Habiter la frontière. Eloge de la frontière comme lieu-sans-lieu des métamorphoses.
L’idée qu’il va s’agir de développer ici est celle selon laquelle la frontière ne serait pas seulement une ligne de partage entre territoires, qui laisserait ceux-ci intacts, mais aussi une puissance de transformation, capable de transfigurer les identités cherchant à l’habiter. Certes, puisqu’il ne saurait y avoir de frontières sans territoires ainsi délimités, l’idée d’un habiter-la-frontière fait nécessairement signe vers un mouvement (de déterritorialisation auraient dit Deleuze et Guattari) – mouvement par lequel on cesse d’habiter pleinement un territoire, de coïncider avec lui, et donc avec l’identité (fixe) reçue de cet habiter. Il y va donc, dans ce déplacement, d’une ligne de fuite, d’un mouvement de sortie du territoire, sans redéploiement effectif sur le territoire de l’autre côté de la frontière (dans un devenir-animal, l’homme ne se reconfigure pas comme animal, mais se maintient dans ce mouvement même qui est constitutif d’un devenir) – autant dire qu’il y va d’une identité nomade. C’est en ce sens que l’idée d’un habiter-la-frontière constitue une idée limite, un paradoxe si l’on veut, qu’il est possible d’affronter en déconnectant l’idée d’habiter de celle d’habiter-un-sol, précisément en faisant de la surface à habiter un lieu-sans-lieu, un topos outopos.
Que la souveraineté propre à un Etat, par exemple, soit liée à un territoire, cela indique déjà un des enjeux de la discussion, à savoir que le fait de se déprendre de l’identité reçue du territoire que l’on occupe (ou d’être privé d’un territoire) implique une reconfiguration, qui, pour ne pas ouvrir sur une simple reterritorialisation, se doit d’être envisagée comme métamorphose. Ce qu’il faudrait alors entendre par là, ce serait un mouvement de transformation, par lequel tout propre en venant à s’abolir, le geste par lequel on diffère d’avec soi-même ne conduirait pas pour autant à fusionner avec l’autre (dans le sens d’une dissolution de soi, sous l’effet d’un métissage), mais pas davantage à une juxtaposition de chaque entité dans un grand tout. La métamorphose ainsi entendue demande, par exemple, qu’un homme, pris dans un devenir-animal, ne se transforme pas simplement en animal, mais qu’il ne laisse pas non plus coexister en lui un homme et un animal, chacun conservant son propre. Ce qu’il reste à dégager, donc, c’est la forme que pourrait revêtir une frontière (mais aussi quelles expériences valent comme indication d’un possible habiter-la-frontière) ouvrant sur ce type de métamorphose.
Lorsque Walter Benjamin envisage la question de la traduction, il écarte rapidement la supposée fonction communicative de cette opération linguistique pour se pencher sur les rapports entre les langues, diverses, qu’il oppose à la langue adamique, originaire et unique, et s’il entrevoit une dimension messianique propre à l’opération de traduction, ce n’est en tout cas pas pour la restauration d’une unité perdue qu’elle réaliserait, par recollection des morceaux disjoints du vase originaire. Autrement dit, l’acte de traduction, tel que l’entend Benjamin, ne nous reconduit pas au moindre propre perdu, mais ouvre sur une « sphère » entre les langues, raison pour laquelle on se propose, dans un premier temps, de faire de cette notion de sphère une image possible de la frontière, telle qu’on cherche à en former l’idée.
Sans entrer complètement dans le détail de sa philosophie du langage, fort complexe, on peut quand même indiquer que pour Benjamin, la « langue pure » (reine Sprache) se distingue de la langue instrumentale, d’abord en ceci que là où la première nommait les choses, et donc les connaissait, c’est-à-dire se situait dans l’élément du Nom, la seconde n’a de rapport qu’avec le mot, qui est au fond comme un simple surnom pour les choses elles-mêmes. Or, si la traduction joue ici un rôle essentiel, pour Benjamin, c’est dans le sens où, bien qu’elle ne nous reconduise pas au nom lui-même, elle serait quand même capable de faire entrer les langues, les unes vis-à-vis des autres, dans un rapport de résonance, c’est-à-dire de faire signe vers le « pur langage ». En effet, si, en chaque langue prise isolément, « une seule et même chose est visée qui, néanmoins, ne peut être atteinte par aucune d’entre elles isolément, mais seulement par la totalité de leurs intentions complémentaires, autrement dit le pur langage » , alors, c’est bien que la pratique de la traduction ferait sortir les langues de leur isolement, et donc de leur impuissance à connaître, pour les faire entrer dans un rapport susceptible de faire entendre un écho entre les langues, plus précisément, un écho autour de ce par quoi les langues entreraient, les unes vis-à-vis des autres, dans un rapport de complémentarité, au regard, donc, de leur intention, c’est-à-dire de leur visé (en ce que seule la manière de le viser varierait d’une langue à l’autre). Ainsi, ce serait au fond le Nom lui-même que, pareillement, chaque langue viserait, comme une manière, pour le « vrai langage », de s’annoncer dans la traduction, à travers l’écho des autres langues humaines. C’est en ce sens que Benjamin peut écrire, dans une lettre de juillet 1917 à Gershom Scholem, que les deux langues en relation dans l’opération de traduction se retrouvent au sein d’une « sphère unique », en ce que « l’objet » à traduire ne reste dans son élément que lorsqu’il continue de se situer dans cette sphère. C’est ainsi qu’on peut comprendre la réserve de Benjamin à l’égard de la traduction du Cantique des Cantiques par son interlocuteur, Scholem, car le reproche qu’il adresse alors à son ami consiste à regretter que le traducteur n’ait pas témoigné d’une même proximité envers les deux langues, mais d’un amour bien plus puissant pour l’hébreu, au détriment de la langue allemande : « votre amour de la langue hébraïque n’arrive à se traduire dans l’élément de l’allemand que sous la forme du respect pour l’essence de la langue et du mot en général et dans l’emploi d’une bonne et rigoureuse méthode. Ce qui veut dire : votre travail demeure apologétique parce qu’il n’exprime pas l’amour et la vénération d’un objet dans la sphère propre à cet objet. Or, en principe il ne serait pas impossible que deux langues passent dans une sphère unique : c’est au contraire cela qui constitue toute grande traduction et qui explique le tout petit nombre de grandes traductions » . Ainsi, Benjamin reproche à son ami que « l’objet » (le Cantique en hébreu) traduit en allemand, reste au fond inscrit dans le sillage de la langue hébraïque, cette traduction conférant à l’objet à traduire le caractère d’un intouchable, en tout cas d’une chose non affectée par la langue allemande qui, d’une certaine façon, se contente de le révérer à distance.
Cette idée sera développée dans l’essai « La tâche du traducteur », lorsque Benjamin, utilisant l’image du vase, écrira : « au lieu de s’assimiler au sens de l’original, la traduction doit bien plutôt, amoureusement et jusque dans le détail, adopter dans sa propre langue le mode de visée de l’original, afin de rendre l’un et l’autre reconnaissables comme fragments d’un même vase, comme fragments d’un même langage plus grand » . Dans ces conditions, la faiblesse de la traduction de Scholem, selon Benjamin au moins, tiendrait donc au fait de « s’assimiler au sens de l’original », au lieu d’adopter dans sa propre langue (l’allemand) « le mode de visée de l’original », de manière à obtenir ce qu’on pourrait appeler une double déterritorialisation. Se dessine ainsi déjà quelque chose de la messianicité dont les langues seraient porteuses, le vecteur en étant alors l’acte de traduction, en ce que percerait, au sein des traductions, et selon les termes de Benjamin, « le noyau même du pur langage » . En effet, la double déterritorialisation vers laquelle fait signe Benjamin est celle par laquelle la langue à traduire doit être travaillée par la langue de traduction, tout comme la langue du traducteur doit laisser entendre en elle l’écho de l’original : cet écho entre les langues est donc à concevoir comme accueil en chaque langue d’une étrangeté. Une traduction n’est donc en rien une opération blanche, qui reconduirait d’ailleurs le langage (ici sous son aspect de traduction) à une fonction strictement véhiculaire, puisqu’elle est bel et bien capable de modifier l’original. Si un terme messianique se trouve indiqué dès l’opération de traduction, il faut alors le comprendre comme mouvement vers la « langue pure », ce qui éclaire, du coup, cette dernière notion. En effet, cette reine Sprache serait si peu la langue adamique à retrouver que l’opération de traduction indique bien davantage qu’une langue est sans propre, qu’elle est, en son essence même, différence.
Interroger la notion de frontière elle-même à partir de celle de sphère unique, telle que Benjamin en développe le concept dans ses propos autour de la question de la traduction, devient à présent chose possible. Cette « sphère », donc, serait celle au sein de laquelle auraient à se situer deux langues, lorsqu’il s’agit d’opérer une traduction, en ce que l’objet à traduire ne se situerait dans son élément qu’au sein de cette intersection. Dans ces conditions, il s’agit de ne pas fusionner les langues en question, qui ne se rejoignent que dans le visé, chacune conservant les modalités selon lesquelles elle le vise. Habitant cette sphère, les langues entrent dans un rapport de résonance, où chacune initie un mouvement par lequel elle diffère d’avec elle-même, c’est-à-dire par lequel elle se métamorphose, débouchant sur un habiter-entre-les-langues. Si, par ailleurs, dans ce mouvement, les langues font signe vers la « langue pure », c’est bien que cette dernière ne constitue aucun propre à reconstituer, mais se caractérise, en tant que telle, par un différer originaire. Habiter la frontière, au sens strict, cela signifierait donc une absence de repos au sein d’un propre, renvoyant à l’inquiétude d’un déplacement permanent par lequel la métamorphose deviendrait une manière d’être. C’est aussi en ce sens qu’on peut interpréter la belle phrase par laquelle, dans un tout autre registre, Guy Hocquenghem reconnaissait : « Peut-être ne suis-je “homosexuel”, comme on dit vilainement, que comme une manière d’être à l’étranger […]. Peut-être ai-je voulu l’étranger avant l’amant, et ai-je au moins trouvé là un langage qui déborde un peu la francité » – sous ce rapport, donc, on aurait à s’acharner à être « homosexuel », signe qu’il s’agirait bien là d’un devenir, et non d’un état de fait dérivant d’un propre. Quant à la « francité », c’est aussi ce avec quoi Jean Genet dit avoir décisivement rompu (entrant ainsi dans un processus de devenir-étranger, si l’on veut), en écrivant son livre Un captif amoureux : « […] non la France seule mais l’Occident, je crus les distinguer dans des brumes. Ils me parurent lointains, devenus pour moi l’exotisme suprême au point que j’allais en France comme un Français va en Birmanie. L’écriture du livre commença vers octobre 1983. Et je devins étranger à la France » . C’est à approcher le centre de ce livre qui fut l’occasion d’une telle expérience chez son auteur que sera donc consacrée la suite de cette intervention, en ce que la prise en compte des modalités de l’habiter, propre aux combattants palestiniens et aux Panthères Noires pour les Etats-Unis, qui y sont décrites est de nature à éclairer l’idée selon laquelle le combat lui-même finit par reconfigurer les contours de la fin visée – de ce qu’une privation de territoire semble empêcher toute affirmation de soi, et vise en effet à la disparition de qui est ainsi privé d’un sol, il ne s’ensuit pas pour autant que les voies d’une libération en passent nécessairement par l’octroi d’un territoire aux frontières bien délimitées.
Si, avec Genet, on en passe explicitement à la dimension politique de la frontière, il s’en faut de beaucoup que la question du langage doive rester extérieure à cette réflexion, l’expérience même de Jean Genet nous indiquant bien plutôt que la langue est aussi affaire de combat, de lutte pour exister dans une langue qui vous nie. On sait quelle langue châtiée l’écrivain maniera, mais de façon que la langue française en vienne pourtant à dire ce que de toutes ses fibres elle refuse, à travers le pouvoir qui s’en est rendu maître – l’expérience de la plèbe, des prisonniers, des pédés, des voyous, mais exprimée sur un mode magnifié et par là même parodique. C’est à un renversement de ce type qu’il fait référence, dans un texte de 1970, lorsqu’il évoque l’existence (et donc l’expérience) bafouée des Noirs aux Etats-Unis : « Si le prisonnier est un Noir capturé par des Blancs, à cette trame difficile s’ajoute un troisième motif, la haine. Non la haine assez confuse et diffuse de l’ordre social ou du destin, mais la haine très précise de l’homme blanc. Ici encore, le prisonnier doit se servir du langage même, des mots, de la syntaxe de son ennemi alors qu’il sent le besoin d’une langue séparée qui n’appartiendrait qu’à sa nation. […] sa haine de l’homme blanc il ne peut la dire qu’au moyen de cette langue qui appartient également au Noir et au Blanc mais sur laquelle le Blanc étend sa juridiction de grammairien […] Il n’a donc qu’une ressource : accepter cette langue mais la corrompre si habilement que les Blancs s’y laisseront prendre » . Il s’agit donc bien ici de l’action consistant à retourner la langue, comme on ferait d’une arme, à travers la corruption que lui font subir ceux qui s’en emparent. Malgré tout, la langue reste commune aux Blancs et aux Noirs, puisqu’il s’agit pour ces derniers de se la réapproprier, ne pouvant simplement faire sécession en créant de toutes pièces un idiome inédit - et c’est en cela que le statut de frontière propre à la langue révèle toute sa richesse : si la langue est bien ce qui sépare ici les Noirs et les Blancs (ce par quoi les Blancs nient les Noirs, mais aussi ce en quoi passe la haine des Noirs pour les Blancs), elle est également cet élément qui, partagé par les deux parties, ne peut pas se transformer (et c’est à une telle transformation que vise l’entreprise de corruption évoquée) sans transformer tous ceux qui la parlent. Là est la capacité de métamorphose propre à la frontière, en l’occurrence la langue, mais envisagée cette fois du point de vue des locuteurs, et des rapports de pouvoir qui les opposent (et les unissent donc à la fois) – je cite Genet, dans le même texte de 1970 : « L’entreprise révolutionnaire du Noir américain, semble-t-il, ne peut naître que dans le ressentiment et la haine, c’est-à-dire en refusant avec dégoût, avec rage, mais radicalement, les valeurs vénérées par les Blancs, cependant que cette entreprise ne peut se continuer qu’à partir d’un langage commun, d’abord refusé, enfin accepté où les mots ne serviront plus les notions enseignées par les Blancs, mais des notions nouvelles » . Cependant Genet insiste bien sur le fait que cette révolution poétique et symbolique des Panthères n’a eu de sens et d’efficacité que parce qu’à cet aspect s’est ajouté celui d’une lutte armée : « […] la violence de ce qu’on nommait le verbalisme ou la rhétorique Panthères n’était pas dans l’ordre du discours mais dans la force de l’affirmation – ou de la négation -, dans la colère du ton et du timbre. Cette colère amenant des actes empêchait la boursouflure ou l’emphase » . Pour autant, ce n’est pas parce qu’on passe en cela du côté d’une lutte armée effective que la question de la frontière n’est pas transposable, dans les termes qu’on a dits – c’est même à montrer la métamorphose emportant les belligérants (ce qui ne conduit certes pas à une réconciliation universelle !) que s’attache une bonne partie du livre Un captif amoureux, au point d’inscrire en chacun de nous la ligne de partage des eaux, sous l’espèce d’une hantise, qui est aussi celle de toute traduction, le spectre de la trahison.
Lorsque Jean Genet écrit que le Noir américain est à la fois « celui qui s’incline et celui qui refuse de s’incliner » , il montre bien que « [l]e traître [n’est pas] qu’un homme qui passe à l’ennemi », car « [l]e traître n’est pas dehors mais en chacun » . C’est en ce sens, aussi, qu’il pourra dire qu’il en viendra lui-même, un jour, à trahir les Palestiniens . En effet, la figure du jeune Noir américain en prison à laquelle se réfère Genet ne renvoie pas qu’à cet individu, contemporain, en effet en prison, mais aussi à des couches de passé profondes et contradictoires d’où proviennent ses hantises : « Il y a trois cents ans il est celui qui a tué un Blanc, il est celui qui a fait partie d’une fugue nombreuse, avec vols, pillages et chiens aux trousses, celui qui a charmé et violé une Blanche et qu’on a pendu sans jugement, il est un des chefs d’une révolte de 1804, il a des chaînes aux pieds, rivés au mur de la prison » . Il mêle donc en lui un passé de violence, de soumission, de révolte, inextricablement, intégrant donc aussi en lui-même l’ennemi (sa loi), et faisant ainsi de sa propre intériorité le lieu d’une lutte – faisant donc aussi de la trahison possible, comme une façon de passer à l’ennemi, un acte intérieur. Evidemment la lutte des Panthères était bien dirigée contre les Blancs, elle qui visait à donner une visibilité aux Noirs, mais aussi à provoquer la peur chez les Blancs, et le recours aux armes fut bien une des modalités de leur action ; pourtant, Genet souligne combien s’y mêlait, comme dans toute forme de révolte, une forme d’amour, de nostalgie pour le ghetto : « S’il [le prisonnier] veut la liberté, il aime aussi la prison parce qu’il a su aménager sa liberté. Liberté en liberté, liberté dans la contrainte, la première est accordée, arrachée de soi-même la seconde. Comme on va au plus facile […] on désire la liberté accordée mais on aime – secrètement ou non – l’exclusion qui fit découvrir en soi-même la liberté carcérale. La levée d’écrou c’est aussi un arrachement. […] Les Noirs, exclus du monde blanc, ont su, aménager sa misère c’est peu, mais découvrir, mettre au jour, ériger, une liberté qui se confond avec la fierté » . Autrement dit, la fierté des Noirs a été gagnée contre les conditions avilissantes qui leur étaient faites, mais de l’intérieur du ghetto – et c’est à partir de cette fierté ainsi conquise qu’ils ont pu mener des actions politiques et armées, au grand jour. Sortir du ghetto, c’est dès lors s’arracher à la condition humiliante qui leur est faite, mais c’est aussi se détacher du terreau qui a vu s’affirmer leur fierté. Et c’est bien dans une optique comparable que Genet entrevoit sa probable trahison à venir de la cause palestinienne : « […] le jour où les Palestiniens seront institutionnalisés, je ne serai plus de leur côté. Le jour où les Palestiniens deviendront une nation comme une autre nation, je ne serai plus là. […] Je crois que c’est là que je vais les trahir. Ils ne le savent pas » . Il est évident que l’écrivain est bien du côté des Palestiniens dans leur lutte, qu’il s’engage auprès d’eux dans l’espoir que ce peuple sans territoire (tout comme les Noirs n’avaient pas de sol à eux aux Etats-Unis, soutient d’ailleurs Genet) puisse disposer d’un sol à partir duquel s’affirmer. Mais, au fond, Genet se sépare (en pensée) des Palestiniens, dès qu’il en vient à considérer que les possibilités de métamorphose dont ils sont porteurs pourraient bien en venir à se refermer. Si le peuple palestinien donnait naissance à une nation comme les autres, il cesserait d’être engagé à leur côté, tout comme aurait rompu son lien avec les Panthères le fait qu’il y aurait reconnu de simples aspirations consuméristes. Ainsi, dire que dans les deux cas, ce qui l’intéresse, ce sont les possibilités de métamorphose, cela signifie simplement que s’il aime les peuples dominés, ce n’est pas dans l’espoir qu’ils deviennent eux-mêmes dominateurs, mais en envisageant les possibilités, dont ils sont porteurs, d’enrayer tout rapport de domination.
Dans cette optique, la métamorphose sur laquelle ouvrait le mouvement des Panthères aux Etats-Unis peut se comprendre comme un mouvement à la fois centripète (et donc conforme aux aspirations des mouvements politiques, qu’on pourrait dire « classiques », dans leur intention de mettre en place une société) et centrifuge (mouvement en cela inédit, puisque ne se défaisant pas d’une tendance à la marginalité, à l’a-socialité). En cela, les Noirs ne visaient donc pas seulement à occuper les places, centrales, jusqu’ici trustées par les Blancs, mais bien davantage à miner le pouvoir par des puissances de décentrement, de marginalisation. Ce que Genet exprime ainsi : « Si les Panthères n’avaient été qu’un gang de jeunes Noirs qui saccagent le domaine des Blancs, des voleurs qui ne rêvent “que” de voitures, de femmes, de bars, de drogues aurais-je bougé pour être avec eux ? En lisant Marx, en menaçant d’assener sa pensée sur la libre entreprise, ils ne s’étaient pas débarrassés de la soif d’exclusion, - a-sociaux, a-politiques, mais sincères dans leurs tentations et leurs tentatives de former une société, dont ils entrevoyaient l’idéalisme et le réel sans gaieté, ils étaient travaillés par des forces “–a-“, et pendant tout le temps que je vécus avec eux, je crus reconnaître en eux une sorte de tension affolante : rejet de toute marginalité aussi impérieux que l’appel à la marginalité, à ses extases singulières » . Quant aux Palestiniens, c’est de façon évidente une tension comparable dans leur lutte qui a attiré Genet auprès d’eux, et qu’on pourrait identifier comme celle qui existe entre l’impouvoir, évident, du peuple palestinien, et ce pouvoir, cette souveraineté à laquelle ce combat, précisément, aspire. C’est bien sûr du côté de ce dernier versant que Genet pressent les ferments de sa future trahison, en ce qu’un peuple palestinien triomphant, ce serait un peuple qui, pour l’écrivain, aurait supprimé les caractéristiques qui le rendaient digne d’amour. Ces mots ironiques de Genet disent bien le désamour qui serait le sien à l’égard d’un peuple palestinien vainqueur : « Si l’armée palestinienne doit vaincre, qu’elle devienne d’abord une lourde machine, et chaque poitrine de colonels palestiniens le support, le présentoir de quarante ou cinquante médailles, crachats, de toutes les nations bien nées » . Au fond, Genet entrevoit si peu l’issue véritable du combat palestinien de cette façon, c’est-à-dire si peu comme le terme à travers lequel le peuple palestinien en viendrait à se joindre au concert des « nations bien nées », qu’il tend d’abord à interpréter comme une première forme de capitulation, d’acceptation d’une situation, le simple fait que les ruelles des camps de réfugiés palestiniens, lorsqu’il y retourne en 1983, soient devenues goudronnées – ce qu’il s’efforce cependant ensuite, aussitôt même, de réinterpréter comme une manière provisoire de s’installer, de façon à mieux repartir dans le combat, « afin de reprendre souffle » . La trahison, dès lors, s’avère envisageable sous bien des aspects : celle de Genet à l’égard des objectifs de la lutte affirmés par les combattants palestiniens ; celle de la lutte palestinienne à l’égard des possibilités de métamorphoses dont elle est riche pour Genet ; celle, enfin, interne à la lutte palestinienne elle-même, qui fait apparaître comme une grave « hérésie » le seul fait d’envisager l’acceptation d’un territoire, « si exigu fût-il » (et que l’aspect goudronné des ruelles a semblé signifier, un instant, pour Genet), quand l’objectif ne pouvait être autre que celui d’une « révolution grandiose », libérant rien moins que le « peuple arabe » . On comprend que la trahison de Genet se révèle trahison vertueuse, ou amoureuse si l’on préfère, c’est-à-dire rappel au désordre. Qui n’entend l’inquiétude de l’amoureux à l’égard des Palestiniens, à travers ces presque derniers mots du livre : « Comme l’Algérie, comme d’autres pays, oubliant la révolution dans le monde arabe, elle [la lutte palestinienne] ne songeait qu’au territoire sur lequel un vingt-deuxième Etat naîtrait, apportant avec lui ce qu’on exige d’un nouveau venu : l’Ordre, la Loi. Cette révolte si longtemps hors la loi, aspirait-elle à devenir loi dont le Ciel serait l’Europe ? » .
Si c’est bien par la révolte que le peuple palestinien se révèle dans tout son éclat, et dans toute sa beauté pour Genet, il ne peut que craindre la révolution, comme le laisse entendre son interrogation : « […] les aimerais-je [les Palestiniens] si l’injustice n’en faisait pas ce peuple vagabond ? » .
Pour finir, faisons remarquer que si la lutte des Palestiniens a tellement motivé l’intérêt de Jean Genet, c’est, nous l’avons dit, parce qu’elle apparaissait comme la figure même de l’impouvoir, opposée à ce qui semblait le symbole même du pouvoir – Israël. Ecoutons de quelle manière l’écrivain justifie cette identification : « […] si elle ne se fût battue contre le peuple qui me paraissait le plus ténébreux, celui dont l’origine se voulait à l’Origine, qui proclamait avoir été et vouloir demeurer l’Origine, le peuple qui se désignait Nuit des Temps, la révolution palestinienne m’eût-elle, avec tant de force, attiré ? […] la révolution palestinienne cessait d’être un combat habituel pour une terre volée, elle était une lutte métaphysique. Imposant au monde entier sa morale et ses mythes, Israël se confondait avec le Pouvoir. Il était le Pouvoir » . Autrement dit, si Genet est attiré par cette lutte, c’est peut-être parce qu’elle met aux prises les deux pôles extrêmes de ce que peut être un peuple – non seulement un peuple avec un territoire et un autre sans, mais un peuple occupant un territoire, qui lui était promis de toute éternité, face à un autre peuple, qui l’aurait donc occupé indûment, nécessairement. Entendons bien ce que nous dit ici Genet : si cette lutte revêt une portée « métaphysique », c’est qu’on est au fond en présence de deux principes opposés, donc que ne peuvent unir et/ou opposer que des relations d’amour ou de haine, comme nous l’enseigne Empédocle. D’un côté la force du pouvoir conférée à un Etat intrinsèquement (c’est-à-dire mythiquement) lié à une terre, de l’autre côté, la faiblesse propre à un peuple sans territoire – mieux : réclamant un territoire qu’il n’aurait au fond occupé qu’illégitimement. De cette lutte, Israël aurait pu bénéficier, en entrant dans une forme de métamorphose en laquelle, sans se confondre avec l’adversaire, l’Etat hébreu aurait pu se défaire de son propre, et ainsi entrer dans un processus de corruption, notamment en rompant avec ses mythes fondateurs. En cela, d’ailleurs, Israël serait revenu, pour les rouvrir, aux débats qui avaient agité les milieux juifs européens entre les deux guerres, lorsque les thèses sionistes étaient discutées – le choix d’alors, c’est-à-dire le choix de la création d’un Etat sioniste, aurait pu être remis en discussion, au moins dans l’optique selon laquelle le sionisme institutionnel n’allait peut-être pas de soi. Les révolutionnaires du Yiddishland auraient ainsi pu retrouver voix à travers les combattants palestiniens, au moins pour la réouverture de virtualités alors non exploitées, puisque, comme l’écrivent Alain Brossat et Sylvia Klingberg, « [c]’est contre les traditions de ce mouvement révolutionnaire, contre son utopie, contre son histoire, sa mémoire que s’est constitué l’Etat hébreu, qu’il a mis en place ses mythes fondateurs. […] ce mouvement était internationaliste, universaliste, laïc et progressiste ; cet Etat est séparatiste, chauvin, clérical et conservateur » . Se jouerait ainsi, au moins en puissance, une bien belle métamorphose dans la lutte du peuple palestinien, en ce qu’en croyant lutter contre le peuple juif, il lutterait en fait bien davantage à son profit, en le séparant de cet Etat avec lequel on a parfois trop tendance à le confondre – les Palestiniens disposeraient ainsi de cette « faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention » dont parle Benjamin, et qui leur permettrait ainsi de rendre justice à ceux qui, morts pour la plupart dans les camps nazis ou sous le joug stalinien, ont lutté pour un devenir révolutionnaire du peuple juif – ou peut-être plus exactement dit, d’un peuple juif à venir, tant la notion de « peuple juif » a été interrogée, y compris (et surtout pour ce qui nous intéresse ici) de façon interne au judaïsme. Interrogation que certains n’ont pas manqué d’interpréter comme une forme de trahison – ce que peut-être d’ailleurs elle était, mais alors sans doute pas nécessairement pour le pire. Et ce processus de métamorphose irait au bout de ce qu’il peut ici produire si, en retour, le « peuple palestinien » reprenait à la volée ce questionnement sur ce qui constitue proprement un peuple, et si d’ailleurs un tel propre existe.
- Le populisme est-il un phénomène prémoderne ? Une lecture de « Filosofie del populismo » de Nicolao Merker
- Ernesto Laclau, La raison populiste
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