasme ne survient qu’en tant qu’il a lieu dans l’ordre symbolique. Sinon ce corps de femme qui n’en est pas exactement un serait tout autre chose et ne serait plus reconnaissable comme tel s’il n’était pas, justement tel, au début mais également après la performance. Il serait un total autre irreconnaissable, passé par la performance dans un tout autre ordre symbolique et tomberait sous la même critique que l’illusion utopique des essentialistes. Un tel corps ne serait même pas viable comme tel. Il faut en effet remarquer avec Judith Butler qu’une telle possibilité de destruction et de prolifération qu’elle repère dans Le corps Lesbien de Monique Wittig qui est en un sens le pendant littéraire des performances que nous avons évoquées, a une limite fondamentale aux possibilités qui pourraient en découler dans la mesure où seuls des corps marqués symboliquement de manière normale comme hommes ou comme femmes peuvent être reconnus comme corps.
Un corps marqué autrement comme ceux que nous avons évoqués ne seraient plus à proprement parler des corps de femmes et n’interrogeraient ainsi plus l’évidence des corps et de la condition des femmes. Cette réitération et ce déplacement seraient une chance pour l’individu d’être reconnu comme ayant un corps réputé naturel, sans être celui qu’on croit. Ce malentendu est une possibilité d’exister dans une société et une culture qui ne considère que certains corps et certains genres définis, tout en ayant un corps et une pratique d’un autre genre. Il s’agit de rendre le corps impropre, à travers des répétitions subversives qui les déstabilisent en tant que naturalisées. Il s’agit, pour reprendre les termes de Judith Butler, de s’approprier « ces normes pour combattre leurs effets historiques sédimentés (dans) un moment insurrectionnel, qui fonde le futur en rompant avec le passé ». Pour reprendre les termes de Lynda Hart, la performance met en scène, en tant qu’orgasme, « le conflit entre l’éclatement du fantasme désirant du soi et la nécessité de revenir à un soi cohérent pour prendre place dans l’ordre symbolique ; et le fantasme persistant de quelque chose qui existe au-delà du langage ».
Si, pour reprendre l’expression lacanienne, la femme n’existe pas et est définie par cette non existence – c’est-à-dire n’existe pas comme totalité invariante en elle-même mais seulement dans le phantasme du masculin – la performance prend acte de cette ontologie. Elle la joue et la rejoue comme la chance pour chaque femme de se reconstituer dans par et pour son propre fantasme, en décalage. L’enjeu est d’être la forme et le contenu de leurs propres fantasmes pour avoir le droit d’exister de manière vivable. Ces performances peuvent donc à bon droit être qualifiées de féministes, quand bien même les artistes ne se revendiqueraient pas comme tels. « Si la subversion est possible, elle se fera dans les termes de la loi avec les possibilités qui s’ouvrent / apparaissent lorsque la loi se retourne contre elle-même en d’inattendues permutations. Le corps construit par la culture sera alors libéré non par un retour vers son passé “naturel” ou ses plaisirs originels, mais vers un futur ouvert et plein de possibilités culturelles. »
5. Efficacité ou anesthésie de l’après-coup : le problème de l’exposition
La réception et la présence du corps performant est ainsi inséparable de la performance. Si elle n’est pas vue elle ne saurait être à proprement parler une performance. Elle a un statut de signe au sens sémiotique de Charles Peirce : elle se donne à la place ou pour le corps qui a été déplacé et condensé par son action, en relation d’un côté avec cet objet et son effet qui est inséparable de sa condition de signe. Il faut ainsi insister sur la place et même la fonction du spectateur dans la performance. Pour reprendre les mots de Chantal Pontbriand, « la performance est une carte, une écriture qui se déchiffre dans l’immédiat, dans le présent, dans la situation présente, une confrontation avec le spectateur ». « L’interaction entre public et artiste détermine la vraie valeur de la performance ». L’œuvre se confond en fait avec l’expérience « hic et nunc » de son accomplissement, dans une « co-présence, en espace- temps réel, du performeur et de son public ». Lorsque l’accès à ces pratiques n’a pas lieu se pose la question de leurs effets, par exemple et notamment dans leur exposition. Il faut alors évaluer la présence du corps quand justement le corps de l’artiste se fait absent. Ce problème est en fait double. Il est à la fois esthétique et institutionnel. D’un point de vue esthétique, se pose le problème de la distance physique ; d’un point de vue institutionnel se pose le problème de la distance de l’intérêt de l’œuvre.
D’un point de vue esthétique, l’indicialité des photographies et des vidéos telle que l’ont analysée Roland Barthes et Jean-Marie Schaeffer , donne la présence de ce qui est absent. Les expositions s’élaborent en présentant des restes, des traces, des objets utilisés ou des enregistrements. Certaines performances se donnent d’ailleurs uniquement à travers des indices, comme c’est le cas de Carving : A Traditional Sculpture d’Eleanor Antin. Pour une raison temporelle évidente, la présence se donne par le médium, qui ne la redouble pas comme dans les autres cas que j’ai évoqués, mais la donne au premier degré. Ce corps est comme directement là. Ainsi, « les traces produites par la photographie et la vidéo doivent-elles être considérées au-delà d’une simple fonction documentaire. Il est alors possible de considérer le document visuel comme la modalité d’une réception directe » – ce qui, au delà des cas particuliers des performances ne se donnant qu’à travers des photographies, donne à l’exposition de ces documents le même caractère que la performance originale en tant que leurs rapport à leur objet et leur effet est le même. Comme l’écrit Sophie Delpeux, « le document visuel a beau être parfois réduit à une image arrêtée, son spectateur saura trouver le déroulement temporel de l’action, dont la conscience semble vouée à n’être jamais perdue » .
Il faut cependant nuancer une première fois cette affirmation et remarquer que l’effet n’est absolument pas le même lorsque par exemple les photographies sont inclues dans la pratique de la performance elle-même et organisées par l’artiste pour en reproduire l’effet ou lorsqu’elles sont prises et exposées sans cette démarche par les spectateurs. Autoportrait(s) de Gina Pane et Rythme 0 de Marina Abramovic peuvent représenter ces deux cas. Il me semble que seul le premier cas peut être considéré comme la perpétuation de la performance, alors que le second constitue une archivation à destination des historiens qui n’ont ni l’ambition ni la capacité de reproduire son effet ni son rapport à l’objet. Quoi qu’il en soit, cette indicialité semble ne pas suffire à rendre présent. C’est sans doute pour celà que la présence de Marina Abramovic est indispensable lors de la rétrospective que lui a consacrée le MoMa en 2010 d’ailleurs intitulée Artist is présent. Elle est assise inexpressive dans un carré dessiné au sol devant les visiteurs du musée qui se placent un à un face à elle. Son corps, la présence matérielle de l’artiste est d’une certaine manière, en apposition à chaque élément présenté de l’exposition et redonne à chacune de ces performances une présence : l’artiste est présent, pour reprendre le titre de l’exposition.
Cette présence se donne cependant toujours dans un musée qui la présente une fois que la performance est passée et entre dans le domaine culturel ou de l’histoire de l’art. Le musée qui en fait des œuvres d’art, c’est à dire des objets soumis au jugement de gout qui pour Kant est désintéressé, alors que précisément ces œuvres intéressent les spectateurs en tant qu’elles l’interpellent dans leurs représentations symboliques du corps et de l’identité des femmes. Entrant au musée, les performances sont d’une certaine manière anesthésiées et deviennent incapables de se produire comme orgasme pour des spectateurs qui les perçoivent comme suspendues de tout impact et fonction sociale, culturelle ou symbolique . C’est ce que met en scène Marina Abramovic lorsqu’elle reproduit des performances classiques, comme Autoportrait(s) de Gina Pane, en leur enlevant toute leur dimension de surgissement performatif par leur mise en scène de manière distante et aseptisée. Cela se joue à deux niveaux : dans la mise en scène qui se place sur une scène offerte au jugement de goût et par la répétition de quelque chose appartenant déjà à l’histoire de l’art reconnu. Il faut à partir de là s’interroger sur l’expérience des photographies de Pane et se demander si elles peuvent vraiment se donner dans leur dynamique originelle à partir du moment où elles se re-présentent dans un musée comme c’est le cas dans elle@centrepompidou. Il faut sans doute revoir en ce sens la présence de Marina Abramovic dans la rétrospective du MoMa, non pas en tant que donnant une présence transitive aux performances présentées, mais comme muséalisation du corps même de l’artiste. Son impassibilité ne serait alors pas ce qui permet de l’attacher à chaque performance et non à une particulière mais la marque de l’anesthésie de son corps inexpressif au sens kantien inintéressante.
Il faut à ce titre noter que dans cette rétrospective, des figurants reprennent certaines performances de Marina Abramovic devant les visiteurs, reproduisant cette démarche, mais au premier degré avec l’ambition de faire vivre les performances aux visiteurs. C’est également ce qui se joue dans la transformation d’une performance en spectacle. Cela apparait bien dans la critique que Géraldine Gourbe et Charlotte Prévot font de la reprise queer de performances associées au féminisme. La reprise queer de certaine de ces performances s’inscrit dans ce cadre de muséalisation par leur double parti pris burlesque et décontextualisé – ce qui a dans les deux cas comme résultat une mise à distance et un interdit de l’effet angoissant de l’orgasme. Contrairement à Abramovic, les performeurs queer ne le font en effet pas au second degré pour déconstruire cette situation, mais se présentent au contraire comme étant toujours des performeurs dont les performances ont une signification et un intérêt symbolique et non comme des figurants.
Par exemple, Pascal Lièvre reprend entre autre Death Control de Gina Pane. Alors que Gina Pane repose sur le sol, le visage recouvert d’asticots grouillants sur ses joues tandis que des enfants chantent « Happy Birthday », pour fêter son anniversaire avec des amis dans le club, Pascal Lièvre demande au performeur Aphro une version plus pop et festive où il y aura le gag de la tarte à la crème sur son visage que chacun viendra ensuite lécher. C’est « une version peut-être plus festive au regard d’une communauté se définissant comme queer, mais de laquelle est évincée l’idée d’une expérience limite, qui arrache le sujet à lui-même. Cette reddition dépolitise les enjeux propres aux dispositifs de subjectivation qui émanaient de la pièce originale. » Rien n’est interrogé et la performance devient une fête et un simulacre, au sens que Jean Baudrillard donne à ce terme. Cette volonté de « libérer les formes esthétiques du contexte historique de l’Histoire de l’art pour les faire vivre dans la vie de chacun, de confronter aussi leur pertinence et leur valeur dans une contemporanéité », pour reprendre les termes de Lièvre à propos de sa reprise du Baisé de l’artiste d’Orlan, produit ce que Kant nomme un désintérêt. Cela signifie en l’occurrence que la perception du corps n’est plus mis à mal et ne produit plus d’effet symbolique réel sur les spectateurs qui sont, justement, au spectacle. Cette dé-historisation des usages queer interdit, c’est-à-dire à la fois rend inopérant par sa suspension et empêche de performer la clôture par un dehors refoulé qui surgit – ce qui est l’intérêt des performances que j’ai évoquées. Pascal Lièvre décomplexifie le concept de performativité du genre par rapport à son statut de citation ou de réitération inséminatrice et proliférante. Contrairement à la reprise du corps par les artistes performeurs, cette reprise muséale n’est ni une dissémination, ni une démultiplication.
Il faut sans doute voir la présence des figurants et de l’artiste au MoMa comme un avertissement contre de telles pratiques, contre la muséification et la spectacularisation qui se joue sous nos yeux.
(Première publication : 27 septembre 2011)
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