N - Nucléaire

, par Maurice Cheitan


« Le fou de Pyongyang »

Ceux qui, pensant avec la télé et se coulant dans ses énoncés, s’en vont répétant en automates que la Corée du Nord est aux mains d’un dictateur sanglant, mais surtout, d’un fou furieux emporté par sa mégalomanie – ne suffit-il pas de voir sa coupe de cheveux ? – ceux-là sont le ton de l’époque mis en musique par la masse conduite en troupeau. Ils en veulent pour preuve l’acharnement que met ce supposé dément à doter son pays de l’arme nucléaire et la façon dont, périodiquement, il affole les chancelleries des pays qui s’estiment garants de la sécurité du monde, les États voisins et l’opinion mondiale, en se livrant à des gesticulations balistiques répétées.
C’est le degré zéro dans l’analyse politique de la situation nucléaire en général, et de ce nœud de la politique internationale que constitue l’affaire nord-coréenne en particulier. C’est aussi, corrélativement, le triomphe de cette forme d’ignorance légitimée qui, aujourd’hui, impose ses conditions dans le storytelling des points de contention de la politique internationale – là où les tératologies simplettes remplacent l’analyse des situations complexes et la connaissance de l’histoire – qui, parmi ceux qui tranchent aussi souverainement sur la déraison de Kim Jong-un, s’est donné la peine de se rafraîchir la mémoire à propos de ce que furent les conditions de la Guerre de Corée, qui a la moindre notion de ce que sont les particularités de l’histoire de la Corée divisée depuis plus d’un demi-siècle, de l’histoire du communisme dans ce pays ?
Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui impressionne ici en premier lieu, c’est la radicale incapacité de ceux qui se prononcent aussi résolument que légèrement sur l’enjeu nord-coréen de s’assurer quelque prise intellectuelle que ce soit sur tout ce qui concerne la situation nucléaire ; ceci tant, sur ce point, le verrouillage de la pensée exercé par les Etats, les médias et, en règle générale, les « spécialistes » est implacable. Comme l’ont, quand même, remarqué quelques experts et chercheurs (dans Le Monde, avec constance, l’exceptionnel Philippe Pons, mais aussi François Heisbourg, un expert en géopolitique et stratégie nullement favorable au régime de Pyongyang, et Andreï Lanskov, un spécialiste reconnu de la Corée du Nord vivant en Corée du Sud...), Kim Jong-un, loin d’être un Dr Folamour ou même un dirigeant sans boussole et impulsif à la Trump, est un tenant de la raison d’État et un stratège ; un dirigeant politique qui a tiré les leçons de la manière dont les puissances occidentales, sous la houlette des États-Unis, ont renversé les régimes de Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi, comme ils ont tenté ensuite de le faire en Syrie, plongeant ces pays dans le chaos et ne laissant pas même aux dictateurs déchus la chance d’une reddition honorable.
Kim a intégré à son calcul stratégique ce qui constitue la première des caractéristiques de la politique des États-Unis à l’égard de son pays, à savoir que seule l’option de la désintégration ou du renversement de la dynastie communiste mise en place par son grand-père y était prise en compte. Depuis la fin de la guerre de Corée, jamais les États-Unis n’ont envisagé sérieusement et pratiquement une politique de normalisation des relations entre les deux États, incluant donc la reconnaissance de la souveraineté nord-coréenne par les États-Unis et la fin de la guerre larvée qui les oppose, une guerre constamment envenimée par la politique du pire conduite par la droite conservatrice et revanchiste sud-coréenne.
Le calcul stratégique de Kim Jung-un est donc que seul l’accession la plus rapide possible de son pays au statut de puissance nucléaire constitue le palier qui lui donne le maximum de chances de se placer hors de portée d’une intervention combinée des États-Unis soutenus par les puissances occidentales et de ses adversaires dans la région – Japon et Corée du Sud. C’est, bien sûr, comme l’est tout calcul fondé sur la combinaison de la souveraineté étatique avec l’arme nucléaire, un calcul intrinsèquement terroriste – il s’agit bien d’inspirer à ceux qui constitue une menace vitale permanente pour la Corée du Nord, la crainte de dommages tels, en cas de conflit ouvert, qu’ils s’en trouveront dissuadés d’attaquer le pays, ce en dépit de son isolement diplomatique et de sa réputation fabriquée par les ennemis de rogue state, État voyou.
C’est une application locale, élémentaire et mimétique, de la théorie de la dissuasion nucléaire. De Gaulle, en son temps a fait le même calcul, toutes choses égales par ailleurs, quand il entendit s’émanciper tant soit peu de l’emprise états-unienne et atlantiste, les travaillistes et les militaires israéliens de même, face à ce qu’il percevaient comme la menace vitale représentée par les États arabes voisins, etc. On n’insistera jamais trop sur le fait que le discours alarmiste remis en selle à l’occasion de chaque essai balistique nord-coréen, tournant autour de la notion du danger vital que représenterait pour la « paix dans le monde » (notion nébuleuse s’il en fut – qu’en pensent les Royingas ?), cette argumentation émane de foyers discursifs qui, de près ou de loin, ont partie liée avec les États disposant d’un arsenal nucléaire. Le nucléaire militaire, c’est par excellence le domaine où ne prévalent que les rapports de forces et les décisions, c’est-à-dire les faits accomplis – tout le reste, notamment les références au droit international et les invocations de la paix et de la sécurité globale ne constituent que de l’habillage idéologique et du saupoudrage de moraline par ceux-là mêmes qui entendent conserver le monopole de l’arme nucléaire – ceci sous la houlette toute particulière de l’État qui a crée ce que Günther Anders désigne comme la « situation nucléaire », en larguant les bombes A sur Hiroshima et Nagasaki.

Le combat contre la « prolifération nucléaire » n’est que le profil avantageux du monopole exercé par les États qui disposent d’un arsenal atomique. On a eu l’occasion de vérifier, ces dernières années l’usage intéressé que font de cet argument les puissances occidentales lorsqu’elles ont mis la pression sur l’Iran pour que celui-ci suspende son programme nucléaire militaire. La lutte contre la prolifération n’est ici que l’alibi de l’affrontement « par d’autres moyens » de celui qui, de longue date (depuis la chute du chah, allié de l’Occident) est étiqueté comme puissance hostile et État voyou. Les double standards atteignent des sommets là où toutes les agences internationales censées veiller à la non-prolifération (et contrôlées par les Occidentaux) s’abattent sur les centres de recherche iraniens comme des volées de moineaux, tandis qu’à quelques milliers de kilomètres de là, prospère en toute tranquillité dans le désert du Negev une force d’intervention nucléaire et dont les dirigeants israéliens actuels ne font pas mystère qu’en cas de conflit majeur avec l’Iran, elle deviendrait tout à fait opérationnelle.
On se souviendra également, dans ce contexte, que ces puissances nucléaires qui ne cessent de brandir l’argument de la menace mortelle représentée par la maîtrise de l’arme nucléaire par un État voyou sont les mêmes qui, pour certaines (les États-Unis et la Russie, à l’époque soviétique), n’ont pas hésité à aider respectivement l’Inde et le Pakistan à s’en doter, ceci dans le contexte de l’affrontement entre les « blocs » armés et de la course aux armements. Or, le Pakistan est un État traversé par une multitude de facteurs d’instabilité notoires, or, le conflit des nationalismes dans toute la région (Cachemire, etc.) est, de même, un élément structurel dont la combinaison avec la capacité nucléaire des États concernés n’est pas particulièrement rassurante. En bref, la lutte contre la prolifération nucléaire est un argument à géométrie variable, mais dont la consistance s’efface devant le critère qui prévaut en la matière : la distinction entre l’ami et l’ennemi – que l’État pakistanais soit fragile, gangrené par la corruption, incapable d’assurer la sécurité sur l’ensemble du territoire et miné par des forces obscures n’est pas ce qui compte en premier lieu, mais bien son statut d’allié et surtout de client de l’Occident.

Kim Jong-un est donc tout sauf un tyran emporté par l’esprit de démesure, il est le dirigeant d’un petit pays constamment obsédé par son souci d’autosuffisance (l’idéologie du Juche, la touche « nationaliste » du communisme nord-coréen), il est un homme d’État qui fait des calculs rationnels d’intérêt – de ce qu’il considère comme l’intérêt de son pays, seul contre tous, indissociable dans son esprit, bien sûr, de celui de son clan. Il se peut qu’il commette des bévues tactiques, mais sa stratégie est clairement dessinée et elle lui a permis, jusqu’ici, de maintenir et affirmer la souveraineté de son pays dans un contexte toujours plus défavorable, comme le montrent les réticences toujours plus grandes de la Chine à se porter garante de l’intégrité de son incontrôlable allié, face aux menaces états-uniennes.
D’un point de vue général qui serait celui d’une législation universelle non viciée par les double standards introduits par ceux qui entendent que le club des puissances nucléaires demeure fermé, ses ambitions nucléaires ne sauraient en aucun cas être réputées plus criminelles que celles des États qui ont installé la situation nucléaire et établi leur hégémonie dans les relations internationales sur ce fait accompli. La criminalisation galopante du régime nord-coréen est l’effet pervers de la dite globalisation démocratique dont se sont autorisés et continuent à s’autoriser les puissances occidentales néo-impériales pour renverser (au nom de la promotion de la démocratie) des souverainetés qui se mettaient en travers de leurs intérêts. La globalisation démocratique a pour effet la remise en question de la légitimité de toute souveraineté, de tout « régime » dont les traits s’écartent visiblement de ce que les chancelleries occidentales et les officines internationales qui marchent la main dans la main avec elles définissent comme « gouvernance démocratique ». Or, sous cet angle, il se constate que la Corée du Nord est l’État qui, plus que Cuba encore, apparaît comme l’autre manifeste de ce prétendu modèle universel, l’insupportable hétérotopie, un déchet de cette histoire révoquée du XX° siècle, celle qui se voue à disparaître avec la chute de l’URSS et du « camp » socialiste...

Un dernier mot serait pour dire que l’argument paré des atours du bon sens selon lequel, en fin de compte, la dissuasion nucléaire, ça marche, à condition que le « Club » demeure fermé, la preuve étant que, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, la situation nucléaire aurait gelé les principaux conflits en gestation et qu’ainsi la main invisible du nucléaire militaire aurait agi, en fin de compte, en facteur de paix, un bref mot pour dire toute la misère de cet argument : ce n’est pas parce que l’échu est ce qu’il est, que les choses se sont passées ainsi, qu’un principe rationnel (la Raison dans l’Histoire hégélienne revitalisée par Hiroshima et Nagasaki !) a été à l’œuvre dans cette séquence, et dont l’arme nucléaire serait le mécanisme secret. Dès que l’on examine d’un peu près l’histoire politique et militaire des grands conflits et autres crises qui ont secoué le monde depuis 1945, on prend la mesure de la fragilité des bifurcations qui se produisent dans des moments où l’arme nucléaire aurait pu être utilisée – ou pas : la guerre de Corée (Mac Arthur, avant d’être limogé par Truman, en envisageait sans trembler l’emploi contre les troupes chinoises), la guerre froide (Churchill encourageait les États-Unis à lancer une attaque nucléaire contre l’URSS avant que celle-ci ait accédé à la maîtrise de l’arme nucléaire), la guerre du Vietnam (le général Curtis Le May envisageait l’emploi d’armes nucléaires tactiques contre le Nord), la crise des fusées à Cuba (où Kennedy et Khouchtchev eurent fort à faire pour calmer les va-t’en guerre nucléaire des deux camps, la guerre des Malouines où l’armada britannique embarqua des armes nucléaires tactiques « just in case », etc. Ce n’est donc en aucun cas une sagesse ou un principe de modération immanents que l’arme nucléaire aurait inculquée à l’histoire post-Hiroshima qui a fait que le recours à celle-ci n’a pas eu lieu à nouveau, ce sont plutôt des enchaînements de circonstances et des combinaisons de facteurs multiples dont nous savons, depuis l’embrasement d’ août 1914, qu’ils auraient pu être tout autres.
Lors de la dernière campagne pour les élections aux Communes, Theresa May eut l’occasion de faire une mise au point tout à fait claire à cet égard. Lors d’un débat contradictoire avec son rival James Corbyn, dont le programme incluait (encore à l’époque) le renoncement de son pays à l’arme nucléaire, un député lui demanda si, Premier ministre, elle « appuierait sur le bouton » en cas de crise majeure – elle répondit sans hésitation, du tac au tac : « Et comment ! » Nous n’avons aucune raison de ne pas la croire sur parole.
C’est dans un tel contexte que le troisième Kim joue son va-tout en tentant de doter son pays de l’arme nucléaire ; c’est dans le même contexte que l’initiative d’un certain nombre d’États non équipés d’armes nucléaires, proposant devant l’Assemblé générale de l’ONU une résolution en vue de la suppression de toutes ces armes, s’est heurtée à un tir de barrage résolu de la part de tous les membres du Club, plus l’OTAN, etc. ; c’est dans ce contexte, donc, que « le voyou », c’est le dernier arrivé, celui qui, à défaut d’y être invité, tente de forcer les portes du Club. Qu’à cela ne tienne, il y entrera par la fenêtre, rien de nouveau sous le soleil, c’est du Hobbes vitaminé par l’atome, c’est-à-dire la capacité qu’ont désormais certains États de transformer des parties entières de la planète en non-human zones, pour des décennies, pour des siècles, du Tchernobyl-Fukushima à l’échelle-monde...

Maurice Cheitan