L - Leonarda

, par Luca Salza


La rafle de Leonarda, le mercredi 9 octobre 2013, a suscité beaucoup d’émotion, mais peu de réactions au long terme. Leonarda, 15 ans, collégienne en France. Ce mercredi, elle part en sortie scolaire mais le soir elle ne rentre pas chez elle : scolarisée en France, elle n’a pas de papiers, la police aux frontières l’embarque, avec le reste de sa famille, sur un avion, direction le Kosovo, après avoir fait arrêter le car qui l’emmenait en sortie scolaire. Voici le témoignage d’une de ses enseignantes, Madame Giacoma, professeur d’histoire-géographie-éducation civique : « [au téléphone ] je n’ai pas compris tout de suite ce qui se passait, j’ai cru que c’était la mère de Leonarda qui voulait être rassurée et en fait, c’était le maire de Levier, commune de résidence de Leonarda, qui m’a précisé qu’il savait que nous nous rendions à Sochaux et il me demandait expressément de faire arrêter le bus. Dans un premier temps j’ai refusé en précisant que ma mission était d’aller à Sochaux avec tous les élèves inscrits pour cette sortie pédagogique (visite de lycées + visite de l’usine Peugeot). Le maire de Levier, Albert Jeannin, m’a alors passé au téléphone un agent de la PAF qui était dans son bureau : son langage était plus ferme et plus directif, il m’a dit que nous n’avions pas le choix, que nous devions impérativement faire stopper le bus là où nous étions car il voulait récupérer une de nos élèves en situation irrégulière : Leonarda Dibrani cette dernière devait retrouver sa famille pour être expulsée avec sa maman et ses frères et sœurs ! Je lui ai dit qu’il ne pouvait pas me demander une telle chose car je trouvais ça totalement inhumain... Il m’a intimé l’ordre de faire arrêter le bus immédiatement à l’endroit exact où nous nous trouvions. Le bus était alors sur une rocade très passante, un tel arrêt aurait été dangereux ! Prise au piège avec 40 élèves, j’ai demandé à ma collègue d’aller voir le chauffeur et nous avons décidé d’arrêter le bus sur le parking d’un autre collège (Lucie Aubrac de Doubs). J’ai demandé à Leonarda de dire au revoir à ses copines, puis je suis descendue du bus avec elle, nous sommes allées dans l’enceinte du collège à l’abri des regards et je lui ai expliqué la situation. Elle a beaucoup pleuré, je l’ai prise dans mes bras pour la réconforter et lui expliquer qu’elle allait traverser des moments difficiles, qu’il lui faudrait beaucoup de courage... Une voiture de police est arrivée, deux policiers en uniforme sont sortis. Je leur ai dit que la façon de procéder à l’interpellation d’une jeune fille dans le cadre des activités scolaires est totalement inhumaine et qu’ils auraient pu procéder différemment. Ils m’ont répondu qu’ils n’avaient pas le choix, qu’elle devait retrouver sa famille... Je leur ai encore demandé pour rester un peu avec Leonarda et lui dire au revoir (je la connais depuis 4 ans et l’émotion était très forte). Puis j’ai demandé aux policiers de laisser s’éloigner le bus pour que les élèves ne voient pas Leonarda monter dans la voiture de police, elle ne voulait pas être humiliée devant ses amis ! Mes collègues ont ensuite expliqué la situation à certains élèves qui croyaient que Léonarda avait volé ou commis un délit. Les élèves et les professeurs ont été extrêmement choqués et j’ai dû parler à nouveau de ce qui s’était passé le lendemain pour ne pas inquiéter les élèves et les parents » [1].
Léonarda défraye la chronique puisque la police touche au vif un sanctuaire de la république. Pourtant hier comme aujourd’hui, et encore demain, innombrables sont les Leonarda (même si la plupart du temps ils sont sans nom), qui se font arrêter parce que la couleur de leur peau indique qu’ils n’ont pas les bons papiers, qui finissent dans un centre de rétention puis jetés dans le premier avion. Leur seul crime est d’exister, de vouloir exister. Le « clandestin » ne peut, ne doit pas « vivre ». Ce ne sont pas les papiers que les bons Européens lui refusent, mais le droit d’existence.
Peu importe, alors, s’il se noie en essayant de vivre, de se manifester, d’arriver sur nos rives !
C’est le fond (pas secret) de toute politique migratoire en Europe à l’époque où il n’y a plus (beaucoup) besoin de main-d’œuvre. C’est la vérité de tous les dispositifs de contrôle, mis en place par les divers gouvernants de droite ou de gauche (l’affaire Leonarda est un des premiers pas de la présidence Hollande), soutenus et supportés largement par la population, notamment par les petits propriétaires.
Depuis des années, il est évident que les lois « régulant les flux » des migrants causent des morts et produisent du désespoir. Mais il faut défendre la société. Il faut défendre le niveau de vie des Européens, la possibilité d’acheter un appartement dans une zone non dégradée par la simple présence de quelques pauvres, de continuer à faire du shopping dans le centre commercial flambant neuf dans la superbe ZAC d’à côté, de passer ses vacances au Monténégro ou sur le delta du Nil.
Il est inutile, à mon sens, de rappeler pour l’énième fois l’inhumanité de ces lois. Qui veut savoir sait. Ce n’est, d’ailleurs, plus en se cachant que tiennent leurs propos les différents xénophobes et identitaires (de droite ou de gauche : « donnez-moi du blancos », disait le maire socialiste d’Evry, à la recherche de quelque consensus sur les marchés de sa ville). La parole raciste s’est libérée, dit-on. Mais cette parole est comme la tête d’une hydre, elle est désormais multiforme : personne n’ose plus tenir des discours proprement fascistes, alors on préfère le vieux bon sens (on ne peut pas accueillir toute la misère du monde, il faut les aider chez eux...), ou une morale auto-proclamée républicaine (attention à la laïcité !, luttons pour les droits des femmes !). C’est au nom d’un discours proprement républicain qu’on peut alors déléguer, sans vergogne, aux milices libyennes (L comme Libye, il y aurait un autre chapitre à ajouter à cet abécédaire, n’est-ce pas MM. Guéant, Sarkozy, Cameron ?) le contrôle des frontières du sud de l’Europe, tandis qu’un navire ouvertement fasciste navigue librement dans ces eaux à la poursuite des migrants. Et c’est au nom de ce même discours que M. Macron, chef suprême des républicains, démocrates et anti-fascistes de France, peut proposer de placer des « hotspots » pour filtrer les migrants dans le Sahel. Un trop plein d’humanitarisme et de démocratie, sans doute.
Je n’ai ni la force ni l’envie de revenir sur tout cela. Nous savons tout de ce racisme d’Etat.
« Assez causé quand vient le danger » (Balzac).
Et pourtant, l’affaire Leonarda mérite encore un petit détour. Encore des mots... « Tisse, tisseur de vent... » (Joyce).
Les policiers ont accompli leur mission. Ils ont arrêté d’abord le père de Leonarda, puis la mère et ses frères et sœurs, enfin la jeune fille à l’école. Ils les ont mis dans l’avion, en bonne et due forme, dans une forme proprement républicaine (d’ailleurs, ils ne l’ont pas arrêtée sur le car, mais ils l’ont invitée à descendre et lui ont chuchoté à l’oreille qu’elle devait déguerpir, ce qui a soulagé les démocrates paladins de l’éducation nationale). Mais pour quelle destination, au juste ? Les policiers et les dirigeants politiques « rapatrient », c’est-à-dire qu’ils renvoient les gens dans leur « patrie », à leur origine, à la fixité d’une identité immuable, là où on est, par exemple, nés. Mais pour une famille Rrom, comme celle de Leonarda, où se situent les « racines » ? On l’envoie au Kosovo, où Leonarda et quelques-uns de ses frères et sœurs n’ont jamais mis les pieds, un pays où, du reste, les nationalistes se sont distingués pour avoir expulsé en quelques jours, en 1999, sous le regard complice (et sûrement admiratif) de l’Occident, la quasi-totalité des 100000 Rroms qui y habitaient depuis longtemps, par le biais d’assassinats, d’incendies, de sévices et de viols. Leonarda ne connaît nullement le pays auquel on la « destine ». Elle est née et a grandi en Italie, elle a vécu en France pendant presque cinq ans. Or, la bonne décision fut de la renvoyer à Mitrovica, au Kosovo. Quand ils l’arrêtent, les policiers lui disent :
« Ta place est au “Kosovo”.
“- Mais non ! C’est faux !” », répond-elle [2].
Elle a raison : c’est faux. Sa patrie n’est pas le Kosovo, elle n’a jamais vu ses paysages, elle ne connaît ni l’albanais ni le serbe, les langues du pays. Elle parle l’italien, le français, le romani. Elle est d’où, en effet ? Elle est d’ici et ailleurs, dirions-nous.
Cette « identité » représente l’extrême faiblesse de Leonarda (et des siens), la mettant à nu devant tous les pouvoirs et les imbéciles nés quelques part (Brassens). Mais c’est aussi sa puissance, ce qui fait véritablement peur. Elle préfigure une citoyenneté à la hauteur de la globalisation. Sans patrie ni nation. Ni droit du sang ni droit du sol. Voilà pourquoi l’Europe ne veut pas d’elle... Contrairement aux propos universalistes des uns et des autres, les dirigeants et les peuples européens ont peur de ces identités nomades, métissées. Leonarda est in-admissible et in-assignable justement car elle a trop d’identités (et donc elle n’en a aucune). Elle est Rrom, italienne, française, et encore tant d’autres cultures. A la rigueur, une Européenne parfaite ! Comme tant de migrants échouant sur nos côtes qui connaissent un grand nombre de langues, pays, cultures, et l’Europe, pauvre vache, veut les fixer dans un pays, une langue, une culture.
L’ascension et l’affirmation d’un racisme institutionnel ont précisément pour but de s’opposer à la transformation des sociétés occidentales en sociétés plurinationales et multiculturelles. Une transformation qui est néanmoins riche d’une grande force de libération, comme en témoigne la vie de Leonarda.
Malgré le désert que nous traversons, le noir où nous a plongés l’ordre néo-libéral et sa criminalisation de la pauvreté, celle que les tenants du néolibéralisme sont en train, eux-mêmes, d’aggraver, ce conflit entre les Etats et ce qu’on peut appeler « Leonarda », entre des lois défendant des identités présumées (ou plus précisément des « intérêts » de classe) et des vies traversant frontières, langues et cultures, est tout à fait ouvert. On n’en connaît pas l’issue.
Sous ses formes actuelles, fiévreuses et frénétiques, la mondialisation subvertit et dénoue encore plus les modèles culturels essentialistes et homogénéisants. Elle défait toutes les limites. Mais même les processus d’immigration libre ou forcée changent la composition du monde tout entier, diversifiant les cultures et pluralisant les identités culturelles des vieux Etats-nations dominants et des vieilles puissances impériales. Les flux non régulés et souvent illégaux des peuples et des cultures sont aussi puissants et irrésistibles que les flux sponsorisés du capital et des technologies. Les premiers inaugurent un nouveau processus de « minorisation » au sein des vieilles sociétés métropolitaines. Ces « minorités » ne sont pas forcément « ghettoïsés » : elles ne restent pas longtemps enclavées. Elles s’engagent dans la culture dominante sur un front très large. Elles appartiennent, en réalité, à un mouvement transnational, et leurs connexions sont multiples et transversales. Elles marquent la fin d’une « modernité » définie exclusivement selon des termes occidentaux.
En réalité, il y a deux processus à l’œuvre dans les formes contemporaines de la mondialisation, laquelle est elle-même un processus fondamentalement contradictoire. Il y a les forces dominantes de l’homogénéisation culturelle, par lesquelles, en raison de sa prédominance sur le marché culturel et dans les « flux » de capitaux, de technologies et de cultures, la culture occidentale, et plus particulièrement états-unienne, menace de submerger toutes les autres, en imposant une similitude culturelle homogénéisant – ce que l’on a appelé la « mcdonaldisation » ou « nike-isation » de toute chose. Mais existent aussi, à côté de cela, des processus qui décentrent lentement et subtilement les modèles occidentaux, provoquant une dissémination de la différence culturelle tout autour du globe.
Ces « autres » tendances n’ont pas (encore) le pouvoir d’affronter et de repousser frontalement les premières. Elles sont néanmoins en mesure de subvertir et de « traduire », de négocier et d’indigèniser l’attaque de la culture mondiale contre les cultures plus faibles. Au fait, ces tendances ne sont pas prêtes à rester enfermées à jamais dans une « tradition » immuable. Elles sont déterminées à construire leurs propres types de « modernité vernaculaire » (comme la définit Stuart Hall), c’est-à-dire les signifiants d’un nouveau type de conscience transnationale, transculturelle et même postnationale.
Leonarda est justement un des noms de ce type de conscience.
Son histoire nous impose de poser le problème de l’identité d’une manière totalement autre, si nous ne voulons pas mourir européens. Leonarda nous conseille de nous défaire de toute identité. Dans le contexte de la globalisation, Stuart Hall parle d’identités diasporiques, d’identités qui ne cessent de produire ou de se reproduire à travers l’hybridité. On pourrait également parler d’identités « de travers », d’identités qui ne sont pas des identités, mais qui résultent plutôt du croisement avec d’autres identités, non identités, d’identités traversées par d’autres identités.
Les migrations impliquent une « nouvelle ethnicité », la construction de la subjectivité ne relève plus de la nation, de la race, ou de la couleur de la peau, mais de l’histoire, de la culture, de la politique. Je deviens ce que je suis non plus sur la base de ce que j’étais et ai été dans le passé, mais sur la base de ce que je suis aujourd’hui. C’est-à-dire que je me construis jour après jour avec les autres personnes que je rencontre sur mon chemin, je ne suis pas bloqué sur mon passé. De cette manière, si je suis étranger, je ne le suis plus. En effet, peu importe si je suis noir, blanc ou africain, européen ou asiatique. Ce que j’étais auparavant ne compte pas, ne comptent pas non plus mes données biologiques. Bien au contraire, ce qu’il faut faire c’est de se défaire (et défaire) sa vieille prétendue identité. La « nouvelle ethnicité » dont parle Stuart Hall permet d’aller au-delà des grilles où nous emprisonnons l’étranger : différent ou intégré. Rrom ou français, par exemple. La « nouvelle ethnicité » invite plutôt à dépasser cette opposition pour parier sur la chance du « métissage » entre la vieille identité et la nouvelle : il faut refuser le « ou » puisqu’il faut saisir toute la puissance de la conjonction « et » [3] : Rrom et Française et Italienne, comme demande à l’être Leonarda.
Au fait, Leonarda ne se pose plus la question de savoir si elle est Rrom ou européenne (c’est surtout le pouvoir qui la renvoie à sa soi-disant essence, comme il advient à K. chez Kafka). Elle voudrait pouvoir vivre en France sans nier sa culture. Leonarda échappe à la logique binaire, à l’opposition mutuelle ou bien/ou bien (étranger ou bien intégré, assimilé). Elle échappe aussi aux catégories classiques de la philosophie politique. Elle est une jeune fille du XXIème siècle. Elle laisse derrière elle le passé sombre des nations et des confins et nous transporte vers une dimension globale, au-delà des fausses-grandes questions national-républicaines entre démocrates (un champ de bataille, et de ruines, à chaque élection plus vaste) et réactionnaires. Elle situe, en somme, la politique au-delà des prismes de l’Etat. Leonarda anticipe, avec son expérience de vie, ce que notre monde pourra devenir à l’avenir.

Notes

[1Cf. Réseau éducation sans frontières, « Léonarda, 15 ans, arrêtée et expulsée pendant une sortie scolaire », in Médiapart, 14 octobre 2013.

[2Cf., H. Michel, « Leonarda Dibrani, elle tourne en rom », in Libération, 13 novembre 2013.

[3Stuart Hall, Identités et cultures. Politiques des cultural studies, édition établie par M. Cerulle, traduit de l’anglais par C. Jaquet, Paris, Amsterdam, 2008, p. 287-310.