M - Moindre mal

, par Alain Brossat


L’un des nombreux inconvénients du vocable « fascisme », c’est qu’il est une invective non moins qu’un concept de la politique. Je peux me faire du bien et envoyer des signes d’intelligence aux initiés en évoquant tel remuant petit gauleiter des Alpes maritimes, cela ne fera guère avancer la cause d’une analytique du fascisme en France, aujourd’hui. D’une façon générale, entreprendre de remettre en selle « fascisme », comme idée de la politique, cela passe en premier lieu par l’établissement d’une distinction – entre ce qui est une idée du XX° siècle – le fascisme et ce sur quoi nous sommes appelés à réfléchir aujourd’hui toutes affaires cessantes : du fascisme. Au sens où l’on dirait : « il y a du fascisme dans cette phrase, dans ce geste, cette proposition – il y a une inquiétante densité de fascisme dans l’atmosphère, c’est devenu irrespirable ! ».
Le fascisme comme substance, forme institutionnelle, État-parti, modalité de la mobilisation des masses et du culte du chef, le fascisme comme forme de violence de l’État et culte de la guerre, ce fascisme-là, en tant que désastre inscrit au cœur de l’histoire du siècle dernier et figure abominable du passé dont il convient d’empêcher coûte que coûte la répétition, ce fascisme pour une part interchangeable avec le concept valise de « totalitarisme », est devenu le plus rassembleur, mais aussi le plus démobilisateur des repoussoirs. En tant que mal absolu (ce revenant qu’il s’agit de conjurer par tous les moyens possibles), il est devenu le truchement de tous les accommodements et de toutes les compromissions avec les figures infinies du... mal relatif.
Le partage des incarnations politiques en ces deux catégories dont le fondement est l’attribution d’un statut d’exception à un nom, un visage, un parti, une politique au titre du mal absolu - par contraste et opposition avec ce dont on nous dit qu’il s’y oppose, cette opération politique est, bien, elle, un désastre absolu. C’est qu’elle est ce dont l’effet est d’établir durablement, si ce n’est interminablement les rassemblements politiques majoritaires dans les eaux glauques du « moindre mal », elle est l’alibi de la tolérance (au nom de l’intolérance à ce qui aura été diligemment étiqueté comme « fasciste ») aux capitulations résignées devant ce qu’il y a de plus imprésentable et inconsistant – Macron comme « barrage » contre Marine, soit la politique du château de sable érigé en forteresse imprenable, alibi du consentement honteux au gouvernement de l’argent, de la matraque et de la ceinture pour le grand nombre.
On voit bien comment l’épouvantail du fascisme, agité rituellement, frénétiquement, lors des rendez-vous électoraux, en l’absence de toute discussion sur ce qu’il en serait de ce fascisme substantiel et de ses affinités avec le ou les fascismes passés, pave la voie de l’association de la politique au grand dégoût et à la soumission de la relation entre le sujet votant (le supposé citoyen) et la démocratie parlementaire ou présidentielle sous le régime de la honte de soi. Voici ce qui caractérise distinctement cet usage principal et constant de l’épouvantail fasciste par l’agrégat hégémonique dans un pays comme la France : l’association perpétuelle de la vie politique à des sensations et affects négatifs – l’horreur du présent, la crainte de l’avenir, le ressentiment, la haine de l’étranger ou supposé tel – et, avant tout, la conviction qu’à défaut d’être un domaine dans lequel des déplacements énergiques et heureux pourraient effectués au profit du plus grand nombre, la politique est le domaine du sacrifice perpétuel des espérances ; ceci au profit de l’idéologie rétractée du rassemblement sans délibération autour de tout ce qui saura incarner le « moindre mal », le « mal relatif ». Quel que soit l’adjectif choisi, cela reviendra, encore et toujours, à placer la vie politique sous le signe du mal inéluctable, un mal plutôt qu’un autre, un supposé moindre plutôt qu’un horrifique – mais qui, à l’usage, s’avère être très précisément le visage de ce que Walter Benjamin désignait comme la figure continuée de la catastrophe dans le présent.
En effet, la transaction perverse en vertu de laquelle on consent au « mal relatif » en politique pour prix de l’endiguement du mal absolu a pour effet l’accoutumance à ce que Foucault appelait l’intolérable – ce avec quoi il ne saurait être question de cohabiter, ce dont l’apparition appelle un « ça, non ! » public et décidé, toutes affaires cessantes. Or, ce qui caractérise la politique française, dans les relations entre gouvernants et gouvernés, depuis que le Front national en est devenu le centre de gravité, et le croquemitaine institutionnel, c’est que les arrangements avec l’intolérable s’y sont établis comme la règle, non seulement pour les gouvernants (on en a l’habitude), mais, infiniment plus grave, pour les gouvernés dans leur plus grand nombre.
Or, le propre d’une politique qui n’a pas renoncé à s’orienter selon des fins (ce qui est tout autre chose que la sauce vaguement éthique des « valeurs »), c’est d’établir qu’il est des choses avec lesquelles il n’est pas question de transiger, de relativiser ; qui au contraire demandent à être refusées et rejetées absolument. Ce ne sont pas les exemples qui manquent : un gouvernement à l’ « inhospitalité » dont les noyades en masse en Méditerranée sont l’effet direct, l’état d’urgence perpétuellement reconduit au nom de la croisade contre le terrorisme, les campagnes néo-impériales en Afrique et au Moyen-Orient, entre autres. En l’absence de tels repères, si élémentaires, si visibles que l’on s’afflige que se soit aussi massivement perdu, en ce pays, la capacité partagée d’émettre ce simple « ça non ! » dont découle le refus de composer de quelque manière que ce soit et au nom de quoi que ce soit avec les forces, les hommes ou les partis qui incarnent ces figures de l’intolérable – on se voue à servir de marchepied à toute la palette des baudruches de l’autoritarisme néo-libérales, hâtivement repeints au gré des péripéties électorales aux couleurs de l’antifascisme d’opérette qui y fait alors florès.

Au bout du chemin, et quand les promoteurs de la démocratie de marché n’ont vraiment plus rien d’autre à vendre, le rassemblement « antifasciste » somnambulique débouche, avec Macron, sur le miracle programmé de l’élection du candidat des marchés relooké en St Georges terrassant le dragon mariniste. Et c’est ici que se boucle piteusement la boucle de cette logomachie perverse : avec la victoire de l’homoncule providentiel, la continuité de la politique extérieure française est assurée, une politique dont les joyaux sont entre autres l’amitié indéfectible avec les suprémacistes sionistes qui rêvent de faire de la Cisjordanie leur Nouveau Mexique, avec la monarchie chérifienne et le dictateur Sissi – des régimes et des potentats auprès desquels, en matière de « fascisme », les héritiers en costard de l’homme au treillis léopard font vraiment figure d’amateurs.

L’effet sans doute le plus dommageable de l’usage concerté que fait l’establishment politique du Front national comme repoussoir providentiel est d’étouffer dans l’œuf toute tentative de relancer la discussion sur la question du fascisme. L’image fantasmagorique de l’horrifique répétition sature le champ de vision du présent et obscurcit l’intelligibilité de ce que pourrait être, aujourd’hui, une actualité du fascisme. Les rites de conjuration manipulés par les experts de la démocratie plébiscitaire font puissamment obstacle au déploiement de nos facultés imaginatives dès lors qu’il est question de cerner les contours de ce qui constituerait un topos fasciste dans le présent.

Il convient de rappeler ici une vérité aussi irrécusable que constamment refoulée : la raison première pour laquelle les élites de ce pays continuent à s’opposer résolument, dans leur majorité, à la promotion du Front national au rang de parti de gouvernement n’est pas de moralité publique ; elle ne découle pas non plus de la crainte que le FN arrivé aux affaires ne transforme le régime démocratique en régime « autoritaire » exerçant une violence insupportable sur ses opposants, détruisant massivement les libertés publiques, etc. Il est, sur ce plan, de notoriété publique que Sarkozy a volé son programme sécuritaire et répressif au FN, que Valls et Hollande n’ont ensuite fait que surenchérir sur Sarkozy et que Macron est appelé, en la matière, à « gérer les acquis » des précédents, sans oublier d’y ajouter sa petite touche personnelle, utilement secondé par ce social-libéral d’ordre qu’est Gérard Collomb.
Ce qui fait que le FN continue à ne pas être considéré comme salonfähig par les gardiens de la raison d’État et de la maison-État, c’est autre chose : il n’offre pas suffisamment de garanties en matière d’orthodoxie gouvernementale bruxelloise et autre : politique monétaire (la question de l’euro), appartenance à l’UE, relations avec la Russie, dossier syrien, etc. Si le FN n’est pas (encore ?) « éligible » comme parti de gouvernement, ce n’est pas parce que c’est un parti raciste, ce n’est pas (en premier lieu) en raison de son hérédité historique chargée, ce n’est pas à cause de sa surenchère répressive et sécuritaire, ce n’est d’aucune façon parce qu’il serait soupçonné d’avoir en vue l’instauration d’une dictature – c’est, tout simplement parce que les gardiens de la continuité du gouvernement néo-libéral, aussi bien du côté de l’institution politique que de l’entreprise, des marchés et des médias redoutent que l’arrivée aux affaires de ces amateurs fébriles et pas tout à fait maîtres de leur affect populiste ne produise de ces effets de tangage et de disruption dont la Grande Nation en débine et l’économie en berne n’ont vraiment pas besoin par les temps qui courent.
Pour le reste, il y a belle lurette que les pulsions fascistes (néo/post...) qui parcourent ce grand corps malade du déclin français, le FN, donc, ont métastasé dans tous les partis de l’arc parlementaire, et au delà, dans l’organisme social lui-même. Quand bien même il ne parviendrait jamais à ses fins (l’exercice du pouvoir, la conquête de l’exécutif), le FN l’a d’ores et déjà emporté, si ce n’est sur le mode classique de la conquête de l’État, du moins sur celui de la dissémination non pas de ses « idées » – il n’en a pas davantage que ses concurrents sur le marché de la politique néo-libérale – mais bien de l’affect qui donne le ton aussi bien du discours public des gens de l’État que de l’esprit de vindicte qui a conquis de vastes secteurs de la population.
S’il est une actualité du fascisme, c’est de ce côté là qu’il conviendrait de la détecter. Un fascisme de flux qui ne demandent qu’à se pétrifier en campagnes de persécutions et formes de pouvoir.

Illustration : Henry Streatham