B - Blettissement

, par Alain Naze



De la France de 2017, on pourrait peut-être dire qu’elle se trouve à la croisée des chemins. C’est même en cela qu’il serait possible de la qualifier de blette. Le terme de blettissement désigne bien en effet le processus par lequel un organisme atteint son développement extrême, dépassant celui d’un simple mûrissement, au point de s’apparenter à un pourrissement. Or, concernant certains fruits, cet état s’avère celui d’une maturation ouvrant sur un état optimal pour leur consommation. C’est en ce sens qu’il ne serait sans doute pas déplacé de soutenir que l’époque actuelle est celle où la France, atteignant un seuil de comestibilité, se caractérise comme blette. Entendons bien qu’il ne s’agit pas de soutenir que cette entité, « la France », ait la faculté de mettre l’eau à la bouche de quiconque, mais seulement qu’elle tend aujourd’hui vers cet état de maturation complète, qui ne laisse d’autre choix qu’entre celui de sa consommation – c’est-à-dire, littéralement, de sa destruction –, et celui d’une défection de la part des consommateurs potentiels, geste consistant à la livrer à son destin de pourriture. En cela, le dernier monarque en date qu’elle s’est choisi, malgré sa jeunesse et son allant, désignerait bien la tête de pont de ce processus de décomposition.

La France se serait donc donné un Président « jupitérien ». Ce qu’en purs termes de communication le candidat Macron voulait signifier ainsi, c’était la rupture avec la présidence « normale » de son prédécesseur, à travers une volonté de réintroduire une verticalité faisant signe vers une « grandeur » avec laquelle renouer. Or, ce sont là de simples propos de tribune, ce président se contentant de ripoliner les dorures du pouvoir, de renforcer les tendances monarchiques de la 5ème République, tout en agitant le spectre fantasmatique d’une grandeur française. C’est là jouer avec les accessoires d’un imaginaire de force et de chauvinisme, et il ne s’agit donc surtout pas de lui reprocher d’être condamné à ne pas pouvoir tenir ses promesses, à ne pas pouvoir être cet homme providentiel que semblait annoncer son bonapartisme, mais bien de lui faire reproche d’entretenir ce ferment nationaliste (fût-ce celui d’une nation élargie à l’Europe), et de l’articuler à un projet consistant à poursuivre méthodiquement une casse sociale sans précédent, notamment à travers le démantèlement du code du travail.
Les premiers pas du nouveau président laissent apercevoir qu’il entend redonner à la France une place centrale dans les grandes questions internationales, redonner son lustre à une diplomatie marginalisée. Quelle est sa vision en matière de politique étrangère ? Bien difficile de le dire pour le moment, mais il s’agit de faire en sorte que la voix de la France se fasse à nouveau entendre – ce qu’elle pourrait bien avoir à dire devient dès lors tout à fait secondaire. On voit que la question des droits de l’homme n’est pas négligée dans les premières rencontres internationales du chef de l’Etat (évocation des « personnes LGBT » en Tchétchénie lors de la visite de Poutine en France), pas plus que celle de la « lutte contre le terrorisme ». Il est probable que la politique française à l’égard d’Israël restera fort compréhensive, le mouvement d’Emmanuel Macron ayant prêté allégeance au CRIF, en acceptant qu’il fasse le tri entre ses candidats aux législatives [1]. Rien de bien nouveau, donc, l’innovation résidant pour l’essentiel dans l’emballage. L’état d’urgence ? Reconduisons-le jusqu’en novembre, et allons même jusqu’à inscrire dans la constitution certaines de ses dispositions – façon de transformer un état d’exception en exception permanente. La formule de Lampedusa a déjà été fréquemment utilisée pour ces débuts de présidence Macron par certains de ses opposants politiques, mais elle me semble juste pour décrire cette action d’ensemble : il s’agit de tout changer (en particulier dans le personnel politique) pour que rien ne change.
Or, à la fin du quinquennat de François Hollande, il était devenu palpable que nous étions dans une situation où la pauvreté et la précarité s’étaient encore accrues, où la haine de l’Islam avait été consciencieusement entretenue par Valls, Cazeneuve et consorts, sous couvert de laïcité, où la police se voyait dotée de moyens d’action juridiquement élargis, et usait sans vergogne, dans un climat d’impunité, d’une violence décuplée, notamment lors des manifestations contre la loi El Khomry, etc. Les ferments d’une révolte semblaient donc bien présents, en même temps que les germes d’une réaction fasciste. L’issue de l’élection présidentielle a rassuré les « démocrates » français, BFMTV, et bien des chancelleries. A raison ?
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, des causes de même nature, mais aggravées, sont nécessairement amenées à produire des effets du même type, mais décuplés. En matière d’histoire humaine, il est vrai que l’avenir ne peut se déduire de la simple connaissance des causes, mais il n’en demeure pas moins qu’il est hautement probable que les effets délétères de cinq ans de présidence Hollande seront amplifiés par la présidence Macron. Dans ces conditions, l’arrivée de néo-fascistes au pouvoir en 2022 devient une chose envisageable, de même que des mouvements sociaux d’importance pourraient entraîner un mouvement en sens inverse. Une situation explosive, à tous égards, pourrait bien ne pas tarder à mûrir. C’est une possibilité, seulement une possibilité.
La situation actuelle en France semble en fait plus propice à produire une forme de léthargie, à la fois du fait du divertissement produit par les habits du nouveau pouvoir, mais aussi et sans doute surtout du fait d’une fatigue liée au sentiment d’impuissance des plus démunis qui, cette fois encore, ne manqueront pas de faire les frais d’une précarisation sociale aggravée, mais aussi du traitement de choc infligé aux migrants (qu’on pense à Calais en particulier), dans un rapport de continuité avec le pouvoir précédent. C’est là qu’apparaît en pleine lumière le phénomène de blettissement que j’indiquais tout à l’heure. Et c’est là que l’alternative que j’évoquais dans le même mouvement peut se comprendre.
En effet, l’alternative peut s’exprimer dans les termes d’une opposition entre consommation (destruction) et défection. Qu’est-ce à dire ? D’un côté, la consommation désigne le fait de se nourrir du fruit blet de l’époque, qu’on le trouve ou non à son goût, et, de cette façon, les choses se poursuivant dans la même direction que précédemment, c’est le processus de décomposition qui se poursuivrait souterrainement. Une société exsangue, parvenue à son terme par l’auto-déploiement de ses mécanismes et de ses forces de développement et d’exclusion serait donc l’issue inévitable de ce processus. D’un autre côté, la défection consisterait, elle, en un refus de consommation, elle reviendrait au fait de bouder le fruit blet de l’époque. En apparence, cette branche de l’alternative semble s’apparenter à la précédente, puisqu’elle ne nous arrache pas au processus de pourrissement. Certes, mais la différence est pourtant de taille, et consiste à créer l’écart grâce auquel le pourrissement de l’époque peut ne pas se communiquer (ou pas totalement en tout cas) aux sujets du pouvoir, précisément du fait de leur rétivité. La forte abstention aux dernières élections législatives témoigne de l’ambiguïté de la situation – une simple absence d’appétit, ou déjà en partie le geste d’une subjectivité indocile ?
Car c’est bien aux effets d’une grande fatigue, digne de personnages de Beckett, et qui affecte aussi les formes du pouvoir, qu’il s’agirait d’échapper, non pas en s’exceptant de l’époque, en échappant miraculeusement aux multiples mécanismes de pouvoir, mais en faisant seulement un pas de côté, en s’abstenant de participer au déploiement de la logique de notre époque. Une telle abstention devient alors active, par cela seul qu’elle ouvre une brèche, qu’elle ouvre sur du possible. Enrayer la machine, ce n’est pas interrompre le processus de pourrissement en cours, c’est plutôt le laisser à son destin, et créer des lignes de fuite. C’est qu’il ne s’agirait pas d’entrer dans le moindre processus de restauration (souveraino-fasciste), mais au contraire, de signifier son congé à « la France », à la fois à celle du capitalisme financier, mais tout autant à la France néo-colonialiste, en s’affirmant résolument francophobe. Un grand vent pourrait alors nous saisir, nous réveillant du cauchemar de l’histoire, nous libérant du cloaque national, et plus largement occidental.

Dans cette non-assurance de ce qui pourrait venir, dans cette absence de balises qui pourtant n’ouvrirait pas sur une des modalités de la peur, la grande fatigue déjà s’éloignerait. Les invasions barbares, capables de venir régénérer notre Occident, il se pourrait bien que ce soit en nous que nous ayons les moyens de les puiser. Dans ce cas, il aura suffi de rester ouvert à l’hétérogène, d’entretenir en soi la soif de l’étranger (là réside une francophobie ontologique), tout autant que de l’étrangeté (ce mouvement consistant à différer d’avec soi-même). C’est en ce sens que le geste de la défection n’est politique qu’à la condition d’être indissociablement éthique, relatif à une certaine manière d’être. C’est en effet dans cet écart que se joue toute la différence entre la grande fatigue (défection par lassitude) et la grande santé (défection comme geste de résistance). Et si cette défection active ne relève pas d’un simple geste de défense, c’est qu’en cette gestualité est comme anticipée une nouveauté, sinon en sa forme, au moins en sa possibilité. Et si une sortie hors du découragement des plus éprouvés par l’époque peut se produire, nul doute que ce sera à travers les puissances régénératives puisées au sein de cette communauté qui vient, jamais figée, jamais substance, jamais Charlie – peuple de l’insurrection à venir, ne préexistant pas au geste insurrectionnel.