W - Witz (Ça, c’est du Macron !)

, par Alain Naze


« La genèse de l’esprit dans l’inconscient est indubitable lorsqu’il s’agit de mots d’esprit dictés par des tendances inconscientes ou renforcées par l’inconscient, partant dans la plupart des mots d’esprit “cyniques” » (Freud)

On se rappelle les mots par lesquels Nicolas Sarkozy menaçait Dominique de Villepin de le suspendre à un « croc de boucher ». Qu’il se soit agi d’une figure rhétorique relevant de l’hyperbole, c’est une évidence. Il n’empêche, les termes utilisés ont fourni un aperçu de l’imaginaire du locuteur, lequel imaginaire apparait composé pour partie de motifs fascistes. Cela ne signifie pas, bien sûr, que Sarkozy est lui-même fasciste, mais plutôt que sa fibre politique est irriguée par des images structurantes relevant d’une violence de type fasciste.
Lorsque, ce 2 juin 2017, le nouveau président de la République, Emmanuel Macron, se risque à l’humour pour évoquer la situation tragique des Comoriens cherchant à gagner Mayotte au moyen de kwassa-kwassa, on est en droit de se demander ce qu’une telle saillie révèle du personnage. On sait combien Freud accordait d’importance au « mot d’esprit » (Witz), en ce qu’il possède la fulgurance de l’éclair, dans sa capacité à faire entrer en résonance – parfois à l’insu même du locuteur – des réalités hétérogènes [1]. Que visait l’imaginaire d’E. Macron en faisant prononcer au président ces paroles sur les Comoriens ? Dans tous les cas il s’agit d’une forme d’acte manqué – s’en excuser n’efface en rien les propos tenus.

« Une vidéo diffusée vendredi soir sur TMC montre Emmanuel Macron en train d’échanger avec des officiels, lors d’une visite au Centre régional de surveillance et de sauvetage atlantique (Cross) d’Etel (Morbihan). L’un d’entre eux évoque différents types d’embarcations : “Il y a les tapouilles et des kwassa-kwassa”. “Ah non, c’est à Mayotte, le kwassa-kwassa”, note le président. Avant de plaisanter : “Mais le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien, c’est différent”. Après un bref silence, il ajoute : “Les tapouilles, c’est les crevettiers” » [2].
Goguenard à la suite de sa propre « blague », Emmanuel Macron s’aperçoit cependant vite que les premiers rires alentours ont laissé la place à un silence gêné, notamment chez Jean-Yves Le Drian, qui l’accompagne dans son déplacement. Probablement se rend-il compte du caractère déplacé des termes utilisés puisque son visage se crispe un peu. A preuve, la vidéo reprise sur le site du Monde.
Il faut être précis sur ce point ; le « mot d’esprit » ne fonctionne qu’à la condition de trouver immédiatement sa forme, d’être ciselé pour ainsi dire sans travail conscient. Dans le cas présent, l’expression « du Comorien » ravale des êtres humains au statut de marchandise. Du « Comorien » comme on dirait « du mérou »… C’est très exactement cela qui, énoncé sur le registre d’une plaisanterie, devient obscène. On détecte indéniablement un trait esclavagiste, dans les mots prononcés, qui se caractérise par le fait de considérer des êtres humains du seul point de vue de la quantité. A cela s’ajoute ceci : les habitants de l’Archipel des Comores vont, pour une partie d’entre eux, constituer la main d’œuvre à bon marché, non déclarée, dans certains secteurs d’activité de Mayotte, en particulier le bâtiment. L’aveu inconscient est ici terrifiant, et surtout irréparable.

Ce rire, superposé au souvenir obsédant de tant de naufragés ayant péri (et continuant de périr) en mer, sur leurs frêles esquifs, en cherchant à gagner Mayotte, pour tenter d’échapper à la misère, peut-être pour pouvoir faire vivre une famille restée à Anjouan, ce rire, donc, est intolérable. Car cette quantification de vies humaines, c’est celle qui s’effectue à travers les chiffres effarants des migrants morts en mer, au large d’Anjouan, comme à Lampedusa. Des morts sans sépulture, engloutis à jamais, mais survivant dans la mémoire douloureuse de leurs proches. Et cette quantification anonyme, Macron l’aggrave d’une déshumanisation radicale contenue tout entière dans cet article partitif « du ». A la faute française, du visa Balladur, et plus généralement de l’occupation illégale de Mayotte, Macron ajoute ainsi le mépris.
Outre l’inconscient colonial, qui renvoie à l’esclavage, cette « plaisanterie » présidentielle se caractérise aussi par une composante raciste inconsciente. En effet, l’indifférenciation entre les Comoriens, qu’implique l’usage de l’expression « du Comorien », fait inévitablement signe vers la conception typiquement raciste de l’autre : « ils sont tous pareils, comment voulez-vous qu’on les reconnaisse ? ». On identifie ce trait raciste notamment dans le qualificatif fréquemment réservé par la police française aux personnes noires, de manière générique : « Bamboula » - terme qu’un syndicaliste policier avait jugé « à peu près convenable » [3].

Encore une fois, il ne s’agit pas de soutenir l’idée que Macron serait partisan de l’esclavage, qu’il serait raciste, etc. Il est seulement question d’identifier les caractéristiques qui structurent son imaginaire. Dès lors, Macron est-il du côté de celui qui considère que la colonisation française a présenté des côtés positifs, ou du côté de celui qui fait de la colonisation un « crime contre l’humanité » ? Des deux côtés serait-on tenté de dire, selon qu’on considère la pensée politique consciente de Macron, ou ses soubassements inconscients, mais aussi en prenant en compte la dimension contradictoire de ses déclarations successives. Dans ce cas, le tic langagier du candidat d’En marche ! - la répétition lassante de la formule « en même temps » - ne constituerait pas qu’une manière de ratisser large (à droite et à gauche), mais serait peut-être l’indice d’un inconscient à fleur de peau, venant ainsi perturber les intentions du sujet conscient. Il est vain, alors, de se demander où est le « vrai » Macron, ce nom propre devant être plutôt considéré comme le nom d’un matériau instable. Dans ces conditions, juste retour des choses, on pourrait donner un sens littéral à l’expression : « C’est du Macron ! »

C’est bien pour cette raison que le communiqué de l’Elysée ne résout rien du tout :
« C’était une plaisanterie pas très fine et malheureuse, mais qui ne reflète pas la politique d’Emmanuel Macron ou sa prise de position sur le sujet. Il est difficile de taxer le président de racisme ou de légèreté […]. C’est une polémique qui n’a pas lieu d’être. Emmanuel Macron a une ligne claire vis-à-vis de l’immigration clandestine et des migrants. Il a par exemple été l’un des premiers à saluer la politique migratoire d’Angela Merkel » [4].
Ces mots tendent à minimiser l’incident, en insistant sur la position politique du chef de l’Etat, qui ne serait pas inhumaine en matière d’immigration en général. A supposé que ce soit le cas (ce qu’on ne discute pas ici), les propos du président ne sont pas supprimés pour autant, en ce qu’ils fonctionnent un peu comme une déclaration off où il est impossible de ne pas entendre l’expression d’un mépris à l’encontre des déshérités embarqués sur des kwassa-kwassa. Il en était de même lorsque, dans un registre certes plus léger, l’opinion avait eu connaissance de la confidence faite par Lionel Jospin à des journalistes, selon laquelle il jugeait le président Chirac « vieilli, usé, fatigué ». Ses tentatives pour se démarquer de cette déclaration avaient été vaines – « ça n’est pas moi, ça ne me ressemble pas ». Ni Macron ni Jospin n’aurait voulu, de façon consciente, dire cela, c’est entendu, mais ils ont dit ce qu’ils ont dit. Et c’est cela qui demeure, beaucoup plus sûrement que tous les démentis.
On ne saura jamais si François Hollande a réellement usé, en privé, de la formule méprisante « les sans dents », pour désigner les plus démunis, mais elle a été dévastatrice, précisément parce qu’au-delà de toutes les mesures sociales que ce président aurait pu adopter, elle aurait continué de se faire entendre, à la manière d’un sous-titre, en accompagnant toutes les déclarations officielles de Hollande dans ce domaine, et en livrant à son insu sa pensée la plus profonde, celle qu’il aurait voulu garder secrète. Si la boutade inexcusable de Macron est une forme de lapsus, tous les démentis n’y changeront rien non plus. Ces mots fonctionnent désormais comme le sceau qui garantit l’authenticité des dispositions affectives les plus profondes du nouveau président à l’égard des migrants.

Répétons-le, cela ne présage en rien des choix effectifs du nouveau président en matière d’immigration ; il peut chercher à résister à son propre inconscient. Disons en tout cas que cette plaisanterie, faite en présence de caméras et de micros, ne constitue pas le témoignage le plus probant relativement à son opposition à de tels propos. D’ailleurs il ne commence à percevoir l’inconvenance de sa déclaration (le moment où son visage se crispe légèrement) qu’à travers l’attitude, embarrassée, de ceux qui assistent à la scène – et non en raison d’un malaise qu’il aurait pu ressentir.
On pourrait émettre l’hypothèse qu’au temps de Macron, temps de la politique allégée (non lestée d’un ancrage à droite ou à gauche), la blague serait devenue le substitut de l’idéologie dans son sens traditionnel, et que pouvait par exemple encore incarner le programme réactionnaire et sécuritaire de Fillon. Le bénéfice du locuteur est évident en cette opération de substitution, puisque la blague, forcément « légère » (même quand elle est lourde) permet d’annoncer très distinctement la couleur, de faire passer le message, tout en évitant d’adopter un ton sentencieux. Cette hypothèse n’est pas exclusive de celle du lapsus, en ce que s’en remettre à la puissance de la blague pour exprimer sa pensée, c’est, par avance, accepter le matériau qui en fait la teneur.
Toute honte bue, François Fillon, pris dans la tourmente des « affaires », avait adressé à ses électeurs potentiels, cette formule : « Je ne vous demande pas de m’aimer ». Concernant Macron, cette plaisanterie infâme relative aux Comoriens, non seulement nous préserve de l’aimer (si cela – qu’à Dieu ne plaise ! - nous avait effleuré), mais plus profondément nous incite à nous garder de toute forme de proximité avec un tel personnage. S’est révélé en cette occasion l’alliage dont est constitué ce nouveau président. De sa bouche sont sortis des mots irréparables, qui frappent du sceau du mépris l’idée qu’il se fait des pauvres, des exploités, des déshérités, des migrants sans bagages. Après l’enfumage des élections présidentielles, Macron vient de livrer le chiffre de son identité politique. Et le moins qu’on puisse en dire, c’est que ce n’est pas très ragoûtant.