A - Amour de la France

, par Philippe Roy



Lors de son premier discours après avoir été élu président, Emmanuel Macron n’a pu se retenir de lancer un « Aimons la France ! ». L’expression n’est pas nouvelle. Le 24 novembre 2016, Manuel Valls, lors d’un discours prononcé à l’occasion de la journée « Mobilisés contre le racisme et l’antisémitisme », avait répété : « Etre français, c’est aimer la France ». Dans ses vœux pour 2014, Hollande nous exhortait : « Il faut aimer la France ! ». La liste n’est pas close et reste plus que jamais ouverte. Elle n’est pas seulement dans la bouche des hommes politiques. J’entends encore deux personnes exprimer en soirée leur haine des Chinois de Belleville car ces derniers n’aimaient pas la France.
Qu’est-ce qu’aimer cette idée, au fond bien abstraite : la France ? Qui pourrait dire ce qu’est la France ? Mais est-ce vraiment la question ? Prenons plutôt les choses par l’autre bout. Comment peut-on demander d’aimer ? On ne peut se forcer à aimer, on ne décide pas d’aimer. Que veulent ceux qui veulent qu’on aime ce qu’ils aiment ? Je pense qu’il faut commencer par se satisfaire d’une réponse très simple. C’est un appel de ralliement. « Aimons la France ! » signifie « aimons-nous ! ». C’est en aimant ensemble un même objet-« idée »(la France) que nous nous aimerons, que nous serons nous. Je ne peux pas décider d’aimer quelque chose, mais j’aime ce que quelqu’un aime pour être aimé(e) de lui (je l’aime alors en retour). De plus, pour être aimé(e), j’aime ce qu’il aime parce qu’il l’aime. Toutes ces relations se conditionnent car elles sont comprises dans un même diagramme affectif. Par lui, chacune existe avec et par les autres (on ne peut se satisfaire d’aimer la France tout(e) seul(e)..). De plus l’objet-France a comme propriété de symboliser les sujets français (aimer la France c’est aussi aimer les dits Français). Le diagramme est donc composé de renvois narcissiques. J’aime celui qui m’aime et nous aimons lui comme moi le même objet qui symbolise justement ce sujet Français que je suis. Entendons donc que nous ne nous aimons pas pour ce que nous sommes singulièrement mais en tant que pure forme moïque imaginaire, sans contenu singulier. « France » est le mot-miroir dans lequel chaque moi de ce « nous » se mire. Celui qui dit aimer la France manifeste un narcissisme qui n’existe qu’en formant une caisse de résonnance pour les narcissismes de ceux qui en reçoivent l’appel : narcissisme groupé dans un narcissisme de groupe (la France). « Soyons fiers d’être Français » (Valls, Macron, Fillon etc.)
Pendant sa campagne, Macron fut même plus direct, il a dit et redit qu’il aimait les personnes à qui il s’adressait et en retour ceux-ci le lui rendaient par des « on t’aime » ou « je t’aime » [1]. Personne ne connaissait personne et tout le monde s’aimait. Cela ne posa aucun problème. Et en effet, puisque chaque meeting était un opérateur pour que tout le monde s’aime (soi-même), personne n’avait à connaître personne. Le visage de Macron, icône vivante de celui qui donne à s’aimer, était au centre de ce diagramme de tous les renvois narcissiques français. On lui aurait donné la sainte Vierge sans confession tellement son être tenait dans cette image.
Au demeurant, quelle case politique vient remplir ce peuple de l’amour de soi ? Puisque dans nos gouvernements le peuple manque, le peuple en son sens politique, souverain, rousseauiste, dès lors qu’il n’y a que des populations, il faut en produire un. Répétons que nous aimons la France, pour produire un peuple des ego (et non des égaux). Le point de raccordement allant de La France insoumise jusqu’au Front national en passant par tous les autres partis, de gauche (PS), du centre et de droite, est leur nationalisme invétéré. Ils aiment la France et ils le disent ! Le supposé seul fascisme du Front national n’est qu’un arbre pour cacher la forêt du nationalisme, de cette République qui aime à se dire française comme elle vante sa laïcité, à la française !
La polito-pathologie ne s’arrête malheureusement pas à un simple amour narcissique du Français. Freud nous a appris qu’un narcissisme poussé prend la forme d’un délire de grandeur. On n’aime pas seulement la France mais sa grandeur. Sarkozy : « Il y a quelque chose de plus grand que nous, il y a la France ». Et derrière cette grandeur, il y a celle de celui qui l’énonce. Sarkozy : « J’ai la France en moi, je n’y peux rien », traduisez : « J’ai la grandeur en moi, je n’y peux rien ». Et pas de délire de grandeur sans menace, sans paranoïa. Il faut aimer la grandeur de la France car trop de choses la menacent, où va la France ?! S’y ajoute un autre corollaire : cette grandeur est exceptionnelle donc elle se mérite. On ne peut pas dire seulement que nous aimons la France, il faut en donner des preuves, être à la hauteur. Xavier Bertrand (entre autres) : « être français, ça se mérite » (31 juillet 2010 à Ajaccio). Un certain rapport à l’étranger en découle. Pour les amoureux de la France, un individu voulant devenir Français devra plus montrer qu’il le mérite que n’importe quel Français. Le pire étant ces Français (des musulmans, évidemment...) qui ne disent et ne montrent pas assez qu’ils aiment la France, ils sont comme des faux Français, des présumés déchus. Certes, en se flattant de la « diversité » des Français, certains prétendent aller à contre-courant de toute stigmatisation. Mais c’est là encore se flatter... La France, patrie des droits de l’homme, patrie de l’humanité, rien que ça.
Cet amour de la France n’est donc pas sans donner lieu à une forme de mysticisme patriotique (qui est ici un patriotisme des narcissismes, un patriotisme creux) ou plutôt à un patriotisme qui mime le mysticisme. C’est un point souligné par Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion : « Le principe, seul capable de neutraliser la tendance à la désagrégation, est le patriotisme.[...] Il fallait un sentiment aussi élevé, imitateur de l’état mystique, pour avoir raison d’un sentiment aussi profond que l’égoïsme de la tribu » [2]. Regardez les yeux brillants des hommes politiques quand ils parlent de la France, dont ils sentent la présence comme ils entendent battre leur cœur. Il faut croire en la France, à la croissance de l’entreprise France. C’est toute l’histoire de la France qu’il faut emmener avec soi. La France forme une nappe qui vient recouvrir la table des oppositions politiques. Que le dîner commence ! On n’hésitera pas à célébrer Versailles, avec Poutine, au nom de la visite à Paris du tsar Pierre 1er en 1717, peu importe qu’il y ait eu entre temps la révolution française et la révolution russe ! Et faire un crochet républicain par Versailles, ce n’est pas ce qu’on a fait de mieux en France... Mais peu importe, la France c’est comme le cochon, tout est bon chez elle ! L’amour de la France n’est donc pas sans appétit. Le Narcisse français ne se regarde pas seulement, il se nourrit de son image pour se réengendrer. La France c’est l’estomac de Cronos dans le regard de Narcisse. Quand finira-t-elle de se manger des yeux ?

Notes

[1Par exemple on peut visionner ici un « Je t’aime Mr Macron, merde ! » lors d’un meeting (le narcissisme de groupe est aussi bien marqué dans cet extrait par la Marseillaise entonnée spontanément par le public)

[2Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, Paris, 2008, pp. 294-295. Je souligne.