E - Éclectisme

, par Olivier Razac


La question de savoir comment une autorité arrive à s’imposer, c’est-à-dire à produire des effets d’obéissance, appelle de multiples réponses : par la force, par la position sociale, par le mensonge ou l’illusion, par la raison etc. Souvent, bien sûr, nous sommes gouvernés par un mélange de toutes ces modalités d’exercice du pouvoir. Chacune possède ses propres exigences, de puissance, de hiérarchie, de ruse, d’argumentation, qui peuvent entrer en synergie ou au contraire se contrecarrer. Ceci est très classique. Pour autant, l’actualité de notre régime de gouvernement, en particulier en France, engage à faire le focus sur deux caractéristiques relativement étonnantes de l’autorité politique. D’un côté, il ne faudrait pas négliger le reste de gouvernement par la raison dans les discours institutionnels et politiciens. En fait, la justification rationnelle de l’autorité possède encore une place décisive dans les démokraties, malgré les apparences. L’autorité gouvernementale continue de rechercher ce qu’on pourrait appeler une obéissance minimale, volontaire et rationnelle, qui fluctue entre la passivité névrotique et la résistance neutralisée. Car, en effet, il ne s’agit pas de produire l’adhésion sans reste à l’autorité ; ceci est non seulement hors d’atteinte mais irrationnel et inutile pour une gouvernementalité néolibérale. Cette obéissance, l’autorité l’obtient par des formes d’argumentation justifiant son droit à gérer l’état des choses par les multiples jeux de contraintes et de stimulations dont elle dispose. Mais, d’un autre côté, cette exigence rationnelle ne suffit pas à expliquer notre condition de gouvernés (elle la rend même incompréhensible). En effet, si on l’accepte sans reste, alors, d’une certaine manière, tout va bien – ce qui ne viendrait à l’idée de personne évidemment. Si l’autorité repose sur une argumentation rationnelle, il reste aux gouvernés insatisfaits à opposer d’autres formes d’argumentations qui rempliraient d’une manière plus satisfaisante des conditions partagées de rationalité. Tout le monde sait, là aussi, que cela ne marche pas. Parce que le pouvoir est arbitraire, violent, qu’il ment et manipule, d’accord. Mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’il manipule des formes hétérogènes d’argumentations qui produisent des effets variables de conviction qui se combinent pour produire une obéissance minimale. C’est ce que l’on se propose d’appeler ici un éclectisme des formes de justification de l’autorité politique. Pour éclaircir cette définition très ramassée, on se propose de prendre l’exemple d’un discours politique censé produire ou reproduire un fort consensus autour des institutions républicaines, celui prononcé devant le Parlement par le Premier ministre Manuel Valls après les attentats du 7 janvier 2015. Tout en précisant immédiatement que, bien que pratique, ce n’est pas le meilleur exemple. Cet éclectisme de l’autorisation du pouvoir est bien plus important et subtil dans les rationalités gouvernementales des multiples institutions qui nous gouvernent comme l’entreprise, l’école, les médias, la police, la justice etc.

Après les attentats dits de « Charlie Hebdo » le premier ministre prononce donc un discours important, parmi ceux qui marquent une carrière politique, discours qui possède au moins trois fonctions : Reformuler une identité républicaine (par opposition absolue avec le « terrorisme »), produire un consensus et une énergétique agglomérante autour de cette idée, afin de justifier des lois sécuritaires d’exception. On a donc immédiatement une structure surprenante puisque des lois qui mettent en difficulté les principes d’un État de droit sont justifiées par la réaffirmation solennelle de la sacralité de ce modèle institutionnel. On pourrait bien sûr se contenter d’opposer un grand rire au ridicule d’une telle démarche, mais ce rire s’étrangle immédiatement dans nos gorges et l’on se retrouve bien seuls si on ne fait pas l’effort de comprendre comment une telle argumentation est possible et possède une certaine efficacité politique, à l’époque du « Je suis Charlie » [1]. Or, il est possible de faire fonctionner socialement et politiquement une contradiction dans les termes – l’exception est justifiée par la règle – parce qu’elle repose sur un patchwork mobile, plastique, de justifications qui possèdent chacune des exigences de validité testables. On se propose ainsi de repérer dans ce discours différentes lignes argumentatives de justification de l’autorité politique qui reposent chacune sur des socles théoriques solides et anciens. On trouve, au moins, cinq registres de discours différents. Un registre « patriotique » mythique, un registre « démocratique » de légalité, un registre « sécuritaire » d’exception, un registre « économique » libéral, et un registre « social » solidaire. Or, il faut avoir en tête que chacun de ces registres possède sa propre verticalité, c’est-à-dire qu’il articule des concepts, des finalités, un champ de référence et des conditions de validité spécifiques (on pourrait ajouter des conditions historiques et sociales, des personnages types, etc.). Plus important encore, on peut considérer que chacun de ces registres s’est construit en opposition, souvent explicite, avec un ou plusieurs des autres registres. Autrement dit, ce type de discours de légitimation prétend produire une synergie argumentative entre des logiques qui s’excluent l’une l’autre, soit par contradiction, soit par « incommensurabilité ».
Le registre « patriotique » mythique apparaît d’abord dans des formules de « personnification » du principe d’autorité d’une « Nation » qui possède l’unité d’un corps et d’un esprit : « c’est la France qu’on a touchée au cœur », « autant de visages de la France », une France qui se « tiendra à leurs côtés » et qui est « debout » « toujours présente » qui « après le choc, a dit “non” [2] », malgré le fait qu’on a voulu abattre « son esprit » etc. Ce personnage mythique possède un destin particulier et surplombant qui prescrit et légitime par avance la réaction de la Nation (en l’occurrence du parlement et de l’exécutif), sa « lumière » unique doit rester « à la hauteur de son histoire », de sa « grandeur » et de ce « qu’elle incarne d’universel » d’où un « mouvement spontané d’unité nationale » qu’il faut entretenir « comme un feu ardent » « en nous rappelant sans cesse nos héros, ceux qui sont tombés » etc. D’un côté, cette ligne argumentative, comme toutes les autres, pourrait (devrait) se suffire à elle-même. Elle est ancienne, on la trouve chez quelqu’un comme Joseph de Maistre, à cheval entre Ancien Régime et modernité, dès la toute fin du 18e siècle. L’autorité ne saurait être d’origine humaine, sinon elle ne peut qu’être variable et discutable, ce qui est contradictoire. L’autorité ne peut venir que d’un principe transcendant ceux sur qui elle s’applique. Elle vient de l’unité et de la vénérabilité des coutumes institutionnelles d’un peuple qui témoigne de l’origine plus qu’humaine de cette autorité. Elle vient d’un principe spirituel incarné dans la Nation qui s’impose aux intérêts privés des individus et des groupes. Il est amusant d’entendre des républicains manipuler aussi effrontément un argumentaire contre-révolutionnaire et anti-contractualiste. On le comprend pourtant facilement en considérant un argument de ce type : « Peuple français, ne te laisse point séduire par les sophismes de l’intérêt particulier, de la vanité ou de la poltronnerie. N’écoute plus les raisonneurs : on ne raisonne que trop en France, et le raisonnement en bannit la raison. Livre-toi sans crainte et sans réserve à l’instinct infaillible de ta conscience. Veux-tu te relever à tes propres yeux ? Veux-tu acquérir le droit de t’estimer ? Veux-tu faire un acte de souverain ?… Rappelle ton souverain [3]. » Il n’y a pas à chercher les raisons du terrorisme, il suffit de faire corps sous l’autorité de la tête de la Nation, l’exécutif. D’un autre côté, le discours du Premier ministre ne peut évidemment pas se contenter de cette ligne argumentative qui, seule, n’est pas républicaine ! Pour la faire fonctionner dans un cadre légitimant républicain, il faut l’entremêler, la tisser avec d’autres mélodies.
D’où la présence indispensable du registre « démocratique » de légalité qui fait reposer la légitimité politique sur l’expression positive de la volonté générale. Ce qu’il faut défendre contre le terrorisme, c’est non plus « la France », mais « notre démocratie, l’ordre républicain, nos institutions », « la laïcité ». Cette république, elle n’a plus un corps, un esprit, mais elle est constituée de « citoyens ». Ces citoyens et leurs représentants doivent agir « avec les yeux rivés sur l’intérêt général » ce qui implique de défendre la « démocratie », « l’État de droit », « les grands principes républicains », « les libertés publiques ». Concrètement cela implique de respecter les procédures démocratiques et les « conditions juridiques » de production de la loi qui doit être « votée » par les représentants du peuple et dont l’application devra se faire sous « le contrôle strict du juge ». Ce n’est plus de Maistre, ce serait plutôt Rousseau (mais un Rousseau honteux castré par Montesquieu). Mais cela ne suffit pas encore parce que ce cadre juridique républicain limite bien trop la marge de manœuvre d’une gouvernementalité gestionnaire par définition extra-juridique puisque pragmatique [4].
D’où le troisième pied du tabouret républicain, malgré tout branlant (heureusement), le registre « sécuritaire » d’exception. Car la « menace globale » est toujours présente, des « risques sérieux et très élevés demeurent », il y a en France des « dizaines de MERAH potentiels ». Face à cela, il faut « être à la hauteur de l’attente, de l’exigence du message des Français » (qui ne sont plus ici les membres du corps de la France ou les citoyens produisant la loi, mais des victimes potentielles demandant protection à…). C’est pourquoi des « décisions graves s’imposent ». Il faut permettre « un niveau d’engagement massif » des forces de l’ordre permettant la « protection permanente » des points sensibles. Car, « à aucun moment nous ne devons baisser la garde ». « Il faut nous battre sans relâche », « en permanence », avec « une vigilance de chaque instant ». Il s’agit « d’une guerre » qui suppose que les moyens soient « régulièrement renforcés » et de « donner aux services tous les moyens juridiques ». Il faut « prendre enfin toute la mesure de ces enjeux », « le plus rapidement possible », « nous ne pouvons plus perdre de temps ! ». On entend du Hobbes ici, selon lequel le calcul rationnel sur fond de passion pour la survie implique d’autoriser une autorité absolue. Or, ce registre de l’urgence, de la guerre totale, de l’exigence de résultat, selon une dimension absolue de vie et de mort, est tout à fait incompatible avec la temporalité et la relativité démocratiques.
Enfin, il faut ajouter à ce triptyque majoritaire deux autres édulcorants discursifs. Un registre « économique » libéral qui indique que tout cela doit prendre en considération la pluralité des intérêts des individus et des groupes, des opinions et des affaires privées. Car cette « France », c’est aussi celle d’une « liberté farouche », d’une grande « diversité » (celle des « trois couleurs [sic] »), ce « mélange si singulier de dignité, d’insolence et d’élégance [sic] ». Il ne s’agit pas seulement des libertés publiques, mais aussi « individuelles », ce qui suppose la « tolérance » et la « liberté d’expression », « les débats et les confrontations » de « ceux qui croient comme de ceux qui ne croient pas. » De plus, les décisions qui seront prises doivent prendre en considération les difficultés actuelles « sur le plan économique. » Ce n’est plus Maistre, Rousseau ou Hobbes, mais plutôt Locke ! On trouve également des traces d’un registre « solidariste » qui édulcore quelque peu la tonalité guerrière du registre sécuritaire. La « France » répond également par la « compassion et le soutien » envers les victimes et leurs familles. Il faut répondre au « racisme » par la « fraternité », mais il faut aussi répondre d’une manière « préventive » par « le suivi et la réinsertion des personnes radicalisées », « accompagner, aider, suivre de nombreux mineurs menacés ».
D’une manière générale, ces registres sont entrelacés au niveau du discours dans son entier mais restent séparés dans l’argumentation, ce qui permet de sauvegarder le minimum de cohérence nécessaire de chacune des logiques. Mais il faut néanmoins qu’elles se rencontrent parfois, produisant ainsi de magnifiques justifications torsadées qui devraient être étudiées en écoles de rhétorique (et, pour des raisons différentes, en écoles de logique). « Avec détermination, avec sang-froid, la République va apporter la plus forte des réponses au terrorisme, la fermeté implacable dans le respect de ce que nous sommes, un Etat de droit [5]. »

Ainsi, l’éclectisme est (ou devrait être) un champ d’étude de « philosophie politique ». Contentons-nous ici de trois remarques. Premièrement, on peut se demander ce qui permet à cet éclectisme de fonctionner. D’un côté, on peut insister sur l’impossibilité de ce patchwork qui produit des couples de contradictions – sacré/profane, absolu/relatif, unicité/pluralité, décision/concertation, exception/droit, temporalité de l’urgence/temporalité de l’élaboration etc. – mais aussi des champs de références « incommensurables », c’est-à-dire posant des visions du monde exclusives les unes des autres – un monde s’ordonnant à la transcendance métaphysique, un autre à la transcendance positive, un autre à l’immanence des menaces inhérentes aux relations sociales, un autre à l’immanence de la pluralité productive des relations sociales, un autre à la transcendance sociale de la cohésion « holiste » etc. Mais, d’un autre côté, il faut constater que ce montage possède aussi une étrange consistance et efficacité, parce qu’il peut toujours se retrancher sur la solidité de chacune des lignes argumentatives prises isolément, parce qu’il peut faire fonctionner des synergies locales (République et Nation, République et droit, République en danger, République et libéralisme, République et solidarité etc.), parce qu’il peut enfin faire oublier ces contradictions dans la fluidité médiatique du jonglage entre ces argumentations. Il suffit de postuler la synergie entre ces arguments, que personne n’en remarque les difficultés (ou toujours trop tard ou d’une manière trop ennuyeuse), et laisser l’amnésie toujours renouvelée des spectateurs faire le reste. Ceci est d’une actualité qui n’échappera à personne à l’époque du « et en même temps ».
Deuxièmement, on comprend peut-être mieux avec cet exemple la notion de conviction et d’obéissance minimales. D’un côté, ce montage ne peut absolument pas produire une conviction rationnelle « claire et distincte », solide et qui pourrait donner ses raisons. Elle peut par contre produire un sentiment diffus et inquiet d’adhésion par défaut, en combinant des bribes de compréhension et de conviction avec l’incapacité à produire une critique « plus » rationnelle du montage complet. Neutralisation d’une capacité critique capturée dans un filet paradoxal de raisons qui se retranche alors sur la passivité de la continuation d’un quotidien de la frustration, du ressentiment et de la mauvaise conscience.
Troisièmement, il faut insister sur le fait qu’il ne s’agit pas là d’une stratégie imputable à des personnes (la mauvaise qualité de notre personnel politique) ou à la dégradation des institutions républicaines qu’il faudrait refonder. La structure de cet éclectisme permet de comprendre que l’on ne peut pas être gouverné autrement dans une démocratie (soi-disant) représentative, une monarchie élective à mandat limité dans le cas de la France. L’éclectisme est impliqué par le couple élection/souveraineté, c’est-à-dire pluralité de raisons/pouvoir unique. Tant qu’il y a un pouvoir de décision suprême qui peut être capté par l’agglomération de suffrages, nous ne pouvons qu’être pris dans cette toile d’araignée. Car notre problème ce n’est pas la pluralité des raisons, ce n’est même pas seulement la transcendance de la souveraineté, c’est l’articulation paradoxale entre les deux. Il faut donc libérer la pluralité des raisons de la souveraineté en produisant des institutions multiples et locales, d’élaboration collective, égalitaire et permanente des règles qui régissent notre vie en commun. Toute autre proposition est une nouvelle « illusion spectaculaire ».

Photo d’illustration Henry Streatham©

Notes

[1Certes le discours du 13 janvier succède aux grandes manifestations du 10 et du 11, il surfe sur l’élan de solidarité mais contribue à institutionnaliser une énergétique « d’union sacrée » très républicaine.

[2On remarquera les guillemets du « non » indiquant que le ministre cite ici la parole même de la France.

[3Joseph de Maistre, Considérations sur la France, in Œuvres, Robert Laffont, Bouquins, 2007, p. 253

[4Il faut faire attention ici au fait que ce « pragmatisme » ne concerne pas essentiellement l’efficacité opérationnelle des mesures sécuritaires mais leur efficacité en termes de communication politique et de maintien au pouvoir. Nous faisons tout, et même plus, pour vous protéger.

[5Ou encore : « A une situation exceptionnelle doivent répondre des mesures exceptionnelles. Mais je le dis aussi avec la même force : jamais des mesures d’exception qui dérogeraient aux principes du droit et des valeurs. »