X - Xi Jinping imperator, ou de la standardisation des discours sur le « grand autre »

, par Khosrow Chebdiz


Le XIX° Congrès du Parti communiste chinois a constitué une bonne occasion de vérifier à quel point le discours journalistique à propos d’un objet qui, à plus d’un égard, constitue l’incarnation de l’altérité la plus saillante et la plus massive aux yeux de la doxa occidentale – la Chine, le régime chinois et le monde chinois – est entré dans l’ère du copier-coller. L’homogénéisation de ce qui tient lieu d’analyses des processus en cours en Chine tels qu’ils critallisent à l’occasion de la réélection de Xi Jinping au poste de secrétaire général du PCC est le résultat d’une évolution au long cours qui, depuis la chute du régime soviétique et de ses satellites, affecte les représentations occidentales et occidentalocentriques de l’altérité – ou plutôt de toutes les formes culturelles, historiques et politiques qui, du point de vue de la fabrique des discours occidentale, présentent des traits d’incompatibilité ou des écarts significatifs avec ce qui, pour elle, constitue la norme des normes – « la démocratie » – de marché et de représentation.
Dans la configuration de la guerre froide, le discours de l’affrontement et la vitupération contre l’ennemi (dont l’anticommunisme était la matrice) n’était pas incompatible avec la reconnaissance de l’existence d’ « espaces autres » politiques – les Etats socialistes. Dans ce monde tissé d’ambivalences (qui sont le propre de toute paix armée et, en l’occurrence de la figure de la « coexistence pacifique » entre Etats dotés de régimes politiques reposant sur des prémisses que tout oppose), quelque chose persiste, dans les représentations occidentales de la conflictualité avec un grand autre, de la figure immémoriale (consignée entre autres dans La République de Platon et devenue un marronnier de la philosophie politique classique) de la relativité des régimes politiques les uns aux autres, ou bien encore du fait que la question des formes politiques (la politeia) se trouve placée sous un régime de multiplicité.
Ce n’est pas seulement qu’il faut bien coexister avec les Etats socialistes, mais aussi qu’il serait alors difficile d’en nier la réalité massive, sans oublier l’attrait variable qu’ils peuvent exercer sur des portions des opinions occidentales, dans les milieux populaires et intellectuels notamment. Ce conservateur bon teint qu’est Raymond Aron est un parfait représentant de ce régime d’ambivalence : paladin de la démocratie libérale d’une part, partisan d’une certaine ouverture vis-à-vis de l’URSS au temps du khrouchtchévisme.
Nous sommes passés en quelques décennies de cette approche à géométrie variable de l’altérité (ou de la différence ayant le différend pour fond) à une tout autre approche, dont le propre est non seulement d’être férocement recentrée sur des usages d’un « nous » vindicatif et tous azimuts, mais surtout d’exclure désormais toute possibilité de validation d’un quelconque contrechamp, je veux dire de formes culturelles, politiques ou discursives fondées sur de tout autres prémisses que celles qui, chez nous et pour nous, font autorité.
Dans le contexte géopolitique, géostratégique global d’aujourd’hui, la question de la Chine, du régime et de la puissance chinois est devenue par excellence le terrain d’application et d’expérimentation de ces nouvelles conditions discursives. C’est en effet sur ce qui se trouve subsumé sous le « nom de la Chine » que se focalisent les enjeux contemporains de l’hégémonie – sommes-nous (ou pas) entrés dans une phase de transition (pacifique ou violente) entre une forme (un système, un bloc) hégémonique et un(e) autre ?
Aux conditions de l’ordre discursif qui impose ses conditions sur un mode toujours plus péremptoire, autoritaire et policier en Occident aujourd’hui, à ces conditions qui sont celles de la total-démocratie et de l’impérieux TINA (There Is No Alternative – sous entendu à l’ordre néo-impérial présent et à son système normatif), la puissance chinoise et le modèle politique (la politeia) qui en soutienne la montée en puissance ne peuvent qu’être qualifiés et décriés dans les termes les plus impensants qui soient, dans les formes verbales les plus dépourvues de portée analytique qui se puissent concevoir. C’est donc aux clichés les plus conventionnellement répusifs que l’on recourra pour qualifier la consolidation de la position de Xi Jinping à la tête du Parti et de l’Etat chinois. Dans sa version soft, cette imagerie destinée à souligner l’extériorité du monde chinois à la civilisation démocratique, s’en va puiser dans les déchettries de l’imaginaire monarchique/impérial en tant qu’incarnation d’un passé révolu et révoqué : « Le XIX° Congrès du Parti communiste chinois a couronné sans surprise Xi Jinping » (Nicolas Baverez, Le Figaro). Mais, à tout instant, cette version fondée sur un usage arbitrairement sélectif des images royales et impériales (Le Figaro ne se soucie guère de railler l’intempestivité anachronique de figures comme l’empereur du Japon, le roi de Thaïlande ou celui d’Espagne...) est susceptible de s’effacer au profit de la version dure – à l’intérieure d’une même phrase, parfois : « (…) La concentration de tous les pouvoirs entre les mains du nouvel Empereur rouge et le renouveau totalitaire pourraient se retourner contre la poursuite de la transformation du pays (ibid.) ».
Comment, dans ce brouet idéologique, le monarchique, l’impérial et le totalitaire s’entendent comme larrons en foire – c’est évidemment la question que les mânes d’Hannah Arendt seraient en droit de poser à ce petit maître à danser de la pensée néo-conservatrice... Mais là n’est pas le plus important, Olivier Razac a bien montré, à l’article « Eclectisme » du présent abécédaire, que le bric-à-brac est l’élément naturel de ce qui sert de pensée et de doctrine à cette engeance-là...
Plus décisif est le geste même qui inspire ces borborygmes : celui qu’appelle une politique de l’ennemi fondée sur ce paradoxe : elle est, en son fond, intrinsèquement schmittienne, c’est-à-dire constamment portée à n’accorder à celui-ci quelque de légitimité que ce soit, à le décrier comme extérieur au champ de la normativité inclusive auto-instituée par le narrateur occidental, bref à le criminaliser comme ennemi de la démocratie – mais ceci sans pouvoir le désigner ouvertement comme ennemi déclaré, outlaw, rogue, etc. – question de circonstances, de rapports de forces, etc. C’est toute la différence entre la Chine et la Corée du Nord, entre Xi Jinping et Kim Jun-un.
La catastrophe politique, intellectuelle, discursive que constitue le passage à ce régime de l’Un-seul de la total-démocratie férocement allergique à tout contrechamp se mesure à la qualité, par antiphrase, des qualificatifs, des diagnostics et des verdicts qui ont fleuri dans la presse de référence, ici et ailleurs, à l’occasion du récent congrès du PCC. Que l’on n’aille surtout pas imaginer que les supposés clivages politiques institutionnels (droite/gauche, progressistes/conservateurs...) opèrent en l’occurrence quelque différenciation que ce soit. Tandis que Baverez s’applique à bidouiller l’audacieux concept de « monarcho-totalitaire », Sylvie Kaufmann opte, dans Le Monde, pour un autre émétique – la dictature, le spectre toujours mobilisable du dictateur dont la généalogie moderne renvoie inexorablement aux pires cauchemars du XX° siècle : « Le ’socialisme aux caractéristiques chinoises’ de Xi Jinping se veut un modèle alternatif, et un modèle exportable. Si ’l’ère’ est nouvelle, cependant le modèle de la concentration des pouvoirs dans les mains d’un seul homme et de son parti, lui, est familier. Cela s’appelle une dictature. Son succès serait, pour le coup, une authentique innovation ».
Sissi imperator et maréchal, bourreau de son peuple et fossoyeur de l’espérance née sur la place Tahir, reçu en grande pompe à l’Elysée, c’est autre chose : un ami de la France, un client fidèle de « nos » industries d’armement, le garant en titre de la « stabilité (lol) au Proche-Orient ».
Brice Pedroletti, correspondant du même journal à Pékin et témoin à charge inlassable des « dérives autoritaires » du régime chinois, relève avec panache le gant lancé par sa collègue : ce n’est pas seulement, note-t-il, que le secrétaire général du PCC a pris soin qu’aucun successeur potentiel ne soit élu désigné au nouveau comité permanent du bureau politique, que s’affiche donc à Pékin un « pouvoir absolu » de type néo-maoïste, avec la promotion de la « pensée » du secrétaire général ; c’est, ajoute-t-il, s’abritant derrière l’autorité d’un providentiel « politologue norvégien » (!), ’l’idéologie est bien là, elle est couvée, nourrie et réinventée’ … Ce qui pourrait (…) mettre la Chine sur la voie d’un ’Etat de puissance’ de type fasciste ». Puissance inusable des mots magiques...

Ce qui s’expérimente dans cette surenchère discursive, c’est une politique de l’ennemi qui, pour s’avancer masquer, ne s’applique pas moins avec constance et assiduité à travailler la pâte des opinions occidentales, en vue de les préparer à la perspective d’un changement du régime de l’hostilité (aujourd’hui larvée) entre le bloc occidental, ses alliés en Asie de l’Est et la puissance chinoise montante. Ce discours est d’autant plus porté à gagner en véhémence, à adopter un ton d’imprécation et à s’accompagner de postures belliqueuses qu’il est pris dans un double lien : plus ce qui constitue son horizon indépassable, son fonds intangible de normativité (l’Un-seul de la démocratie de représentation et de marché, les droits de l’homme comme fonds de commerce) se brouille et prend l’eau de toutes parts (le symptôme Trump vient ici immédiatement à l’esprit), et plus le trait allergique à toute forme d’altérité ou de différence effective et marquée s’accuse. Ceci dans un présent ou une actualité dans lesquels tout tend à remettre en selle la notion d’une relativité des formes de gouvernement des populations – à l’évidence, « on » (les gouvernants) peut faire tout autrement que « nous » (les démocraties occidentales) faisons et établir des formes de gouvernementalité, notamment de relation entre gouvernants et gouvernés, durables et fondées non pas sur le caprice de bouffons faits rois mais de calculs rationnels d’intérêt à long terme. N’est-ce pas le b-a ba de la philosophie politique occidentale que toute souveraineté tend non seulement à se maintenir et à s’accroître ? – cela même à quoi excelle aujourd’hui la puissance chinoise, par des moyens dont on aurait du mal à établir qu’ils sont plus violents et intolérables que ceux dont font couramment usage les puissances occidentales lorsqu’elles mettent en œuvre tous azimuts ce « droit d’ingérence » qu’elles s’accordent si libéralement à elles-mêmes....

Au temps agités de la Révolution culturelle, aujourd’hui unaniment décriée en Occident comme âge de chaos et de terreur, le correspondant du Monde à Pékin, Alain Bouc, était un maolâtre forcené et déclaré – y compris dans l’exercice de son métier. Des intellectuels français, européens, de haute volée faisaient le voyage à Pékin et en revenaient souvent enthousiastes. Même l’ennemi intime du peuple de Mai 68, Alain Peyrefitte, prédisait alors à la Chine le plus bel avenir, dans un best-seller au titre prophétique – Quand la Chine s’éveillera... Bref, tout ce qui se pensait, se disait, s’éprouvait à propos de la Chine ne s’énonçait pas à l’unisson du storytelling concocté par les têtes de drones de la com’ contemporaine. C’est, comme disait Deleuze, qu’il est des époques où l’intelligence trouve l’occasion de pétiller et d’autres où elle se retire dans le désert.

En d’autres termes, plus l’évidence s’impose que la démocratie à l’américaine ou la française (Tocqueville) ne saurait, dans notre actualité, s’imposer comme un modèle universel pour les autres, tous les autres, et plus se font pressantes et menaçantes les injonctions que leur adresse cet Occident en perte de vitesse d’avoir à importer ses formes politiques, sa bimbeloterie idéologique boostée aux « valeurs », les produits de ses industries culturelles, etc. Pour un peu, on se croirait revenu au temps où les Anglais forçaient les ports chinois pour y déverser leurs ballots d’opium et en imposer la salutaire consommation aux populations locales.
C’est le paradigme de la vieille Mercedès, juste bonne pour la casse : « Vous n’avez pas le choix, c’est la seule voiture digne de ce nom, vous devez l’acheter, pas de discussion ! », lancent aux Chinois les intellectuels en livrée et les gouvernants du bord occidental. « Mais c’est une épave, elle n’arrête pas de tomber en panne ! » se récrient les Chinois, laissez-nous donc construire notre propre voiture... ». « Comment, vous refusez d’acheter notre Mercedès bénie des dieux !!! Crapules, assassins, ennemis de l’humanité...