Clôture du sens, frontières du politique
Introduction
Il est étonnant de se rendre compte que la notion de frontière, entendue comme « limite séparant deux États », est encore très souvent abordée suivant l’opposition binaire nature/artifice. Ainsi selon le dictionnaire Robert une frontière peut être, soit « artificielle » ou « conventionnelle » quand elle relève d’un tracé arbitraire, soit « naturelle » lorsqu’elle est constituée par « un obstacle géographique ». On comprend alors que le même dictionnaire définisse la géopolitique comme « l’étude des rapports entre les données naturelles de la géographie et la politique des États ». Le sous-entendu est clair : la géopolitique serait une discipline – une science, pour certains – permettant la constitution d’entités stables autorisant une paix durable. Tout irait pour le mieux dans un monde où les démocraties libérales s’affirment.
La question n’est pas tant de dénoncer une telle approche, qui ne considère la géographie qu’à partir des seules « données naturelles », comme si n’existait aucune dimension culturelle ou idéologique, et réduit abusivement la politique à la géopolitique, que de comprendre pourquoi elle peut-être encore défendue. Il semble clair que le recours à la nature tend à éviter tout conflit concernant la reconnaissance d’une frontière. Il faut dire que les sociétés modernes, se voulant démocratiques, ne peuvent imposer des décisions arbitraires et que le consensus est d’autant plus fort qu’il relève de la reconnaissance d’une nécessité.
La frontière apparaît ainsi comme une institution déniée qui, davantage qu’une idéologie, est comme un indice du fait que les sociétés modernes tendent à soustraire un certain nombre de points au débat public, dérogeant à la dimension démocratique dont elles se réclament. La référence à la notion de frontière naturelle ainsi que l’emploi du terme géopolitique au singulier conduisent donc à une réflexion qui, loin de s’en tenir aux champs disciplinaires auxquels elles renvoient habituellement, engage la nature même du social.
Plan
I. Quoique fort contestable, la notion de « frontière naturelle » continue d’être opératoire ; c’est qu’elle manifeste une dimension de sacralité non reconnue comme telle.
II. Une telle dimension, qui ne peut se comprendre comme simple idéologie, oblige à reconnaître l’institution imaginaire de la société qui se constitue dans la clôture du sens
III. Comment peut-on penser l’autonomie politique dans de telles conditions ?
I. La frontière une institution déniée
1) L’opposition binaire frontières naturelles / artificielles, toujours en vigueur
• Aussi étrange que cela paraisse, l’usage de l’opposition binaire : frontières naturelles / artificielles est toujours en vigueur, tant au niveau des représentations communes que des discours savants.
Les géographes Emmanuel Gonon et Frédéric Lasserre relèvent que le journal Le Monde a publié 115 articles utilisant l’expression « frontières artificielles » de 1987 à mai 2003 .
Les dictionnaires juridiques reprennent également très souvent cette classification, comme le Lexique des termes juridiques, publié par Dalloz, dont la seizième édition date de 2007. On peut y lire au terme Frontière : « Frontière – Dr. Int. Publ.- Limite du territoire d’un État. Frontière artificielle : celle qui consiste en une ligne idéale (parallèle, ligne entre deux points déterminés). Frontière naturelle : celle qui est formée par un accident géographique (fleuve, lac, mer, montagne) » .
Cette opposition se retrouve également dans l’ouvrage d’Agnès Gautier-Audebert, Droit des relations internationales, (Paris, Vuibert, 2007), qui assure que les frontières, « délimitations juridiques entre États », sont « soit naturelles telles qu’une mer, un fleuve ou une montagne, soit articificelle et donc tracées par l’homme à la suite d’accord bilatéraux ou multilatéraux entre États transfrontaliers ». Soulignons que Paul Quilès n’a pas hésité pas à citer cet ouvrage dans un rapport d’information sur « Énergie et géopolitique » déposé en 2006 par la Commission des Affaires étrangères qu’il présidait .
• On a pourtant clairement montré qu’il s’agit d’une invention accompagnant le développement de l’État Nation. Michel Foucher, qui a fort bien instruit ce dossier dans son ouvrage Fronts et frontières, rappelle que « le concept de “frontières naturelles” fut inventé par les Girondins et la Convention pour légitimer la nouvelle politique extérieure française » ; politique qui visait à dessiner des contours permettant de manifester que « la France est un tout qui se suffit à elle-même », comme l’assurait l’Abbé Grégoire en Novembre 1792. Celui-ci n’hésitait à justifier cette vue en invoquant la Nature qui « partout » a donné à la France « des barrières qui la dispensent de s’agrandir ».
Encore fallait-il reconquérir cet espace qui lui était naturellement destiné. C’est ainsi qu’en Janvier 1793, Danton, député de Paris à la Convention, déclarait à la tribune de l’Assemblée que « les limites de la France sont marquées par la nature », et qu’elles seront atteintes à leurs quatre points de l’horizon à « l’Océan, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées » .
• Mais comment penser que la nature sépare d’elle-même certains peuples pour en réunir d’autres ? Qu’elle aurait dissocié les Français des Anglais, des Espagnols, des Italiens ou des Allemands, tout en rapprochant les Bretons, les Occitans et les Picards.
Le croire suppose de nier la disparité culturelle – d’abord linguistique – existant à l’intérieur du territoire national. Il ne faut pas s’étonner si l’Abbé Grégoire fut si « préoccupé d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française » .
Il est inutile d’insister sur les critiques que l’on peut faire à une telle géopolitique. Qu’il suffise de rappeler la formule, qui fit florès dans la France des années 50 vivant mal la décolonisation, assurant que « la Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris » !
La notion de frontière naturelle doit être perçue pour ce qu’elle est : une construction intellectuelle n’ayant aucune légitimité !
2) Les États artificiels en déclin ?
• On dira toutefois que l’histoire fait son œuvre, et finit par avaliser les frontières naturelles. L’Algérie n’a-t-elle pas acquis son indépendance ? Et qui, aujourd’hui, à Toulouse ou à Amiens se réclame prioritairement Occitan ou Picard plutôt que Français ? Le régionalisme ne fait plus vraiment recette, et si les langues régionales sont enseignées à l’école de la République, elles ne concurrencent guère le français.
On fera surtout remarquer les difficultés qui se posent pour les États dont les frontières ne peuvent aucunement être dites naturelles, comme c’est le cas pour ceux issus de découpages post-coloniaux .
L’opposition nature / artifice en matière de frontières géographiques pourrait se trouver justifiée à condition d’être redéfinie.
• C’est ainsi qu’une célèbre étude de trois universitaires américains, publiée dans le National Bureau of Economic Research en 2006 (et revue en 2008), met en évidence la fragilité de ce que les auteurs nomment les États artificiels en suggérant qu’existe un lien entre le caractère naturel ou artificiel des frontières d’un État et son développement économique.
L’étude précise que les frontières artificielles sont celles ayant été tracées suite à des traités internationaux, généralement au moment de la décolonisation par les anciens colons : ne tenant compte ni de la topographie du terrain ni du contexte social (ou ethnique), elles sont généralement rectilignes et partagent des groupes humains homogènes . Les frontières naturelles, tracées par les populations autochtones, suivent, elles, les accidents du terrain.
Des calculs appuyés sur la théorie des fractales permettent de distinguer les deux types de frontières : plus la figure tracée par la frontière sera proche d’une figure fractale, moins elle sera considérée comme artificielle . L’étude tend à montrer que les découpages artificiels limitent le développement économique : l’idée centrale avancée étant que les États aux frontières artificielles ne fonctionne pas bien, qu’il n’est guère performant… .
• Sans gloser sur le fait que la performance dont il est ici question est d’ordre strictement économique , il est clair que, comme le souligne la géographe Juliet Fall, l’étude en question « est basée sur une vision téléologique de l’histoire, illustrée par des exemples qui montrent un mouvement inévitable vers l’homogénéité ethnique » et la reconstitution d’États Nations « naturalisés », comme ce fut le cas suite à l’implosion de l’U.R.S.S. .
La géographe en vient ainsi à dénoncer « un réalisme naïf » reposant sur la croyance selon laquelle l’espace géographique est une donnée immuable qu’une approche scientifique permettrait de révéler. Elle pointe également de manière opportune le « recours à un autre mythe géographique » de cette étude qui n’hésite à justifier le caractère rectiligne de la frontière américo-canadienne, qui pourrait être un contre-exemple mettant sa thèse en péril, en assurant qu’elle fut tracée sur un territoire pratiquement désert …
On peut donc s’étonner de l’accueil favorable réservé à une telle étude, même si la renommée de ses auteurs n’est sans doute pas étrangère au large écho qu’elle a rencontré : William Easterly (auteur d’un livre salué par A. Sen : Le fardeau de l’homme blanc) enseigne à New York, les deux autres étant professeurs à Harvad où A. Alesina dirigeait le département d’économie. Mais, comme le remarque Juliet Fall, cet écho s’explique sans doute également par le fait que « l’étude semblait en résonance avec l’esprit des temps, à une époque où l’on préconise volontiers le partage territorial et les divisions ethniques pour résoudre les conflits et renforcer la paix » .
3) La dimension sacrée de la frontière
• Sans doute correct un tel constat n’est toutefois guère suffisant dans la mesure où il se contente de réitérer des critiques formulées de longue date. La question est plutôt de comprendre pourquoi la notion de frontière naturelle est toujours en usage, alors même qu’elle est dénoncée depuis bien longtemps comme relevant du mythe.
La réponse à cette question gît peut-être dans la prise en compte d’un présupposé de l’étude sur les États artificiels que Juliet Fall ne mentionne pas et qui concerne le désir des populations de vivre sur un territoire clairement défini. En assurant que l’on peut dire « naturelles » les frontières tracées par les habitants du territoire qu’elles délimitent, les auteurs de l’article font signe vers la question de l’autodétermination des peuples ; ce qui soulève le problème de l’identité d’un groupe social, et par là même celui de son origine.
• C’est là un point fondamental qui permet de saisir le lien que la notion de frontière entretient avec le sacré. Faut-il le rappeler ? ce terme vient du latin « sancire », qui signifie : délimiter, entourer, mais aussi interdire. De même pour le mot sanctuaire qui désigne un espace sacré, comme le temple, qui dérive de « templum », terme désignant d’abord une partie du ciel délimité par les augures pour observer et déchiffrer les messages célestes – et qui renvoie au grec « temnien » signifiant découper. Il y a un partage entre le sacré le pro-fane, ce qui se tient devant le « fanum », enceinte réservée au culte.
• Si la frontière est sacrée sans doute est-ce parce qu’elle a pour fonction de maintenir la cohésion d’un groupe, de « faire corps » comme on dit. Pas d’unité sans séparation ! Ce pourquoi une frontière vise non seulement à réguler l’entrée d’un territoire mais aussi – et surtout peut-être – à réguler les sorties ! On sait que les Romains voyaient les murs et les portes de la ville comme des choses sacrées (res sanctae).
Il suffit de prendre conscience du lien qui existe entre « sacralité » et « sécurité » pour comprendre pourquoi Régis Debray assure que « la plupart des peuples » – « ceux qui gardent leur âme », précise-t-il – « entretiennent avec leurs limites un rapport émotionnel quasiment sacré » .
On commence sans doute à le percevoir : la compréhension de la persistance de l’usage de l’opposition naturel / artificiel en matière de frontières géographiques engage une réflexion sur la nature même du social.
II. L’institution sociale
1) Le social comme totalité irréductible
• Nous venons de voir que la notion de frontière n’est pas sans rapport avec le sacré, et que là réside sans doute la raison de la croyance au mythe de son caractère naturel. C’est que la frontière renvoie toujours aux problèmes de l’identité et de l’origine. Mais qu’est-ce que cela signifie au juste, sinon qu’il faut envisager la société comme une réalité propre irréductible à autre chose qu’elle-même ?
On, comme le souligne Castoriadis, une telle vue n’a jamais été véritablement prise en compte par les différentes théories de la société, qui visent généralement à réduire l’ordre social envisagé aux êtres qui le composent, c’est-à-dire finalement à l’ordre naturel, ou à la rapporter à un ordre social préexistant. Dans tous les cas, le caractère irréductible du social se trouve dénié.
• Cela est particulièrement évident dans l’approche marxiste qui vise à dénoncer la frontière naturelle comme représentation idéologique ; c’est-à-dire comme une représentation illusoire dont la vérité serait l’affirmation de l’État Nation rendue par le développement économique qui s’imposerait comme de l’extérieur de la société. Ce que la théorie marxiste de l’idéologie traduit, c’est que l’ordre social est à comprendre à partir d’une analyse de sa « base concrète » ou de son « infrastructure » matérielle sur quoi s’ordonneraient les « superstructures » sociales. Or, c’est bien ce qui fait problème : que Marx ait cherché un élément à la base du social, un point de réel, qui ne relèverait pas du social.
C’est ainsi qu’il a pu avancer qu’à l’origine de la division du travail se trouve la différence des sexes. Mais, comme le fait remarquer Claude Lefort, « dans une telle perspective, le concept de division du travail renvoie lui-même à un fait brut » ; ce qui « dévoile sans équivoque le positivisme de Marx » dont « la thèse suppose ce qui précisément échappe à l’explication : un partage des sexes tel que les partenaires s’identifieraient naturellement comme différents, donc élèveraient naturellement à la réflexion cette différence et se représenteraient comme homme et femme » .
• La question n’est pas de nier la différence sexuelle (qui est différence de fait), mais simplement de faire remarquer que, comme telle, cette différence ne signifie rien. Il faut comprendre que notre manière de penser le masculin ou le féminin relève toujours de représentations sociales, et que toutes les tentatives de justifier nos vues à ce sujet en assurant qu’elles expriment un ordre naturel sont proprement idéologiques : elles oublient qu’elles dépendent d’un ordre social particulier pour se prétendre universellement valables.
Les principes de séparation, de frontière, au sein d’un ordre social donné sont toujours institués, même quand elles s’appuient sur des éléments de l’ordre naturel.
• Il est donc parfaitement illusoire de chercher des faits bruts à la base de la société puisque celle-ci est un tout irréductible, qu’elle ne dérive de rien, c’est-à-dire qu’elle se crée elle-même, qu’elle est autocréation, comme le suggère Castoriadis. Point qui demande à être précisé.
2) L’institution sociale
• En parlant d’autocréation, Castoriadis ne prétend évidemment pas que la société apparaît dans le vide. Il sait fort bien que la société s’institue dans un environnement qu’elle ne crée pas et qui peut être considéré comme une strate sur quoi elle « s’étaie » ou « s’appuie » pour se constituer.
Mais dans la mesure où « ce sur quoi même il y a étayage est altéré par la société du fait même de l’étayage », ce « passage du naturel au social » s’exprime par l’émergence d’un ordre nouveau (IIS, p. 512-513). Une société ne peut être comprise comme « un assemblage d’éléments préexistants, dont la combinaison aurait pu produire des qualités nouvelles ou additionnelles du tout » (CL 5, p. 267), puisque de tels éléments relèvent en fait de la société elle-même, sont créés par elle. Ce serait reproduire l’erreur de Marx que de penser qu’ils peuvent être là « naturellement ».
La géographie comme telle ne peut donc être en elle-même au fondement d’une frontière. Comme le souligne justement l’historien Daniel Nordman dans un ouvrage consacré aux Frontières de France, « la frontière naturelle n’est jamais à l’origine d’une politique, mais son résultat » . Une frontière est toujours une institution.
• Insistons sur le fait que tout
élément du social est une institution au sens fort du terme, c’est-à-dire une création sociale. Mais institution que quoi au juste ? institution de significations qui structurent la société et lui donnent son identité.
« Toute société crée son propre monde, en créant précisément les significations qui lui sont spécifiques », assure Castoriadis (CL 4, p. 127) pour qui ces significations sont à comprendre comme imaginaires.
« Pourquoi les appeler “imaginaires” ? Parce qu’elles ne sont ni rationnelles (on ne peut pas les “construire logiquement”) ni réelles (on ne peut pas les dériver des choses) ; elles ne correspondent pas à des “idées rationnelles” et pas davantage à des objets naturels » (SD, p. 68). Elles relèvent donc d’une instance capable de faire surgir ce qui n’a jamais été : l’imagination radicale.
Il convient de préciser qu’il ne s’agit nullement d’imagination individuelle. L’histoire montre en effet que « personne ni rien ne voulait ni ne garantissait » l’unité que manifeste la société (IIS, p. 66). On peut sans doute dire que les hommes agissent en vue de fins conscientes, mais il faut également reconnaître que « les résultats réels de l’action historique des hommes ne sont pour ainsi dire jamais ceux que les acteurs avaient visés.
Les significations dont il est question ici sont bien des créations humaines, mais qui ne sont imputables à aucun être empirique, relevant plutôt du collectif anonyme que représente la société – ce sont des significations imaginaires sociales.
• Toute société, en tant qu’elle est une totalité structurée, invente des significations imaginaires qui lui donnent sa cohérence et permettent de la définir comme une société particulière. Ce sont elles qui donnent accès au monde, si l’on peut dire, en permettant aux hommes de lui trouver du sens, en structurant les représentations qu’ils en ont, à commencer par son approche territoriale.
Précisons que ces significations indiquent, en outre, ce qui est juste et ce qu’il convient de faire ou non, les limites qu’il convient de ne pas franchir, les codes qu’il faut respecter, etc.
Soulignons, enfin, « elles établissent les types d’affects caractéristiques d’une société », indique Castoriadis qui souligne la difficulté de cerner ce point. Il faut toutefois reconnaître que le christianisme a suscité la foi, qui est un affect totalement inconnu des Grecs Anciens, ou que le sens de l’honneur appartient davantage à la société aristocratique qu’au monde bourgeois. Dans la mesure où, comme l’indique Castoriadis, « l’instauration de ces trois dimensions – représentation, finalités, affects – va de pair avec leur concrétisation par toutes sortes d’institutions particulières, médiatrices » (CL 4, p. 127), on peut admettre qu’analyser une société suppose de dégager les significations qu’elle porte.
3) La clôture du sens
• La reconnaissance du fait que le social-historique (la société) ne dérive de rien, qu’il ne peut être réduit à autre chose que lui-même conduit à postuler qu’il s’auto-institue, c’est-à-dire qu’il trouve en lui-même les ressources de cette institution/création ; ce pourquoi Castoriadis en vient à parler d’imagination et même d’imagination radicale ou première.
C’est ici que l’on peut saisir la dimension véritable de l’institution : si elle crée le sens, c’est bien parce que l’Être est fondamentalement a-sensé. Son sens profond est de masquer le Chaos ou l’Abîme dont elle procède et qui n’est que l’autre nom de l’Être.
• Mais qu’est-ce que cela signifie au juste, sinon que rien ne justifie un ordre social donné ?
Parler de l’Être comme Chaos, c’est souligner qu’il ne peut jamais être compris comme une norme imposant son ordre à la société, que toute organisation sociale est contingente, que rien n’interdit qu’elle soit différente de ce qu’elle est.
Nous savons que celui-ci est auto-institué ; nous percevons maintenant ce que cela implique : aucune valeur particulière, aucune manière d’être ou d’agir, aucune organisation ne peut se justifier comme relevant de la nécessité.
Ce sont à chaque fois des significations sociales qui définissent le bien et le mal, induisant les interdits comme les pratiques reconnues et valorisées. Pour le dire avec Castoriadis, « la signification émerge pour recouvrir le Chaos, faisant être un mode d’être qui se pose comme négation du Chaos. Mais c’est encore le Chaos qui se manifeste dans et par cette émergence elle-même pour autant que celle-ci n’a aucune “raison d’être” » (CL 2, p. 375).
• On comprend du même coup la tendance de l’institution à masquer son origine pour se présenter comme dérivant d’une source extra-sociale – les ancêtres, Dieu, la Nature, etc. – rendant par là même son ordre intangible. On peut bien parler de dénégation ici : la société occulte sa dimension instituante pour ne se reconnaître qu’en tant qu’instituée par un Autre, elle ne pose aucunement la question du sens. Celui-ci est donné avec la société. Il suffit aux hommes d’interroger son origine pour trouver réponse à tout ce qui les interpelle. Castoriadis parle alors d’une clôture du sens, assurant que les questions qui ne pourraient être élucidées dans et par l’imaginaire social sont « mentalement et psychiquement impossibles pour les membres de la société » (CL 4, p. 225).
• Considérons le divin. Nous le saisissons comme une signification imaginaire sociale, mais cela n’est évidemment pas admis par le croyant qui est assuré que Dieu existe en soi, indépendamment de la société. Une telle croyance n’est pas neutre puisqu’elle impose une manière particulière de se rapporter au monde, notamment au monde social qu’il est absolument impossible de mettre en cause : comment contester l’ordre divin ? Si tout est l’œuvre de Dieu, les inégalités sociales le sont aussi ; loin d’être perçues comme injustes, elles doivent être glorifiées, comme l’illustre si bien le célèbre hymne anglican All Things Bright and Beautiful (1848) !
La même remarque vaut quand on place la Nature au fondement du social par exemple, que ce soit au niveau géographique comme pour la frontière « naturelle », ou au niveau biologique comme dans le cas du racisme ou du sexisme. Comment s’insurger contre le sort souvent réservé aux femmes s’il est dans leur nature de s’en tenir aux tâches dites féminines ? Et que dire des rapports sociaux si l’on pense nécessaire, parce que naturel, qu’existe une hiérarchie du commandement ?
• La découverte de la dimension imaginaire de la société oblige à reconnaître qu’elle est toujours instituante (créatrice) de son mode d’être qui représente l’institué (l’ordre défini). Mais comme le souligne Castoriadis avec force, le fait est que les sociétés ont tendance à méconnaître leur pouvoir de création, posant une entité au lieu de l’insondable d’où provient l’imaginaire.
Il est alors question d’une origine première et extra-sociale, qui conduit à proposer du sens aux individus en leur interdisant de percevoir l’au-delà de l’institué, le Chaos ou le Sans Fond primordial.
Autant dire que les sociétés sont généralement dans l’hétéronomie : elles rapportent leur ordre, leur loi (nomos), à un Autre (heteros). Mais il faut convenir que celle-ci n’est pas universelle puisque nous en parlons. La spécificité de notre société est justement d’avoir entr’aperçu qu’elle ne repose que sur elle-même. Ce qui est la condition même de toute émancipation possible : celle-ci suppose qu’on lutte contre un ordre politique injuste, ce qui suppose de reconnaître que c’est ordre n’est pas immuable, mais qu’il est socialement institué, comme tout ordre politique.
III. Vers l’autonomie
1) Hétéronomie vs autonomie
• Nous venons de voir que toute société tend à protéger l’ordre qui la structure en jetant un voile sur son origine véritable. Responsable d’elle-même, elle se présente comme relevant d’une dimension transcendante : Dieu, la Nature, les lois du marché, etc.
Se faisant elle s’institue dans l’hétéronomie puisque cette instance reste hors de portée du pouvoir des hommes, de sorte que les significations sociales qui la structurent tendent à apparaître pour ce qu’elles ne sont pas : des vérités intangibles.
L’hétéronomie sociale ne désigne pas donc simplement le fait que les hommes se dépossèdent de leur pouvoir propre pour le remettre aux mains d’un individu ou d’un groupe, mais relève d’un niveau beaucoup plus profond : elle manifeste le déni par la société elle-même de son acte instituant.
• L’émancipation suppose donc de commencer par reconnaître que rien de ce qui concerne la société n’échappe en droit à une possible remise en question.
Elle se manifeste dans et par la volonté d’autonomie, c’est-à-dire dans et par la volonté d’être maître de sa vie autant que faire se peut. L’autonomie, c’est la liberté bien comprise, qui ne limite pas à sa dimension négative si chèrement défendue par les libéraux, mais qui exige que l’on se sente et se veuille responsable du devenir collectif.
• Mais comment cela se peut-il si l’on vit dans une société ayant établi une clôture du sens ? Cette remarque souligne toute la difficulté de la question qui tient au fait qu’il y a une condition sociale de l’autonomie : seuls des individus vivant dans une société autonome ou partiellement autonome peuvent manifester un désir d’autonomie.
Celle-ci est une signification imaginaire sociale, et comme telle échappe à toute explication causale puisqu’elle ne dérive de rien d’extérieur à la société ?.
Mais si nous ne pouvons pas expliquer son origine, nous pouvons tenter de saisir ce qu’elle engage au juste à partir d’une analyse du contexte social où elle a émergé.
2) La rupture de la clôture du sens
• L’autonomie apparaît clairement avec l’avènement de la société moderne, au sortir du Moyen-Âge.
Rappelons brièvement que l’Occident chrétien vécut à cette époque une crise profonde marquée par la découverte du nouveau monde, la Renaissance et la Réforme. C’est le moment du passage « du monde clos à l’univers infini » pour reprendre la belle expression d’Alexandre Koyré (1892-1964), signifiant un changement de paradigme, de modèle de représentation du monde.
Si le monde ancien était réglé sur la vision d’un cosmos – totalité close et hiérarchisée, ordonnée par un principe transcendant faisant de l’homme le centre d’un système dont le sens se laissait découvrir par qui savait lire dans « le grand Livre du monde » –, le monde moderne, lui, se situe au sein d’un univers sans limite, homogène et autonome – univers délaissé de Dieu et dont « le silence éternel des espaces infinis » saisit d’effroi ceux qui, comme Pascal, en perçoivent la réalité .
Cette expérience du tragique de la condition humaine peut se comprendre comme rupture de la clôture du sens : elle ouvre à un questionnement existentiel et politique ayant permis aux hommes d’affirmer la volonté de maîtriser leur vie collective.
• Soulignons que cette rupture moderne de la clôture du sens n’est pas première du point de vue historique : elle fait écho à la rupture, plus fondamentale, qui s’est opérée en Grèce classique. Indiquant qu’elle s’exprime « par la création de la politique et de la philosophie (de la réflexion) » (CL 4, p. 225), Castoriadis nous permet de comprendre qu’elle traduit la perte du sacré et l’affirmation de la raison dialogique.
La perte du sacré se manifeste clairement à la lecture de la tragédie d’Oreste relatée dans la pièce d’Eschyle Les Euménides. Fils d’Agamemnon, le chef de l’armée navale ayant combattu Troie, il dut venger son père assassiné à son retour de la guerre par son épouse. Oreste, devenu meurtrier de sa propre mère, se tourna vers Athéna pour connaître le châtiment qu’il méritait. Mais la déesse lui répondit qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur ce point et lui proposa de constituer un tribunal . N’est-ce pas la preuve que « les Grecs n’ont pas cru à leurs Dieux », comme l’affirment Heidegger et Fink ? Ils se sentaient tout au moins responsables d’eux-mêmes et savaient devoir assumer collectivement la justice et, plus généralement, les affaires communes. Ce qui indique bien que la perte du sacré va de pair avec la création d’un espace public de discussion.
• Castoriadis a donc raison d’établir un lien consubstantiel entre la politique et la philosophie : si la première se traduit par la contestation de l’ordre institué, la seconde correspond à la mise en cause des idées reçues et à l’ouverture d’une interrogation sans fin.
Leur commune condition se trouve dans la rupture de la clôture du sens qu’impose la découverte – au sens fort du mot : découverte, « dés-obturation » comme dit Castoriadis – de l’Abîme, du Chaos comme élément même de l’Être.
Cette expérience se double de la prise de conscience du risque mortifère que représente le fait de laisser le Chaos s’imposer sans partage dans les affaires humaines – ce qui impose de reconnaître qu’on ne peut vivre sans institution.
Sortir de l’hétéronomie suppose donc tout à la fois l’abandon de la croyance à la valeur intangible de l’ordre social institué, qui n’est qu’une création particulière et contingente, et la reconnaissance de la nécessité d’instituer un ordre. Cette double condition de l’autonomie demande une reprise permanente de l’institution par la société – ce qui est l’expression même de l’activité politique bien comprise.
3) Pluraliser et transnationaliser l’espace public
• Nous venons de voir que l’autonomie suppose la reconnaissance de la dimension tragique de l’existence ; ce qui, au plan individuel suppose l’acceptation pleinement consciente de la finitude.
Cette exigence même explique la fragilité du désir d’autonomie, sans cesse combattu par le désir inconscient de toute puissance.
Il n’est donc pas surprenant de se rendre compte que si l’autonomie est une signification imaginaire qui s’est développée avec la modernité, elle est aujourd’hui encore loin d’être effective. On serait même en droit de se demander si elle n’est pas en voie d’effacement.
• Cela se perçoit clairement au degré de corruption de l’espace public des social-démocraties occidentales, qui se trouve de plus en plus gangrené par la logique mercantile. Le fait est trop massif pour qu’on y insiste.
Qu’il suffise de préciser que le capitalisme relève d’une autre signification imaginaire structurant l’occident moderne : la volonté de maîtrise de la nature et des hommes qui, elle, flatte le désir de toute puissance. Les social-démocraties se trouvent ainsi minées par l’affirmation des normes économiques s’imposant dans tous les domaines.
Ce qui explique que l’on valorise toujours le résultat, sans trop se soucier de la manière de l’atteindre. La fin justifiant les moyens, peu importe la valeur intrinsèque de ce que l’on diffuse si cela trouve un écho favorable. Les choses en sont au point où la vérité devient une notion sans pertinence. Il ne faut donc pas s’étonner de l’usage persistant d’une notion comme celle de « frontière naturelle », y compris dans le champ universitaire – ni du fait qu’on admette comme allant de soi la nécessité d’une hiérarchie du commandement et des salaires dans l’organisation du travail ou la représentation de l’homme comme homo œconomicus.
• Non seulement l’espace public ne joue plus son rôle éducatif, mais il promeut les thèses les plus douteuses.
Dans la mesure où, comme nous venons de le rappeler, la contestation de l’ordre institué va de pair avec la mise en question des représentations établies, la défense et la promotion du projet d’autonomie, ou pour le dire autrement, la lutte pour l’émancipation ne pourra se faire sans un renouveau de l’espace public.
On peut s’accorder avec Habermas pour définir l’espace public comme le lieu de production et de circulation de discours distinct tout autant de l’État, que de la sphère économique proprement dire : il s’agit d’un espace de discussion rationnelle entre citoyens. Mais on doit également saisir les limites de la théorisation du penseur de Francfort.
Il s’agit notamment de souligner avec Nancy Fraser que l’accès effectivement égalitaire de tous à cet espace ne suppose pas simplement la mise entre parenthèses des inégalités de conditions socio-économiques, mais leur abolition effective. Mais comment y parvenir si l’on ne commence pas à discuter de ce problème, ce qui signifie le refus de cette mise entre parenthèses.
Plus largement, il s’agit de mettre en question le modèle libéral, qui impose des frontières au champ politique en cherchant à autonomiser le champ économique, censé avoir ses lois propres relevant d’une nécessité comparable à celle des lois de la nature, ou le champ des relations intersujectives, comme si les comportements racistes ou sexistes n’avaient rien à voir avec l’ordre social .
La lutte pour l’autonomie conduit ainsi à mettre en question les frontières du politique qui tendent à limiter le champ de ce qui relève de la délibération et de l’action collective, lequel ne peut plus s’en tenir au cadre de l’État Nation.
Il convient de mettre en place des espaces publics oppositionnels comme dit O. Negt ou, pour le dire avec N Fraser, de permettre aux contre-publics subalternes (subaltern counterpublics) de faire entre leur voix ; ce qui conduit à pluraliser l’espace public, mais également de construire un espace public transnational.
Conclusion
La notion de frontière naturelle qui vise à faire apparaître des limites comme intangibles est à comprendre comme une institution déniée : elle n’est qu’une illustration de la tendance de toute société à s’instituer dans la clôture du sens.
Il se trouve pourtant que, pour les sociétés occidentales, celle-ci a partiellement été rompue, permettant l’avènement de la politique, comprise comme mise en question de l’ordre institué, et de la philosophie entendue comme questionnement permanent sur le sens.
Dans ce contexte, le retour d’un discours naturaliste est le signe inquiétant du caractère de moins en moins démocratique des social-démocraties modernes, puisqu’il manifeste un rétrécissement du champ politique. Il semble donc qu’une des tâches prioritaires de la pensée critique soit la redéfinition d’un espace public qui soit tout à la fois plus intégratif et plus large.