La question du neutre dans la pensée de Maurice Blanchot
La question du neutre dans la pensée de Maurice Blanchot est celle qui se pose dans l’étrangeté, l’éloignement et l’inconnu, dans la proposition d’un espacement infini et sans lieu : sur une atopie. Face à une problématique du neutre, ce travail déploie une élaboration conceptuelle à partir des considérations de l’intervalle dans la formulation théorique du déplacement, en articulant l’analyse de la notion de l’expérience-limite à travers des rapports entre la notion de l’excentricité et la notion de l’acentralité.
À cette fin, l’analyse de l’impossibilité devient fondamentale pour penser la question du neutre, surtout, par des forces neutres de la (im)puissance qu’y sont convoquées. Cette notion est exposée en comprenant un rapport exorbitant d’une distance absolue d’où s’ouvre une puissance infinie (une distance asymétrique, irréversible, sans concomitance de lieu et de temps, incommensurable, sans totalité et sans contemporanéité).
Dehors d’une problématique onto-phénoménologique, la question du neutre conduit à la question du neutre comme au-delà e au-dessus de l’absence et de la présence, à la notion du sens absent. La présence de l’inconnu, qui n’a rien de présent que la disparition dans une non-présence, participe à l’approche d’une distance sans évènement et d’une présence séparée. Cette question s’élabore comme l’espacement d’une ouverture par le désœuvrement du neutre, une rupture qui s’opère sans mouvement et qui n’est accueilli que par la parole.
Dans la notion du désastre, on articule la dimension de l’immobilité sans avenir de la passion et la puissance indestructible des voix comme l’exigence d’écouter un murmure sans fin. Dans la violence d’une brisure, des traces qui - par le don - donnent corps à l’impossible et parlent dans la perte de la parole. Des forces hors d’expérience, sans visage et sans regarde, où on écoute le silence de la agonie interminable et immobile du désastre. Ce qui s’écrit sur la surface sans fond des paroles : sur la mort sans fin et impossible des corps. Ce qui, indestructible et déjà disparu, respire.
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Pour penser la notion de l’inconnu, on appelle à la différence entre l’inconnu compris comme une promesse : l’inconnu que espère par la révélation d’une connaissance après une transposition par la découverte (ou l’inconnu compris comme le terme contraire au savoir). Et l’inconnu compris comme l’inaccessible, l’inconnu même : sans élucidation et sans transcendance, qui n’est jamais un rapport au savoir et au pouvoir et qui n’est jamais une possibilité du regard. Dans cette perspective, l’inconnu est analysé comme le rapport qui ne s’accomplit pas d’une affirmation de la connaissance comme un mouvement qui puisse clarifier le non-savoir.
Dehors du visible et de l’invisible, l’inconnu est analysé comme un rapport neutre et, en ce sens, s’élabore la figure de la nuit comme la pensée dans l’étrangeté de la clarté d’une obscurité limitrophe. Selon Blanchot,
L’inconnu, dans la pensée du neutre, échappe à la négation comme à la position. Ni négatif, ni positif, n’ajoutant et ne retirant rien à ce qui l’affirmerait. L’inconnu, qu’il soit, qu’il ne soit pas, trouve non pas là sa détermination, mais seulement en ceci que le rapport avec l’inconnu est un rapport que n’ouvre pas la lumière, que ne ferme pas l’absence de lumière. Rapport neutre. Ce qui ne signifie que penser ou parler au neutre, c’est penser ou parler à l’écart de tout visible et de tout invisible, c’est-à-dire en termes qui ne relèvent pas de la possibilité. (1969 : 444)
D’abord, dans la figure de la première nuit, Blanchot formule les compréhensions de l’inconnu comme un non-savoir qui serait dissipé par le jour. Le mouvement de la nuit par le passage du jour, qui commence et termine entre deux points d’une oscillation. La connaissance qui arrive - par un dévoilement, une progression ou une alternance – et découvre la clarté d’un regard. La nuit comme la promesse du jour aussi comme l’inconnu comme la promesse d’un savoir résultant du travail actif de la pensée.
Mais, quand la nuit n’est pas le passage au jour, quand la nuit n’est pas l’éclipse, s’écoute l’autre nuit, sans fin et sans début. Dans l’obscurité blanche du jour, sur un silence insupportable. L’autre nuit, en approche à la nuit blanche sans regarde – un non-savoir sans obscurité et sans clarté, la nuit dans une folie, la folie du jour.
En dedans de la recherche d’une intimité pour la première nuit, on trouve l’absence de l’intimité et l’impossibilité de sortir de l’incertitude et de
L’affreuse cruauté du jour ; je ne pouvais ni regarder ni ne pas regarder ; voir c’était l’éprouvante, et cesser de voir me déchirait du front à la gorge […] je voyais face à face de la folie du jour ; telle vérité : la lumière devenait folle, la clarté avait perdu tout bon sens ; elle m’assaillait déraisonnablement, sans règle, sans but […] j’avais pour le jour un désir d’eau et d’air. Et si voir c’était le feu, j’exigeais la plénitude du feu, et si voir c’était la contagion de la folie, je désirais follement cette folie. (Blanchot, 2002 : 18 [1973])
En cette perspective, la nuit est l’énigme qui se dérobe, l’interdit qui n’est pas une négation. On est jeté à l’intérieur d’une force hors de vérité, hors du savoir et hors de la connaissance par l’exigence du regard d’Orphée qui tourne le regard sous la perte.
Face à l’inconnu sans regarde, ce qui interrompt la configuration d’un plan conceptuel soutenu par l’idée de la pensée comme connaissance obtenue et légitimé par la vérification d’une prouve. Mais dans l’autre nuit, par les yeux aveugles et voyants, on écoute des voix d’une distante infinie dans l’intimité du feu (1) . Ce qui ne se peut jamais regarder et qui s’écoute en l’errance, sur le déplacement immobile du sans lieu de l’atopie.
Sans arriver, le fou parte ; sans partir, le fou se déplace - toujours sous la place du sans lieu. Le déplacement, sur un espacement infinie, la distance qui n’est pas séparation entre deux termes, ni la quantité d’un espace dans une mesure, mais
distance qui est la profondeur même de la présence, laquelle, étant tout manifeste, réduit à sa surface, semble sans intériorité, pourtant inviolable, parce que identique à l’infini du Dehors (Blanchot, 1971b : 248)
La question du neutre face à l’exigence impérative d’un mouvement d’entrer qui est déjà dehors des possibilités d’être dedans et dehors d’un espace situable. L’immobilité vertigineuse d’une chute sans arrivée, le glissement d’une collision sans évènement. Ce qui se dérobe à la possibilité d’une continuité comme d’une discontinuité en impliquant une impossibilité de la totalité qui surmonte l’absolu.
La notion de l’atopie convoque la problématisation de l’interruption de la circularité référentielle de la pensée - l’exigence d’entrer dans un intervalle sans appartenance, un intervalle d’irrégularité et discontinuité. Irréversible, sans totalité, dissymétrique, sans qualité, ni quantité, où penser est penser dans l’expérience des limites dont la notion est analysée par Blanchot comme l’expérience de l’insuffisance des limites. Celle qui fracture l’idée d’une unité - circonscrite sous la forme d’une totalité – et où la limite en excluant toute représentation soutient une relation dans l’extrémité sans fin.
La limite ne sera jamais la ligne qui marque une division qui sépare le dedans et le dehors par la limite entre les deux, ni la bordure entre milieux distincts où s’alternent les passages et les confluences dans une variation des fluxes. Dans la suspension de la promesse d’une totalité, l’expérience des extrêmes rompt la possibilité de fixer une limite, parce que le déplacement fait la dissociation entre la limite et la limitation, pour Blanchot,
L’expérience-limite est celle qui attend cet homme ultime, capable une dernière fois de ne pas s’arrêter à cette suffisance qu’il atteint ; elle est le désir de l’homme sans désir, l’insatisfaction de celui qui est satisfait ‘en tout’, le pur défaut, là où il y a cependant accomplissement d’être. L’expérience-limite est l’expérience de ce qu’il y a hors de tout, lorsque le tout exclut tout dehors, de ce qu’il reste à atteindre, lorsque tout est atteint, et à connaître, lorsque tout est connu : l’inaccessible même, l’inconnu même” (1969 : 304-305).
L’expérience-limite expose l’impossibilité du postulat de la circularité de la pensée en considérant une constitution conceptuel de la pensée comme le mouvement sur une sphère référentielle que la préfigure et légitime. Dans l’expérience-limite, par une excentricité (2) , le centre du cercle devient le point extérieur, toujours dehors du cercle et encore le point central, sur un déplacement sans conjugaison. La fermeture du cercle sur le centre est impossible, la trace du cercle reste toujours interminable.
Le centre reste toujours inaccessible, ce qui ne fait pas du centre le non-existent, mais ce qui interrompt la centralité référentielle et qui devient toujours extraterritorial, où le centre ne sera jamais le milieu, puisque « si le milieu est l’extrême, le centre n’est jamais au milieu. […] le milieu que devient limite, et penser la mesure, c’est penser à la limite » (Blanchot, 1973 : 58). Dans cette façon, l’excentricité est considérée autour de l’expérience-limite. Mais, l’excentricité, à la limite, joue avec l’acentralité.
La notion d’acentralité n’implique pas seulement un déplacement infini, mais l’impossibilité et la privation du centre et du cercle, l’écart d’une suspension de la pensée qui s’ouvre dans l’absence du cercle (3) : hyperbolique, sans ligne, sans centre. Même s’il y a un rapport entre les deux notions – en ce qui concerne à l’interruption de la possibilité par des forces hors d’expérience - l’acentralité est ici approchée autour de la question du neutre.
En effet, des forces du neutre sont convoquées par l’expérience-limite, l’impossible ouvre une sorte de blessure dans un point infinie qui n’est pas sans corps, mais qui « donne corps » à l’impossible. C’est-à-dire, l’expérience-limite qui évoque des forces dehors de la limite de la possibilité comme ce qui fait échapper tous les fonds pour la pensée s’apporter, l’insupportable – que n’a plus de support que l’éclatement des supportes.
L’insupportable - l’impossibilité de trouver un support pour fonder la pensée, soit une origine primordiale ou une substance essentielle, soit une identité, un évènement ou la manifestation d’un phénomène. Insituable sur un plan de problématisation conceptuel ontologique, cette perspective affirme la question du neutre comme ce qui échappe à l’être comme à le non-être : ne(u)tre, n’être pas. Celle qui ne s’apporte jamais sur une position transcendante ou sur l’appel d’un état de transe des expériences mystiques, celle qui n’est pensée comme une multiplicité d’unités ou comme un évènement vécu, pas une tautologie hermétique, mais, comme la pensée dans, comme e par l’impossibilité.
La pensée du neutre met en question une rupture avec toutes les constitutions théoriques fondées ou soutenues sur l’idée d’une substance primordiale ou essentielle et d’un mouvement de manifestation, révélation ou d’évènement car elle implique une insuffisance et une indétermination indépassable. En ce sens, cette analyse s’approche de la question du neutre comme une aporie qui s’déploie à partir de l’impouvoir et de la figure de la mort, c’est-à-dire :
1) de la mort d’un sujet transcendantal de la connaissance, dans l’exténuation de la souveraineté d’un savoir et d’un pouvoir postulé par l’individualisation d’un Sujet créateur comme le « Moi » de la première personne majeure de la raison ;
2) la passivité et l’immobilité de la mort, que n’est pas une pure négation, mais comme l’autre mort et la mort de l’autrui ;
3) l’impossibilité de la mort, dans l’effacement, qui parle l’innommable ;
Cette problématisation conduit à une compréhension de l’aporie qui se déplace sur la tension entre la notion de la présence et de la notion de l’absence. La notion de l’absence compris comme un sens absent dont le sens, sans signification, est présent par l’absence. La distance infinie qui surgit dans une présence de l’inconnu,
la présence n’est pas quelque chose de présent ; ce qui est là, non pas s’approchant, non pas se dérobant, ignorant tous les jeux de l’insaisissable, est là avec l’évidence abrupte de la présence, laquelle refuse le graduel, le progressif, le lent avènement, l’insensible disparition et cependant désigne une relation infinie. La présence est le surgissement de la ‘présence séparé’ : cela qui vient à nous hors de pair, immobile dans la soudaineté de la venue et s’offrant étranger, tel quel en son étrangeté [..] c’est-à-dire aussi bien radicale non-présence […] la présence nue qui n’a rien, n’est rien, ne retient rien, que rien ne dissimule (Blanchot, 1971b : 247)
La violence d’une rupture, la puissance d’un murmure.
Dans « L’écriture du désastre » (1980), Blanchot écrit que le désastre, sans avenir, est le plus séparé, la chute dans l’immobilité. Ce qui – dans le pressentiment que le désastre est la pensée – n’a rien qui l’oubli sans mémoire, le non-pouvoir sans certitude et la passivité d’une intensité sans souveraineté. Cependant, il ne s’agit pas d’un principe causal, ni d’une fonction, ni d’un travail (ou d’un travail du négatif), mais, de l’effet sans une cause et sans fins, une opération sans mouvement dès l’effacement, mais une évocation (pas par descendance) sur des corps (et encore un corps ?).
Des corps qui ouvre l’impossible pour « porter un espace de langage à la limite d’où revient l’irrégularité d’un autre espace parlant, non parlant, qui l’efface ou l’interrompt et dont on ne s’approche que par son altérité, marquée par le effet d’effacement » (Blanchot, 1973 : 72), ce qui n’est pas supporter, mais accueilli par la parole.
Une parole ? Et cependant non pas une parole, à peine un murmure, à peine un frisson, moins que le silence, moins que l’abîme du vide : la plénitude du vide, quelque chose qu’on ne peut faire taire, occupant tout l’espace, l’interrompu et l’incessant, un frisson et déjà un murmure, non pas un murmure, mais une parole, et non pas une parole quelconque, mais distincte, juste : à ma portée » (Blanchot, 1953 : 125-126)
À la limite, l’intervalle où le désastre, comme le désœuvrement du neutre, ouvre une suspension qui ne retient rien que le mouvement de la suspension. Blanchot écrit : “quelque chose est à l’œuvre de par le neutre, qui est aussitôt œuvre du désœuvrement : il y a un effet de neutre – cela dit la passivité du neutre – qui n’est pas effet du neutre, n’étant pas effet d’un Neutre prétendument à la œuvre comme cause ou chose” (1973 : 105). Qu’est-ce que s’agit dans la passivité et la passion sans pouvoir des corps en rapport à l’action de la non-action comme l’effet de neutre ?
Le neutre, comme la seule parole qui arrive de la région limite (4), parle sur une perte de la parole. La parolefolle qui déchire la langue e fait parler le non-parlent, « cette parole errante que je rejoignais à certains moments du temps et dans certains point de l’espace, je ne pouvais, sous peine de la réduire au caprice d’un écho, oublier de la traiter avec un sérieux infini, à la mesure de sa complicité et de sa patience infinies » (Blanchot, 1953 : 76). Ce qui parle après la mort, parle ; le sommeil sans rêve et sans image, dans l’effacement. Selon Blanchot,
nous parlons sur une perte de parole – un désastre imminent et immémorial -, de même que nous ne disons rien que dans la mesure où nous pouvons faire entendre préalablement que nous le dédisons, par une sorte de prolepsie, non pas pour finalement ne rien dire, mais pour que le parler ne s’arrête pas à la parole, dite ou à dire ou à dédire : laissant pressentir que quelque chose se dit, ne se disant pas : la perte de parole, le pleurement sans larme, la reddition qu’annonce, sans l’accomplir, l’invisible passivité du mourir – la faiblesse humaine. » (Blanchot, 1980 :39)
Ce qui se trace, sans que le trace renvoie à une origine et sans laisser une marque, l’ouverture toujours en puissance d’où parle l’exigence d’un murmure. Ce qui, en résistant au désastre, parle par une puissance indestructible, des traces d’un sens absent dans l’agonie qui ne trace rien que l’effacement.
Des traces, des corps vivant, déjà disparus, qui tracent le geste imperceptible d’un témoignage sur l’écriture.
L’écriture, la blessure ouverte, la parole impossible. L’écriture, le désastre. Des corps qui écrivent après la mort et, simultanément, dans l’impossibilité de mourir, à partir de la passion indestructible, à partir de l’action de la passivité et du feu, fiévreux et patient – écrivent en silence.
1 Blanchot, en parlant de L’expérience intérieur de Georges Bataille, écrit : « La heure du Grand Midi est celle qui nous apporte la plus forte lumière ; l’air entier est échauffé ; le jour est devenu feu ; pour l’homme avide de voir, c’est le moment où, regardant, il risque de devenir plus aveugle qu’un aveugle, une sort de voyant qui se souvient du soleil comme d’une tache grise, importune. » (1971a : 48).
2 “D’où vient cette excentricité, celle qui, marquant le songe le plus simple, en fait un présent, une présence unique dont nous voudrions rendre témoins d’autres que nous ? (…) Privé de centre ou mieux légèrement extérieur au centre autour duquel il s’organise (ou nous le réorganisons) et ainsi, à une distance inappréciable – insensible – de nous, est le rêve profond d’où pourtant nous ne pouvons pas nous dire absents, puisqu’il apporte au contraire une certitude invincible de présence. Mais à qui l’apporte-t-il ? C’est comme une présence qui négligerait ou oublierait notre capacité d’y être présents » (Blanchot, 1971b :166).
3 « un cercle : plutôt une absence de cercle, la rupture de cette vaste circonférence d’où viennent les jours et les nuits » (Blanchot, 1969 : XVII)
4 « le neutre n’appartienne pas au langage des vivants et, sans appartenir au langage que ne parlent pas les morts, constituerait le seul mot, peut-être parce qu’il n’y en a pas d’autre, qui nous serait parvenu de la région limitrophe, infinie, où le silence des uns, le silence des autres se côtoient, tout en restant intraduisibles de l’un à l’autre à cause de leur identité absolue, non moins que de leur différence absolue » (Blanchot, 1973 : 118-119)
Références bibliographiques
Blanchot, Maurice (1942), Aminadab. Paris : Gallimard.
___ (1953), Celui qui ne m’accompagnait pas. Paris : Gallimard.
___ (1971a) Faux Pas. Paris : Gallimard [1943].
___ (2002), La folie du jour. Paris : Gallimard. [1973].
___ (1971b), L’Amitié. Paris : Gallimard.
___ (1980) L’écriture du désastre. Paris : Gallimard.
___ (1969), L’entretien infini. Paris : Gallimard.
___ (1973), Le pas au-delà. Paris : Gallimard.