J - Journalistes Plenel en Monsieur Propre

, par Alain Brossat


A quoi sert le journalisme d’investigation ?
A moraliser la vie publique, à confondre les politiciens et hauts commis de l’Etat corrompus, à promouvoir la transparence de la vie publique, répondent ses supporteurs enthousiastes – et ils sont nombreux en ce pays. Le journaliste d’investigation aime à se camper dans le rôle du « Monsieur Propre » et pourfendeur des vices des élites politiques de notre temps, il fait de cet état un apostolat et n’a pas, quand il réussit un coup, le succès modeste.
Mais c’est, bien sûr, tout le contraire qui est vrai. Chaque fois que les journalistes d’investigation opèrent une saignée sur le grand corps malade de la démocratie d’institution, attrapent au collet un menteur fieffé, un corrompu sûr de son impunité, un Balkany, un Cahuzac, un Fillon, c’est la même illusoire scène de la salvatrice purgation qui se rejoue : notre vie politique est percluse de tous les maux, mais tout de même, les médecins sont là, qui veillent au grain, prescrivent, opèrent et sauvent ce malade chronique qu’est la démocratie d’opinion.
Le journalisme d’investigation, à ce titre, avec sa passion pour la chasse aux brebis galeuses, joue dans le même registre exactement que les procédures électorales : il donne du répit, il relance, il recharge les batteries du gouvernement des élites en mettant en scène périodiquement de ces « grands ménages » dont ce régime de la domination a un besoin de plus en plus vital - le succès croissant du « dégagisme » en est un indice probant. On fait la peau, de haute lutte (une belle histoire à épisodes, le citoyen en canapé adore ça...) à un Cahuzac qui ne l’a pas volé, on taille à Fillon le costard qu’il mérite - c’est du beau Guignol - le public applaudit, ne pouvant se garder d’éprouver le sentiment qu’un acte de justice directe et réparatrice s’est effectué sous ses yeux - et la machine qui s’alimente de ce sang frais repart de plus belle, Bercy reste Bercy, avec ou sans Cahuzac, Macron perce sous Fillon, la belle affaire.
Le journalisme d’investigation, tel qu’il est habité en France par l’idée fixe de l’épinglage des politiciens corrompus et des PDG trop payés ou fraudeurs, c’est la soupape de sécurité de la démocratie de marché, le ministère de la lumière et de la transparence dans ce monde de brutes qu’est la politique institutionnelle. L’une de ses vocations, et non des moindres, c’est de faire oublier au chaland à quel point sont, dans un pays comme le nôtre tout particulièrement, imbriquées les élites politiciennes et médiatiques. Les pratiques endogamiques de ces « gens du même monde », qu’ils soit passé par la rue Saint-Guillaume ou non, sont de notoriété publique et laissent souvent l’observateur étranger souvent pantois .
En dressant l’estrade sur laquelle sera pendu en effigie le ministre, le député pris la main dans le sac, le journalisme d’investigation ne se contente pas de travailler activement à la production de l’oubli des connivences et collusions multiples des mediacrates et de ceux qui vivent de la politique institutionnelle, il érige simultanément un monument à la gloire de son « indépendance » - beau tour de passe-passe à l’occasion duquel la moustache de Bel-Ami-Plénel réussirait presque à se faire passer pour le grand balai salvateur, appliqué à nettoyer les écuries d’Augias du présidentialisme autoritaire et du parlementarisme couché.

Il est, en vérité, parfaitement dérisoire et profondément illogique de voir par exemple l’épisode qui a ruiné les ambitions présidentielles de François Fillon comme un moment où se présente le bon fond malgré tout de notre régime démocratique, la liberté de la presse et l’indépendance du dit « quatrième pouvoir » s’y manifestant alors avec éclat comme puissance régulatrice de la vie politique trop souvent gangrenée par les faiblesses personnelles et les appétits individuels... Ce qui ressort surtout de cette affaire, c’est en premier lieu la disparition, en l’occurrence, de tout élément de normativité relatif à un système de règles, des procédures, un code découlant d’un Etat de droit : le journaliste du Canard enchaîné qui décide de s’intéresser aux petites et grandes affaires de M. Fillon et qui fait son miel du contenu de quelques corbeilles à papier est, par définition, dans un système supposé fonctionner à la représentation (fondement de la démocratie moderne), un parfait irrégulier, mandaté par personne si ce n’est le directeur de son journal, M. Angéli.
Un hasard, une intuition lui disent que Fillon est une bonne pioche – mais pourquoi pas tel autre de ses concurrents du moment ? Voici donc le cours de l’élection-pivot autour de laquelle tourne la vie politique institutionnelle française radicalement à la merci du zèle d’un journaliste dans les mains duquel, du coup, se trouve concentrée une incroyable puissance politique – mais qui vous a conféré ce pouvoir, qui vous a élu et mandaté pour ouvrir la voie au ludion Macron en faisant la peau au failli Fillon (sans doute pas plus que Sarkozy qui, en son temps, n’a pas eu droit au même traitement de faveur...) ?
Le plus impressionnant, en la matière, c’est quand même la façon dont la Justice, cette grande Dame si chatouilleuse sur le registre de son indépendance, s’en vient alors sucer la roue, pour employer une image cycliste, du journal satirique. On aurait pu imaginer que, dans un Etat de droit, la Justice, en tant qu’elle est professionnelle et indépendante, a la capacité de veiller à ce que des personnages publics de premier plan, dont il s’avère qu’ils ont accumulé au fil de leur carrière, toutes sortes de délits, aient à connaître la sanction de la loi. Il s’avère à l’usage qu’il n’en est rien et qu’en matière de délinquance de la classe politique, la Justice tend à agir en auxiliaire de la presse d’investigation qui lui désigne les pistes à suivre, les lieux à perquisitionner, les personnes à auditionner. Cependant, inéluctable mais déprimante déduction, on peut imaginer que ce que découvre la presse d’investigation au fil de ses enquêtes, ce n’est guère que quelques poils du mammouth des turpitudes du monde d’en-haut, dans ce pays. La démocratie se trouve donc ici placée sous le régime du coup de dés, et elle marche sur la tête – pour un Fillon pris en flagrant délit, combien d’autres de même poil et qui s’ébrouent en toute insouciance dans les allées du pouvoir !
Ici, donc, le journalisme d’investigation, dans ses œuvres, démontre exactement l’inverse de ce dont il entend faire son image de fabrique : non pas que « la démocratie » fonctionne, en dépit de tout et en particulier grâce à lui, mais que tout ce simulacre s’entretient moins de pouvoirs « occultes » comme le disent certains, que de jeux de puissance(s) toujours en quête de légitimité démocratique tout en étant portées à agir selon leurs propres normes et à défendre leurs propres prérogatives, même quand celles-ci s’apparentent fâcheusement à des passe-droits – pas de journalisme d’investigation sans violation coutumière du secret de l’instruction des affaires judiciaires.
Le journalisme d’investigation consacre l’essentiel de son énergie aux enquêtes sur la corruption des élites, drapé dans le lin blanc de la promotion de la « transparence » (idéologie simplette s’il en est) pour une raison bien évidente : c’est dans ce rôle de redresseur de torts et de narrateur des turpitudes de ce que le public est spontanément porté à vouer aux gémonies, que le « quatrième pouvoir » présente son meilleur profil et cultive aux meilleures conditions son indice de popularité. Du coup, passe largement à la trappe ce qui, pourtant, avait pu faire de l’enquête journalistique, du grand reporter, du « publiciste » une grande figure de la vie publique – les enquêtes d’Albert Londres sur les bagnes militaires et sur Cayenne, celles de Nellie Bly sur l’asile de fous de Blackwell Island, les investigations de Egon-Erwin Kisch sur le suicide du colonel Redl et, plus près de nous, les fameuses enquêtes sous alias de Günter Wallraff. A la trappe tout cet ingrat et parfois dangereux travail de mise à jour des scandales du présent, là où est en jeu le sort fait à ceux de « tout en-bas » (Ganz Unten – c’est le titre d’une des plus retentissantes enquêtes de Wallraff) !
Ce rétrécissement du champ de l’investigation journalistique au plus superficiel et au plus futile du chaos du présent est symptomatique de la disparition du contre-champ dans l’espace du « quatrième pouvoir ». La presse moderne, depuis ses origines, au XIX° siècle, a toujours été portée au conformisme, aux connivences avec les pouvoirs établis, aux arrangements avec les puissances d’argent – corrompue, jusqu’à un certain point. Mais il y avait, en même temps, des journalistes qui disaient leur fait aux chefs de partis, des reporters qui enquêtaient sur la face cachée de la colonisation, des écrivains de talent qui écrivaient des les journaux...
La normalisation qui s’est effectuée aux conditions des groupes financiers et des aèdes de la démocratie libérale a été d’une violence inouïe, transformant la presse en pure et simple machine à fabriquer l’hégémonie ou, dixit Chomsky, le consentement. L’une des conséquences de cette bifurcation a été la totale involution des enjeux et des pratiques de l’investigation. Ceux-là même qui en font profession la pratiquent comme une addiction, une compulsion, un automatisme. Ils chassent le politicien faisandé et l’homme d’affaires magouilleur comme d’autres tirent sur des pipes en terre – par habitude, par profession, et, au passage, parce que ça écoule du papier ou fait des abonnés. Pour le reste, un jour, ils nous exhortent, solennels et pontifiants à faire barrage au fascisme en votant Macron, quand même, en dépit de tout... et dès le lendemain, à peine le gouvernement adoubé par celui-ci formé, les voici repartis de plus belle en campagne contre le premier des ministres tripatouilleurs sur lequel ils peuvent tomber.
La vérité, c’est que ces gens-là ont, depuis longtemps, oublié la différence entre un « oui » et un « non ». Or, le début de l’intelligence politique, c’est de savoir faire la différence entre un « oui » et un « non » - d’en mesurer la portée et les conséquences.