P - Populisme(s)

, par Jean-Pierre Dacheux


La philosophie politique ne sait, au fond, pas trop quoi faire du peuple
Jean-François Kervegan [1]

1 – Du confusionnisme volontaire. Le populisme n’est pas ce qu’on en dit

Les zélateurs d’Emmanuel Macron auraient « ronronné de bonheur » après la victoire de leur leader en laquelle ils voyaient « le premier coup d’arrêt décisif à la vague populiste ». Olivier Duhamel, dans un article daté du 10 Mai 2017, paru dans Libération avait titré : « Macron, première victoire contre le populisme ».

De quoi et de qui parle-t-on quand on évoque les dangers du populisme ? Historiquement, du « boulangisme », c’est-à-dire, de l’appel au peuple d’un personnage de la fin du XIXe siècle, le général Boulanger, qui a laissé le souvenir d’un démagogue d’extrême-droite.

Ses successeurs, tels Pierre Poujade (1920-2003) furent, un temps, (de 1953 à 1958), les représentants de la révolte contre, tout à la fois, les « gros », le fisc, les notables et les intellectuels au nom du « bon sens » et des « petites gens » !

Mais ce n’est évidemment pas de ce populisme-là dont il est question, de nos jours dans la presse. Populisme est un vocable décrédibilisant. Nombre de journalistes en font un abondant usage. Ils amalgament, ainsi, les courants politiques radicaux qui n’entrent pas dans les catégories partisanes conventionnelles. Ils y ajoutent, le cas échéant, les supposés ou bien réels démagogues.

Toute l’ambiguïté repose sur la confusion, à mes yeux volontaire, faite par ceux qui veulent que soient rejetés vers l’extrémisme les contestataires du système « économiste » néo-libéral. Serait alors « populiste » quiconque ne s’est pas résigné au dogme thatchérien sur l’inéluctabilité du capitalisme.

Il est aussi une autre confusion, peut-être plus grave. Elle consiste à mettre, dans le même panier « populiste », ceux des perdants des élections récentes restés idéologiquement socialistes : Sanders, Corbyn, Iglesias, Mélenchon, et même Renzi [2] !

2 – Mais qu’en est-il, en fait, de ce peuple qui enfanterait des populistes ?

Le mot peuple est intouchable. Il figure dans la mère des lois. ll a donc fallu réduire sa dimension à celle du seul corps électoral afin de n’accorder au peuple que le pouvoir de se faire représenter par des élus. Pourquoi alors, si on le prive de son sens et de son effectivité, laisser figurer, dans le texte même de notre Constitution, ce principe perpétuellement trahi, oublié ou déformé (« la République est le gouvernement du peuple par le peuple, pour le peuple », article 2 du Titre I : De la souveraineté) ?

Quiconque prétend que le peuple seul est souverain est soupçonné de « populisme ». Quiconque recherche une démocratie plus directe serait aussi un populiste, plus dangereux encore, un anarchiste. De quel peuple parlait donc Lincoln quand il déclarait, (peu avant son assassinat) : « on peut tromper tout le peuple une partie du temps, une partie du peuple tout le temps, mais pas tout le peuple tout le temps » ? Ce peuple américain-là, était, alors, selon son président, celui qui entendait rester, à jamais, maître de son destin et pas seulement par ses élus.

De quel peuple parlait-on encore quand, – durant les guerres coloniales et sous l’apartheid –, on évoquait « le droit des peuples à disposer d’eux mêmes » ? Tout dirigeant qui s’y opposa par la force, finit par échouer.

De Rousseau à Toqueville, de Lamartine à Hugo et Jaurès, toujours ces écrivains politiques, penseurs ou poètes, et tant d’autres qu’on loue et qu’on commente sans fin, sans les comprendre, voire sans les lire, ont évoqué la démocratie comme le pouvoir non pas accordé au peuple, mais intrinsèquement constitutif de ce peuple même.

3 – Est-il un ou des populismes, un à gauche et un à droite ?

Éric Fassin, professeur de sciences politiques à l’université ParisVIII, a publié, cette année, aux éditions Textuel, un court essai : Populisme : le grand ressentiment. Il y dénonce « le caractère indéfini du mot », « qu’on utilise pour disqualifier ». Jusque là on ne peut que le suivre. La nouveauté, dit-il, est qu’à présent on l’utilise à gauche ! Il exprime, alors, son désaccord avec la philosophe belge Chantal Mouffe [3], qui théoriserait le populisme de gauche et aurait inspiré Jean-Luc Mélenchon.

Sous ce différend se cache mal la controverse entre ceux qui estiment que les concepts de gauche et de droite sont obsolètes et ceux qui, au contraire, pensent que le clivage droite / gauche reste une réalité, sous peine de « dépolitiser la politique ».

Le peuple, affirme Éric Fassin, ne s’identifie pas à la classe populaire. Populaire, ...? Encore un mot de la famille de peuple qui détient sa dose d’ambiguïté ! La démocratie « populaire » n’eut de populaire que son adjectif. Le Front « populaire », au contraire, fut, durant un temps, la coalition efficiente de forces issues du monde salarial. Ce qui en émana et qui se prolongea après la guerre 1939-1945, en application du Programme du Conseil National de la Résistance, n’appartint pas seulement à la partie la plus malmenée du peuple, mais au peuple français tout entier. Nous en conservons encore les traces et les effets aujourd’hui.

Fuyons les « ismes ». Presque tous les mots se terminant par ce suffixe s’emparent d’une valeur et en font un système idéologique total qui rapidement se referme sur lui-même, quand il ne se contredit pas totalement. Il y a loin de la liberté au libéralisme, des Communs au communisme, de la Sociale au socialisme, et, actuellement, du peuple au populisme...

En réalité, tout acteur de la vie politique qui « sort du cadre », autrement dit qui ne se satisfait pas de l’existant et recherche une autre organisation des pouvoirs publics, peut se voir accusé de populisme, surtout quand il s’exprime, comme philosophe, sociologue, historien, ou simple citoyen influent, en s’efforçant de convaincre ses contemporains.

4 – Le populisme utilisé contre le peuple

« Le terme populisme est souvent utilisé dans un sens péjoratif par les classes dirigeantes ou les politiciens au pouvoir pour critiquer l’opposition à leur politique » lit-on, dans l’article de Wikipedia consacré à ce terme ! Le mot populisme « désigne un complexe d’idées, d’expériences et de pratiques qu’aucune typologie, si fouillée soit-elle, ne saurait épuiser », écrit, de son côté, l’historien Philippe Roger [4] Autrement dit, le vocable populisme n’est qu’un fourre-tout, pratique quand il s’agit de déconsidérer un adversaire.

Nuit-debout [5] aura été, en France, au cours de l’année 2016, l’une des expressions politiques qui appelaient les citoyens à exercer directement leur souveraineté. Albert Ogien [6], un sociologue français, directeur de recherches au CNRS, estime que ces initiatives citoyennes sont « un phénomène très général en Europe » qui s’explique par « le fait que le système des partis – le système de la démocratie représentative – après 70 années d’existence en paix, après la Seconde guerre mondiale, est un peu rouillé. »

« La rue ne saurait faire la loi » rabâchent les conservateurs de toutes sensibilités. « Le peuple ne peut pas s’exprimer uniquement par les élus, au Parlement » répondent les citoyens les plus conscients d’avoir à intervenir dans la vie politique, y compris dans cette « rue », où s’est souvent écrite l’histoire, pour peu que les intérêts directs et légitimes du peuple aient été mis en jeu et menacés.

En 2017, les élections, présidentielle et législatives n’ont pas fourni la réponse qu’attendaient les Français et beaucoup, parfois en majorité, se sont abstenus. Le « dégagisme » n’a pas tout dégagé, c’est-à-dire sorti de l’espace politique, ce qui avait longuement paralysé le pays à savoir le personnel (fourbu) et les organisations politiques (désuètes.) Des partis ont, certes, volé en éclats ou largement perdu de leur influence, mais il s’en est suivi plus un vaste déplacement qu’un grand changement. La Vème République était en fin de course au printemps ; la voilà semble-t-il requinquée à l’automne !

Pourtant, le paysage politique se transforme. Les humains venus d’ailleurs, « migrants » ou réfugiés, (en fait des « arrivants », en quête de pouvoirs à exercer sur leur vie même), pèsent au sein des États où ils passent ? Ces exilés contraints seront, de plus en plus nombreux, en France aussi, en dépit des freinages constants de nos gouvernements successifs ! Plus encore, la fuite des habitants menacés par les bouleversements climatiques augmentera aussi les arrivées en Europe, et ce pendant longtemps... Mais qui s’y prépare ?

Enfin, le Brexit a changé profondément notre perspective européenne. En politique, tout « bouge » constamment. Échapper au populisme c’est, d’abord, échapper aux nationalismes, leurs replis, et leur fixisme. Tout populisme, contient, en effet, sa dose de nationalisme. On le voit en Pologne, en Hongrie, Tchéquie, en Autriche, sans oublier aux marges de l’Union, la vaste Turquie, et l’immense Russie. Y règnent des populistes qui usent, certes, du vocabulaire démocratique, mais sans en penser un mot.

5 – Parler moins de populisme, et plus du peuple

Ce « populisme de gauche » que Chantal Mouffe est censée voudrait opposer au populisme « tout court », est, en fait, un anti-populisme plus qu’un autre populisme. Mieux vaut, pour la comprendre, la citer : « Le terme populisme passe souvent mal…,constate-t-elle, et c’est pour cela qu’il est urgent de le resignifier. Il ne faut pas se laisser accuser d’être “populiste”. Je ne suis pas d’accord, écrit-elle, avec Pierre Rosanvallon, qui juge que le populisme est une perversion de la démocratie. Pour moi, c’est une dimension nécessaire de la démocratie, dont l’étymologie est demos cratos. Il faut donc créer un peuple. Aujourd’hui, nous avons une démocratie sans peuple, sans demos. Nous vivons dans une post-démocratie qui n’a que l’apparence des institutions démocratiques. Comme le disaient les Indignados, “on a un vote, mais on n’a pas de voix”. Les élections ne permettent guère que de choisir “entre Coca-Cola et Pepsi-Cola” ».

À bien lire Chantal Mouffe, le populisme est donc bien ce qu’elle combat et non ce qu’elle promeut. Ce qu’il faut « resignifier », c’est le peuple constituant comme l’écrivait Antonio Negri [7], un peuple qui a les moyens d’exprimer la volonté générale et pas seulement la passion collective, comme l’affirmait aussi Simone Weil [8], en se référant à Rousseau. Il va donc falloir redonner leur signification aux locutions et à tous vocables se référant au mot peuple qui se sont ternis ou affadis.

Conclusion : les populismes sont des machines politiques servant à duper

Chaque populisme obéit à la même loi et prend même visage : il est l’ennemi du peuple en lequel il voit un fauve à dompter ou séduire. Les populismes, aurait dit La Boétie, sont, le plus souvent, des tyrannies, qui nous dominent, parce que nous nous laissons dominer [9]. Les tyrans règnent, écrit-il, (il n’a alors que 18 ans !) « soit par l’élection du peuple, soit par la force des armes, soit par la succession de race ». Son propos déborde des marges du seizième siècle. Il est actuel.

En réalité, à bien y regarder, on s’aperçoit, in fine, que, parce que dominateur, tout populisme est de droite ou le devient.

Notes

[1Pour en savoir plus, consulter : http://nosophi.univ-paris1.fr/perso/jfkervegan.htm

[2Le numéro du 14 au 20 septembre 2017 de Politis demande : « le populisme peut-il sauver la gauche ? »

[4Philippe Roger est directeur d’études à l’EHSS, directeur de recherche au CNRS, et dirige la revue Critique.

[6Sandra Laugier et Albert Ogien, Le Principe Démocratie : enquête sur les nouvelles formes du politique, La Découverte, 2014.

[7Relisons : Antonio Negri, Le Pouvoir constituant, Paris, Puf, 1997

[8Voir Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, édition Climats-Flammarion 2017.

[9Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire, écrit en 1576, Réimprimé en 2017 par les éditions Mille et Une Nuits.